Multatuli, par Léon Bazalgette
La vache d’Insulinde
On les enveloppait d’un linceul blanc et les mettait dans la terre…
« Si je meurs à Badour, et qu’on m’enterre hors de la dessah (village), sur le versant est du coteau, où l’herbe est haute…
« Alors Adindah passera par là, et le bord de son sarong (pagne) frôlera doucement l’herbe…
« Je l’entendrai… »
Ces lignes sont de Multatuli, l’écrivain néerlandais du siècle dernier, très peu connu chez nous où l’on (1) n’a traduit que de minces fragments de son œuvre.
Récemment, notre camarade Habaru rappelait fort à propos son œuvre dans le Drapeau Rouge, à la suite du soulèvement à Java, dans la région de Bantam, où Multatuli dut quitter son poste pour avoir pris la défense des indigènes contre les exploiteurs coloniaux.
Pages Choisies, trad. A. Cohen, 1901
Né le 2 mars 1820 à Amsterdam, Multatuli, fils de marin, part pour les Indes à dix-huit ans, entre dans l’administration coloniale et y fait son chemin. Au bout de treize ans, il est sous-résident dans les Moluques, et un peu plus tard remplit un poste analogue à Java, dans le district de Bantam.
Là il se mêle de ce qui ne le regarde pas. Dès qu’un sous-résident ne se contente plus d’exécuter les ordres de ses supérieurs et d’agir dans leur esprit, vous comprenez bien qu’il ne lui reste plus qu’à faire son paquet. Fonctionnaire audacieux, Multatuli dénonce auprès de son chef hiérarchique les exactions du régent indigène, exploiteur de paysans. Avec la plus haute candeur, il s’obstine et va jusqu’au gouverneur général. Naturellement, le petit fonctionnaire assez indigne de son rôle pour s’occuper du bien-être de l’indigène, est déplacé. Il donne sa démission et rentre en Europe, après dix-huit ans d’absence, ayant fait la grosse expérience de sa vie.
Multatuli s’est installé à Bruxelles où il publie, en 1860, son grand livre Max Havelaar. C’est le livre de la beauté de Java et de la révolte d’un homme contre les procédés européens pour faire suer le « plus doux peuple de la terre » – d’un homme qui crie : « au voleur ! »
Le livre est étouffé. Mais une autre édition, dix ans plus tard, a un gros succès. La réputation de l’auteur s’établit comme celle d’un monstre, d’un iconoclaste, d’un négateur des vérités les plus saintes : l’honnêteté du bourgeois, la bonté du bourgeois, la magnifique intelligence du bourgeois. C’est sûrement à lui-même que le réprouvé songe dans son poème du Crucifiement :
Venez, accourez tous, on crucifie un homme !
Un beau spectacle vous attendu à Golgotha.
Je vous le dis, cet homme est résistant,
Il ne penchera pas trop vite la tête
Et sur la croix il n’expirera pas muet !
[…]
Tous ceux qui portent un veau d’or sur leur blason,
Tous ceux qui rongent la carcasse d’Insulinde,
Tous ceux qui tètent la vache d’Insulinde,
Tous ceux qui pendent au pis sanguinolent,
Tous ceux que gonfle le sang soutiré :
Accourez tous…
Bien volontiers, Multatuli accepte ce rôle de réprouvé et toutes les critiques que l’on peut soulever contre son livre. Ce qu’il a voulu, ce n’est pas écrire un livre pour la bibliothèque, mais être lu, être entendu.
« Si on s’obstinait à ne pas me croire ?
« Alors je traduirais mon livre dans les quelques langues que je sais, et dans les nombreux idiomes que je pourrai apprendre, pour demander à l’Europe ce qu’en vain j’aurai cherché dans les Pays-Bas.
« Et dans les capitales on chanterait des chansons avec des refrains comme celui-ci : Il est un royaume de pirates au bord de la mer, entre la Westphalie et l’Escaut !
« Et si cela non plus ne devait servir de rien ?
« Alors, je traduirais mon livre en malais, en javanais, etc., et je précipiterais des hymnes provocateurs de révoltes dans les âmes de ces pauvres martyrs à qui j’ai promis secours, moi, Multatuli.
« Aide et secours par des moyens légaux, si possible ; par la voie légitime de la violence, s’il le faut.
« Et cela serait fort préjudiciable aux ventes de café de la Compagnie commerciale Néerlandaise ! »
*
* *
Multatuli, gravure sur bois de J. Aarts
Après Max Havelaar, Multatuli a publié divers livres, parmi lesquels sept volumes d’Idées, qui forment une critique féroce de la société bourgeoise sous toutes ses faces. Il aiguise ses attaques dans une parabole ou une fable. Il est amer, puissant, d’une verve chaude et abondante. C'est l’un des grands types de l’ère des démolisseurs.
Multatuli n’est jamais aussi féroce que lorsqu’il expose l’hypocrisie de la vertu ou les sacro-saintes traditions sur lesquelles se fonde le rigide équilibre de la famille bourgeoise. Il écrit pour ses enfants :
« …De l’affection parce que à un certain moment j’ai fait certaine chose, sans penser le moins du monde à vous… bien avant que vous n’existiez !
« Si jamais je vous demande de l’affection à cause de cela, jetez-moi des ordures !
« Riez-moi au nez, moquez-vous de moi, jetez-moi des ordures, si jamais j’exige de vous du respect ou de l’affection… pour cela ! »
Dans la même note, voici la cynique leçon du père Pignouf, épicier, à son fils. Tenir sa langue. Ne jamais prononcer une parole imprudente qui soit votre condamnation. « Donne des coups de pied à ta femme, mon fils, si tu es sûr de frapper plus vigoureusement qu’elle. Mais, mon fils, ne dis jamais : ‘‘Je voudrais qu’elle fût morte !’’… Arrache un œil à quelqu’un, s’il le faut absolument, mon fils ; mais ne dis jamais : ‘‘Cet homme louche.’’ Et si tu découvres des ordures sur ton chemin, dis alors : ‘‘Il y avait beaucoup de poisson au marché, aujourd’hui’’… Ou bien encore ne dis rien du tout, mon fils, mais à aucun prix ne parle des immondices que tu vois. »
En juillet 1870, devant la vision de la guerre franco-allemande qui se prépare pour la joie des vieux généraux et des deux cours impériales, Multatuli rédige une litanie des mensonges qui sont l’armature du monstre guerrier. Héroïsme… enthousiasme général… trépignement des bravoures… Dieu est avec nous… L’ennemi est un capon… À Paris, à Berlin en un tournemain… Vaincre ou mourir, rantanplan… Et chaque verset de la litanie se termine par le mot : mensonge !
Précédant la litanie, cette petite remarque :
« La route est large qui mène des contes de nourrice, par les écoles, les catéchismes, les sermons, les écrivailleries des journaux, les manuels de vertu et d’histoire, à la frénésie guerrière. »
Nous voudrions pouvoir épingler des exemples de la façon magistrale dont il lacère les nippes des vieilles maquerelles de la haute, et met à nu leur sale peau. En procédant à cette exécution il fait sonner un rire diablement joyeux et vengeur. Il y a parfois chez cet homme qui sait être si fin une violence d’ouragan. Sûrement il va tout briser sur son passage.
Dans un « Dialogue japonais », rempli de pointes barbelées et dont le ton se rapproche assez de celui de Mirbeau dans ses satires au vitriol, notons seulement au passage :
« - Dis-moi donc, combien de dieux y a-t-il ?
- Je ne saurais vous le dire exactement. Voyons… La Norvège, la Suède, le Danemark, la Russie, la Pologne, Anhalt-Dessau, Hildburghausen, Monaco…
- Mais c’est de la géographie, cela ! Je t’ai demandé les dieux… Vous appelez cela ici, je crois, de la théologie.
- Parfaitement. Mais la théologie est basée sur la géographie, et plus spécialement sur la géographie politique. Chaque État a son dieu particulier… parfois deux… un antique et un moderne. Si la principauté de Hechingen déclare la guerre à la Russie, il en résulte un conflit entre les dieux respectifs de ces pays… Le dieu de la Néerlande est le meilleur.
- Qu’en sais-tu ?
- Cela se trouve imprimé dans tous les livres de classe hollandais. »
Je voudrais laisser le lecteur sur l’impression de cette remarque que Multatuli a écrite au terme d’un bref apologue qui embrasse tous les aspects de sa pensée militante.
« Car le devoir de l’homme est d’être ‘‘homme’’. »
« Cette conclusion vous semble-t-elle trop simpliste ? Oh ! je vous en supplie, méfiez-vous des conclusions qui ne le sont pas. »
Léon Bazalgette
« Littératures étrangères. La vache d’Insulinde »
L’Humanité, 12 janvier 1927, p. 4
(1) Le traducteur, d’ailleurs remarquable, de ces Pages Choisies (Mercure de France, 1901) s’est acquis, depuis la guerre, le droit à ce que nous ne prononcions plus son nom. [Ce traducteur dont on ne saurait prononcer le nom est Alexandre Cohen qui ne partageait alors plus en rien les convictions plutôt libertaires et pacifistes de Léon Bazalgette ; ce dernier le cite en retranchant par endroits quelques mots.]
Léon Bazalgette, d'après un dessin de Berthold Mahn
Léon Bazalgette (1873-1928). Traducteur de Walt Whitman en français, directeur de la collection « Prosateurs étrangers modernes » aux éditions Rieder. Il a fondé Le Magazine en 1894, collaboré à L’Effort libre, tenu la chronique « Littératures étrangères » de L’Humanité et, entre janvier 1925 et sa disparition en décembre 1928, contribué à ouvrir la revue Europe – où il a succédé à Paul Colin – aux littératures des autres pays. Avec le temps, cet homme de lettres a noué des liens privilégiés avec plusieurs artistes belges. Voir entre autres à son sujet : Maria Chiara Gnocchi, Le Parti pris des périphéries. Les « Prosateurs contemporains français » des éditions Rieder (1921-1939), préface de Valérie Tesnière, Bruxelles, Le Cri/Ciel, 2007 ; Joris van Parys, « Verre neven, naaste vriend. Cyriel Buysse, Frans Masereel en hun Franse vriend Léon Bazalgette », « Cher Bazal » et « Een portret in brieven van Léon Bazalgette (1873-1928) », Mededelingen van het Cyriel Buysse genootschap, XIII, 1997, p. 7-86 ; le numéro 78 (Hommage à Léon Bazal- gette) de la revue Europe du 15 juin 1929 (contributions de R. Rolland, S. Zweig, G. Duhamel, R. Arcos, J. Dos Passos, C. Buysse, J. Géhenno, A. Crémieux, M. Martinet…). Le romancier Cyriel Buysse a narré avec verve ses pérégrinations en automobile avec son ami Bazalgette.
À propos du journaliste communiste Augustin Habaru (1898-1944), que L. Bazalgette mentionne dans son article, relevons le papier que ce Belge, mort en France sous les balles nazies, a consacré à Multatuli à l’occasion du cinquantenaire de la disparition de ce dernier :
A. Habaru, « Un cinquantenaire. Multatuli »
Le Midi socialiste, 22 février 1937, p. 4.
Max Havelaar, éd. 1860
Pour souligner la complexité du personnage Multatuli / Eduard Douwes Dekker et les enjeux qu’il a suscités et suscite encore sur le plan idéologique, reprenons un bref passage de la préface de Philippe Noble à sa traduc- tion Max Havelaar ou les ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas (Actes Sud, 1991) : « Aventurier, mari volage et joueur invétéré pour les uns, penseur révolutionnaire ou prophète christique pour les autres, Multatuli divisait naturellement ses contemporains. Mais il partage aussi la postérité : les plus grands écrivains de son pays ont vu en lui, depuis la fin du XIXe siècle, une figure tutélaire ou un repoussoir, ou à tout le moins un mystère à éclaircir. Le centenaire de sa naissance – en 1920 –, le cinquantième et de le centième anniversaire de sa mort – en 1937 et 1987 – donnèrent lieu à des affrontements parfois homériques, comme si le procès de l’homme était encore à instruire, à l’image d’une œuvre qui, achevée pourtant depuis plus d’un siècle, n’en ressemble pas moins à un immense bouillon. » Un survol biographique en français, qui permettra de rectifier certaines erreurs qu’on pu commettre les critiques d’expression française du passé, est aisément accessible dans la même édition du Max Havelaar sous la plume de Guy Toebosch.
Pour revenir à Augustin Habaru et à l’intérêt qu’il a pu porter à certains écrivains septentrionaux, mentionnons qu’il a préfacé L’Août (Stock, 1928), recueil de nouvelles du romancier flamand Stijn Streuvels, traduites par Georges Khnopff, le frère du célèbre peintre. Dans cette préface, il écrit : « Jusqu’ici, la littérature flamande n’était connue en France que par les œuvres de Cyrille Buysse, Félix Timmermans, Vermeylen et Baekelmans. Streuvels les dépasse tous. Il est de la taille de Bjoernson, Linnankoski, Reymont, Gorki. » Sur le même auteur, très lu en Allemagne, il a donné un article : « Ein flämischer Bauerndichter - Bemerkungen über Stijn Streuvels », Die neue Bücherschau, 1928, 1-6, p. 298-300. Autre écrivain d’expression néerlandaise qui a retenu son attention, le poète Herman Gorter, dont il ne cite toutefois pas le titre majeur, à savoir Verzen, lequel ne s’inscrit certes pas dans le genre de la poésie prolétarienne : A. Habaru, « Littératures étrangères. Herman Gorter », L’Humanité, 28 septembre 1927.
Max Havelaar (film de Fons Rademakers, 1976)
sous-titres en anglais
Couvertures
Dirk van der Meulen, Multatuli. Leven en werk van Eduard Douwes Dekker [Multatuli. Vie et œuvre d’Eduard Douwes Dekker], Nimègue, SUN, 2002, 912 p.
Cyriel Buysse, Reizen van toen: met de automobiel door Frankrijk [Voyage de jadis : en auto à travers la France], textes réunis et présentés par Luc van Doorslaer, Anvers/Amsterdam, Manteau, 1992.