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Auteurs néerlandais - Page 22

  • Forces occultes aux Indes néerlandaises

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    Un roman de Louis Couperus

    lu par Alexandre Cohen

     

     

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    S’il existait un concours pour « récompenser » la couverture la plus hideuse de l’histoire de l’édition française, celle de La Force des ténèbres (1) – roman « indonésien » de Louis Couperus (1863-1923) – entrerait en lice avec à coup sûr, à la clé, un premier ou un deuxième accessit. À n’en pas douter, elle aurait affligé l’auteur, homme raffiné extrêmement soucieux de l’aspect que revêtaient ses publications : une bonne part de la correspondance qu’il a échangée avec son éditeur porte sur ces questions esthétiques.

    Stille0.pngLe volume qu’a tenu entre ses mains le critique Alexandre Cohen, paru sous le titre De stille kracht à Amsterdam chez L.J. Veen en novembre 1900, ressemblait sans doute à la reproduction ci-contre (de cette première édition que l’on doit à Chr. Lebeau, il existe différentes reliures). Quand il le reçoit à Paris où il est de retour depuis peu après son exil londonien et un séjour forcé en Hollande, il a déjà eu l’occasion de lire l’œuvre grâce à la prépublication offerte par le périodique De Gids (prépublication qu’il annonce dans la livraison du Mercure de France de juillet 1900 en traduisant le titre par « Les Forces Mystérieuses »). Cohen ne semble pas avoir réellement goûté les romans de Louis Couperus. Un style trop précieux, trop melliflue sans doute pour ce rebelle qui, marqué par la lecture des œuvres de Multatuli, préférait une veine plus caustique.

    Louis Couperus

    Louis Couperus, Alexander Cohen, Alexandre Cohen, De stille kracht, La force des ténèbres, Indonésie, Java, Insulinde, littérature, Mercure de France, Pays-Bas  Il exprime plusieurs réserves auxquelles H. Messet – qui a tenu après lui la chronique des lettres néerlandaises pour le Mercure de France – viendra en ajouter quelques-unes. Ce dernier reconnaît certes à l’écrivain haguenois « richesse de l’imagination », « éclat et velouté de la langue » ainsi qu’« une assez grande virtuosité ». À ses yeux, Couperus « possède à un haut degré l’art de la composition, et c’est bien quelque chose. Il ne manque pas non plus d’un certain talent épique, je veux dire que, dans un même roman, il sait, comme Tolstoï, faire vivre un assez grand nombre de personnages, chacun dans sa propre sphère. Il l’a prouvé jadis dans Eline Vere et récemment encore dans les Livres des petites âmes. On pourrait lui reprocher d’abuser de ce don, mettant quelquefois dans un seul roman autant de personnages que d’autres, et de plus vraiment épiques, en mettent dans tout un cycle. » Mais le chroniqueur – qui porte son admiration sur Israël Querido – lui reproche son emphase, son clinquant, une absence « de profondeur philosophique » : « C’est brillant, oh ! très brillant ; mais souvent cela ressemble étrangement à un beau feu d’artifice ; tant qu’on voit ces soleils tournants et ces lumineuses fusées on admire, on est ébloui parfois ; mais l’impression n’est pas durable ; on s’en revient un peu désillusionné, les sens seuls ont joui, l’âme à peine a été effleurée. » (H. Messet, « La littérature néerlandaise après 1880 (suite) », Mercure de France, 1er décembre 1905, pp. 357 et 358). H. Messet admet toutefois que Louis Couperus a été l’un « des premiers à parler en artiste ému des Indes et de leurs habitants » (« Lettres néerlandaises », Mercure de France, 1er mai 1906, p. 153). (2)

    une des nombreuses rééditions

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basOn ne sera pas trop surpris de voir Alexandre Cohen proposer une lecture essentiellement politique de De stille kracht – les passages qu’il donne en traduction sont assez révélateurs (3) –, histoire qui privilégie pourtant la belle langue et dont le vrai sujet, ainsi que le rappelle Jamie James (4), est « la mystique des choses concrètes sur cette île de mystère qu’est Java ». À l’époque, Cohen a en grande partie renoncé à ses convictions anarchistes pour défendre un individualisme forcené. Bien qu’il soit à la veille d’entrer au service du Figaro, il demeure profondément révolté par bien des injustices ; pour ce qui est de la politique coloniale menée par son pays d’origine en Insulinde, son indignation dépasse celle de son maître à penser Multatuli (5).

    Cohen rentrant des Indes, avril 1905

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basSes prises de position tiennent pour une part au traitement que lui ont réservé la justice française (Procès des Trente) et la justice hollandaise (six mois de prison pour outrage à la personne du roi Guillaume III), mais elles ont surtout leurs sources dans ce qu’il a vécu en Indonésie : « L’expérience fondamentale à la base de son choix de l’anti-autoritarisme fut son séjour, entre 1882 et 1887, dans l’armée royale des Indes néerlandaises (Koninklijk Nederlandsch-Indisch Leger, KNIL). En raison de ses manquements à la discipline – savoureusement décrits dans ses souvenirs –, Cohen passa trois de ces cinq années dans des prisons militaires. » (6) Les épreuves en question et l’impétuosité de sa nature (7) expliquent sans doute le ton de sa recension du roman de Couperus. Si ce livre revêt une certaine valeur, nous dit-il en quelque sorte, c’est parce qu’il prophétise la fin de la période coloniale. Alexandre Cohen a vécu suffisamment longtemps pour célébrer, près d’un demi-siècle plus tard, depuis Toulon, la fin de la domination batave sur l’archipel indonésien. À moins qu’il n’ait opéré entre-temps un revirement sur cette question comme il a pu le faire sur bien d’autres.

    une des traductions en anglais

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basLa stille kracht ou « force silencieuse », « traduc- tion du malais guna-guna, désigne les pratiques de magie noire qui sont au centre d’une intrigue où transparaissent les inquiétudes coloniales hollandaises […] Le protagoniste, Van Oudijck, consciencieux résident de la région de Labuwangi, à Java, va déchaîner la ‘‘force silencieuse’’ en demandant la destitution d’un haut fonctionnaire javanais corrompu. Aussitôt, des phénomènes inexplicables vont accabler sa famille. Il parviendra un moment à les juguler, mais son épouse Léonie va alors se livrer à la débauche. Son inconduite va finalement provoquer le démembrement et le déshonneur de sa famille. En butte à l’hostilité javanaise et à la corruption de son propre milieu familial, Van Oudijck renonce à ses idéaux. Il finit par démissionner pour se retirer dans un village de Java en compagnie d’une jeune métisse ». (8)

    D.C.

     

    (1) Louis Couperus, La Force des ténèbres, traduit du néerlandais par Selinde Margueron, préface de Philippe Noble, Paris, Le Sorbier, 1986. Il existe une nouvelle traduction anglaise de la main de Paul Vincent : The Hidden force, Pushkin Press, 2012. Paul Ver- hoeven projette de porter le roman à lécran.

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-bas(2) Il faudra semble-t-il attendre un J.-L. Walch pour entendre une voix vraiment enthousiaste dans le Mercure de France : « J’ai déjà précédemment parlé de la grande diversité de cet écrivain : Herakles en est un nouveau témoignage. C’est un récit dans lequel l’auteur nous fait pénétrer à sa suite dans le monde mythologique. Toute l’Antiquité revit dans sa grâce, sa clarté, sa beauté puissante et consciente d’elle-même. C’est le monde mythique dans toute sa joie, dans sa splendide candeur. Toute grandiloquence est évitée ; le sujet est traité d’une façon réaliste. L’auteur y donne libre cours à la joie que lui-même il éprouve à créer ces fables, et l’élan qui l’anime nous fait oublier la longueur de son récit. La langue si fine et si sensible de Couperus maniée avec la plus grande souplesse détaille toutes les nuancés de sa pensée. Des livres comme Dionysos et Herakles représentent des spécimens tout à fait isolés dans notre littérature ; aucune œuvre ne peut leur être comparée. » (« Lettres néerlandaises », Mercure de France, 16 novembre 1914, p. 869.)

    Couperus en Indonésie (1899)

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-bas(3) Alexander Cohen traduit  quelques phrases de la section 2 du chapitre 4 : « En het is alsof de overheerschte het weet en maar laat gaan de stuwkracht der dingen en afwacht het heilige oogenblik, dat komen zal, als waar zijn de geheimzinnige berekeningen. Hij, hij kent den overheerscher met eén enkelen blik van peildiepte; hij, hij ziet hem in die illuzie van beschaving en humaniteit, en hij weet, dat ze niet zijn. Terwijl hij hem geeft den titel van heer en de hormat van meester, kent hij hem diep in zijn democratische koopmansnatuur, en minacht hem stil en oordeelt hem met een glimlach, begrijpelijk voor zijn broeder, die glimlacht als hij. Nooit vergrijpt hij zich tegen den vorm van de slaafsche knechtschap, en met de semba doet hij of hij de mindere is, maar hij weet zich stil de meerdere. Hij is zich bewust van de stille kracht, onuitgesproken: hij voelt het mysterie aandonzen in den ziedenden wind van zijn bergen, in de stilte der geheimzwoele nachten, en hij voorgevoelt het verre gebeuren. Wat is, zal niet altijd zoo blijven: het heden verdwijnt. Onuitgesproken hoopt hij, dat God zal oprichten, wat neêr is gedrukt, eenmaal, eenmaal, in de ver verwijderde opendeiningen van de dageradende Toekomst. Maar hij voelt het, en hoopt het, en weet het, in de diepste innigheid van zijn ziel, die hij nooit opensluit voor zijn heerscher. » (p. 181-182 de l’édition originale, 1900). Il y accole quelques lignes de l’avant-dernier paragraphe du roman : « dat wat blikt uit het zwarte geheimoog van den zielgeslotenen inboorling, wat neêrkruipt in zijn hart en neêrhurkt in zijn nederige hormat, dat wat knaagt als een gift en een vijandschap aan lichaam, ziel, leven van den Europeaan, wat stil bestrijdt den overwinnaar en hem sloopt en laat kwijnen en versterven, heel langzaam aan sloopt, jaren laat kwijnen, en hem ten laatste doet versterven, zoo nog niet dadelijk tragisch dood gaan » (ibid., p. 211)

    (4) Jamie James, Rimbaud à Java. Le voyage perdu, traduction de Anne-Sylvie Homassel, Paris, Les Éditions du Sonneur, 2011.

    (5) En cette même année 1901, A. Cohen publie à la Société du Mercure de France une traduction de textes de Multatuli sous le tire Pages choisies.

    (6) Ronald Spoor, « Alexandre Cohen ». A. Cohen devait effectuer un autre séjour dans l’archipel : « Grâce à ses relations avec Henry de Jouvenel, il fut chargé en 1904 par le gouvernement français d’une enquête comparative en Indochine et dans les Indes néerlandaises portant sur l’éducation et les services sanitaires. Avec un certain plaisir, il visita les prisons où il avait été détenu quelques années plus tôt. Il trouva des arrangements avec les journaux Het Nieuws van den Dag van Nederlandsch-Indië et Soerabaiasch Handelsblad pour des collaborations à partir de Paris. » (ibid.)

    stille3.png(7) Il est amusant de voir que Cohen, prompt à en découdre par la plume comme avec les poings, s’en est pris un jour à un adjoint d’un frère de Louis Couperus. Dans une lettre du 26 janvier 1905 qu’il envoie de Solo (sur l’île de Java) à sa compagne Kaya Batut, il écrit : « […] j’ai copieusement engueulé l’assistent-résident de Djocdja […] Figure-toi que ce mufle – à qui j’avais à demander une introduction pour le directeur de l’École normale – non content de me laisser debout dans son bureau (lui restant assis) me parla sur un ton absolument inconvenant. Après m’être emparé d’une chaise, j’ai dit son fait à ce monsieur… À Paris les détails ». (Alexander Cohen. Brieven 1888-1961 [Correspondance d’Alexandre Cohen. 1888-1961], éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997, p. 291). Cohen se demandera plus tard sil sagissait ou non dun frère de Louis Couperus, mais ça ne semble pas être le cas.

    (8) Jean-Marc Moura, « L’(extrême-)orient selon G. W. F. Hegel - philosophie de l’histoire et imaginaire exotique », Revue de littérature comparée, 2001, n° 297, p. 27.  L’analyse « idéologique » de l’œuvre a été menée par Henri Chambert-Loir, « Menace sur Java : La Force silencieuse de Louis Couperus (1900) », in D. Lombard et al. (eds), Rêver l’Asie. Exotisme et littérature coloniale aux Indes, en Indochine et en Insulinde, Paris, EHESS, 1993, p. 413-421. 

     

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     première page manuscrite du roman

     

     

    Louis Couperus : De Stille kracht

     

     

    téléfilm basé sur le roman (1974)

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basLa Force silencieuse, c'est – « dans cette terre de mystère qu’est l’île de Java » – la force occulte qui un jour assurera à la race vaincue la victoire sur ses oppresseurs… « L’indigène le sait et il laisse aller les choses en attendant l’heure sa- crée… Quant a lui, il a sondé son oppresseur d’un seul regard. Il l’a pénétré dans son illusion de civilisation et d’humanité, qui, il le sait, ne sont pas. Et tandis qu’il lui donne le titre de seigneur et le hormat (les honneurs) dû au maître, il l’a deviné dans son bas mercantilisme, et il le méprise, et il le juge d’un sourire dédaigneux, intelligible seul pour son frère, qui sourit comme lui. Il ne se révolte jamais contre ces formes extérieures de la soumission absolue, et par son sembah (salut), il semble reconnaître son infériorité. Mais dans le plus intime de son âme il se sait le supérieur. Il a conscience de la force silencieuse, sans jamais en parler. Il en devine la présence dans les vents torrides de ses montagnes, dans l’étrange silence des nuits tièdes, et il pressent les événements encore lointains. Ce qui est, ne sera pas toujours : le Présent s’évanouira. Il sait que Dieu relèvera ce qui est abaissé. Il le sait, et il le sent, et il l’espère dans le plus profond de son âme que jamais il n’ouvre à son dominateur. […] C’est la force silencieuse qui luit dans le regard sombre de l’indigène, qui se tient cachée dans son cœur et qui s’accroupit dans son salut humilié. C’est elle qui corrode, tel un poison et comme une inimitié implacable, le corps et l’âme et la vie de l’Européen ; qui, silencieusement, lutte contre le vainqueur ; qui le mine, et le fait dépérir pendant de longues années, lentement, si toutefois elle ne le tue pas directement d’une façon tragique. »

    Couperus et son épouse (1923)

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basC’est cette « force silencieuse » qui, après une longue lutte mouvementée, vainc le Résident hollandais Van Oudyck, que, malgré son énergie et son intrépidité, elle contraint à se démettre de ses fonctions et à liquider sa famille. Il est vrai que cette victoire de la « force » est attribuable, en partie, à Léonie van Oudyck, la femme du Résident, une gourgandine qui s’oublie au point de prendre pour amant le jeune Theo van Oudyck, fils du premier lit de son mari.

    scène de la salle de bains

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basCe roman de M. Couperus – qui n’a de déplaisant que le style tourmenté et cahoté – possède des qualités louables. Les personnages ont tous de l’originalité, sans en rien être invraisemblables. Léonie van Oudyck, notamment, est joliment réussie. Eva Eldersma, la femme du secrétaire, est délicieuse. Le Résident van Oudyck est un rude bonhomme et sa retraite dans la vallée de Lellès, où il se crée une famille nouvelle, d’une conception charmante. La scène de la salle de bains, où une bouche invisible crache des baves sanguinolentes sur Léonie terrifiée, est très belle. – M. Couperus me paraît assez bien connaître l’âme indigène… Une réserve : je ne sais pas jusqu’à quel point l’entrevue de Van Oudyck avec la Raden-Ayou, la mère du Régent indigène de Ngadyiwa, est vraisemblable. L’humiliation suprême de la vieille princesse, qui se met sur la nuque le pied du Résident, me semble difficile à admettre. Il est vrai que je suis de parti pris ! Il y a si longtemps que le Blanc marche sur la nuque aux autres, que je voudrais voir ces autres : Noirs, Jaunes et Café-au-Lait – les Rouges, hélas ! ne pourront déjà plus être de la fête ! – piétiner un peu – un peu beaucoup ! – les Blancs. C’est bien leur tour. Je serais assez facilement un fervent de la « force silencieuse », telle que la définit M. Couperus. Mais je demande à voir. Je ne demande qu’à voir ! À quand la Revanche ? La vraie, la seule ?

     

    Alexandre Cohen

    « Lettres néerlandaises. De Stille kracht »

    Mercure de France, juillet 1901, p. 276-277.

     

     

     

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    Alexandre Cohen (décembre 1918)

     

     

  • L’illusion merveilleuse de nos rêves…

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    Quelques lignes de Frederik van Eeden

     

     

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    Prophète, médecin, pionnier de la psycho- thérapie, dramaturge, diariste, poète, romancier, esprit avide d’universalité, personnage charis- matique, réformateur ayant dilapidé une partie de sa fortune dans une colonie communiste utopique (1), Frederik van Eeden (1860-1932) a, pendant une demi-siècle, marqué de son empreinte la société et les lettres des Pays-Bas. Ami entre autres de Romain Rolland, traducteur de Tagore, il a été admiré par certains, honni par beaucoup.

    Eeden11.jpgCommentant l’œuvre ro- manesque de cet homme dont l’existence a été dominée par le sens du religieux, Paul Verschave (2) écrit à juste titre : « C’est toujours son ‘‘moi’’ individualiste qui s’exprime par la bouche de ses héros, mais comme son indi- vidualité a revêtu les aspects les plus divers, rien qu’en se racontant, il a créé tout un monde. Et c’est en quoi ses ouvrages présentent un intérêt si considérable pour qui cherche à suivre l’évolution spirituelle de cet homme : ses livres enregistrent d’une manière indélébile, non seulement sa pensée, mais sa vie. Bien plus, chez une nature aussi riche, et qui, dans sa soif de savoir, s’est répandue en manifestations aussi multiples, qui était sous tant de rapports variés ‘‘enfant de son siècle’’, les différentes étapes de cette pensée forment à elles seules l’histoire de toute une génération intellectuelle. »

    Eeden6.pngS’il existe trois traductions françaises (3) du Kleine Johannes (1887) – sorte de conte de fée autobio- graphique et symboliste en partie inspiré par  Simplice de Zola –, on peut déplorer que le grand roman de Van Eeden, Van de koele meren des doods (1900, Des lacs glacés de la mort), soit pour ainsi dire passé inaperçu en France (4). Sous la plume de sa compatriote Jeannette Nijhuis (1874-1938), L’Humanité nouvelle a salué, essentiellement pour des considérations politiques, cette parution (« Chronique des lettres hollandaises », octobre 1902, p. 105-106) : « Dans son roman, ce n’est pas seulement l’artiste qui parle, c’est aussi le penseur, le croyant, le socialiste et dans une large mesure aussi le médecin. Il fallait être médecin pour si bien faire la diagnose d’une âme, d’un esprit et d’un corps malades. Il fallait être socialiste pour si bien sonder les plaies d’une société malade et pour indiquer avec tant de décision les voies de la guérison. » Chroniqueur lui aussi des lettres néerlandaises à la même époque, Alexandre Cohen se montre bien plus réservé, en raison de ses goûts bien entendu mais aussi sans doute parce que Van Eeden ne s’était jamais affiché anarchiste (« Lettres néerlandaises », le Mercure de France, avril 1901, p. 272-274) ; tout bien considéré, le condamné à 20 ans de travaux forcés au Procès des Trente ne reconnaît au livre qu’un grand mérite : « l’héroïne nous reste toujours sympathique, même lorsqu’elle devient vertueuse et ce, sans que l’auteur fasse le moindre effort pour nous imposer cette sympathie ».

    Soucieux de l’édification du lecteur, Paul Verschave met en avant le poète Van Eeden bien plus que le romancier. Il relève malgré tout : « Il serait intéressant de comparer cet ouvrage [Les Lacs glacés de la mort] avec le célèbre roman de Flaubert, Madame Bovary, et de voir à ce sujet ce qui sépare Van Eeden du naturalisme. Comme Madame Bovary, Hedwige de Fontayne, ne trouvant pas dans le mariage le bonheur rêvé, fait les chutes les plus lamentables, mais il n’y a pas dans ces fautes le caractère de fatalité qu’y mettent les naturalistes. Le mal y est reconnu comme le mal et appelle le remords. De plus, arrivée à l’extrême degré de la misère morale, la malheureuse Hedwige se relève dans un étouffement bouddhiste des passions qui ressemble ‘‘aux ondes fraîches de la mort’’ » (5).

    Eeden2.pngLe monde anglophone a été plus accueillant en publiant dès 1902 une traduction : The deeps of Deliverance (de la main de Margaret Robinson), rééditée en 2009 sous le titre Hedwig’s journey ; Else Otten en en donné une version allemande (Wie Stürme segnen, 1907), Goedele de Sterck une version espagnole (Las tranquilas aguas de la muerte, 2012), Farooq Khalid une version en ourdou. Nouchka van Brakel a porté le livre à l’écran avec, dans le rôle principal, Renée Soutendijk. À défaut d’une traduction française, nous donnons quelques lignes d’un autre roman de Frederik van Eeden, les premières du chapitre XII de De Nachtbruid (1909), qui mêlent dimension onirique et évocation de la Hollande rurale d’autrefois.

     

    eeden3.jpg(1) La citation suivante résume assez bien l’échec de l’expérience de la colonie de Walden : « Vers 1898, Frédéric Van Eeden, célèbre romancier hollandais, nouvellement converti au rêve collectiviste, fondait, avec l’aide d’une vingtaine d’amis, à Walden près de Bussum, un phalanstère, espèce de petite oasis de vie future, suivant le type socialiste. Van Eeden consacra à cette tentative un demi million, qui fut bientôt englouti, et malgré cette orgie d’argent, l’œuvre vient de périr. Le généreux utopiste avoue franchement la cause de la déconfiture : ‘‘Dans ma petite collectivité, écrit-il, j’ai été dès le premier jour obligé d’éliminer des éléments inacceptables qui prétendaient ne rien faire et vivre aux dépens de la communauté. Pour eux ‘‘le travail libre’’, c’était surtout la liberté de ne pas travailler’’. » (Chanoine Bourgine, Le Protestantisme et les sociétés modernes, Avignon, Aubanel, 1914, p. 42)

    (2) Voir sur ce juriste et érudit : Robert Hennart, « Paul Verschave (1878-1947) et l’Ecole supérieure de journalisme de Lille », De Franse Nederlanden / Les Pays-Bas Français, 1980, p. 204-214.

    Eeden8.png(3) Celle parue dans un premier temps sous le titre Jeannot, que l’on doit à Léon Paschal, d’abord publiée dans la Revue de Belgique puis aux éditions P. Weissenbruch (1903) et enfin dans  la Revue de Hol- lande (en écoute ici) ; Le Petit Jean, traduit par Sophie Harper-Mounier, avant-propos de Romain Rolland, Paris, Rieder, « Les prosateurs étrangers modernes », 1921 ; Le Petit Johannes, traduit par Robert Pittomvils et adapté par Albert Bailly avec une introduction du traducteur, Bruxelles, La Sixaine, « Estuaires », 1946.

    (4) À propos de ces deux romans et d’un troisième : Johannes Viator (1892), on pourra consulter la thèse de Hanneke Pril, Une analyse littéraire de trois œuvres de Frederik Van Eeden (1860-1932), Université de Paris IV,1998.

    (5) Paul Verschave, « Le poète hollandais Frédéric van Eeden et son œuvre », Bulletin du Comité flamand de France, 1923, p. 204-218. Du même auteur, on verra : « Un converti hollandais : le poète Frédéric van Eeden », Le Correspondant, 1924, p. 311-338.


     
    Fredrik van Eeden en 1930

     

     

     

    Un extrait de La Fiancée de la nuit (1909)

     

    Biographie de F. van Eeden par J. Fontijn (vol. 1) 

    Eeden9.pngHolland noem ik een droomerig landje, omdat zijn schoonheid is als die van een droom. Soms is het er guur, wild onherbergzaam, naargeestig - en op eenmaal, bij stil, luw weder, prijkt het gansche land, met boomen, vlieten, stadjes en bewoners in een onbeschrijfelijk teedere pracht, alles verrijkend met een diepe geheimvolle beteekenis, die men niet nader kan verklaren of aanduiden, en die op het eigenaardige van alle droomen-schoon gelijkt. Men moet mijn stadje van uit zee gezien hebben op een stillen, klaren Septemberavond, als de zon achter den klokketoren gaat schuilen, op den wolkeloozen, lichtend-groenachtig-blauwen hemel uitvloeiend in oranje- en goud, als weiden en boomschaduwen door eenzelfden blauwwazigen toovertint tot wondere eenheid zijn verbonden. - als de melkers thuiskomen met zwaarwichtigen stap, de kobalt-blauwe emmers ter weerskant, - als al wat klinkt harmonisch is, van den uurslag uit den toren tot het ratelen van een huiswaarts keerende kar, en al wat leeft, van de grove Hollanders tot de logge koeien toe, in een zelfde vredige, dichterlijke avondzaligheid schijnt op te gaan - om te begrijpen hoezeer dit alles gelijkt op die wonderbare illuzie onzer droomen…

     

    Eeden5.pngJ’appelle la Hollande un petit pays de rêve, parce que sa beauté ressemble à celle d’un rêve. Parfois elle est sévère, sauvagement inhospitalière, triste, – et parfois, par temps clair et tranquille, tout le pays resplendit avec ses arbres, ses cours d’eau, ses petites villes et ses habitants dans une magnificence indes- criptiblement douce, enrichissant tout d’un sens mystérieux, profond, qu’il est impossible de préciser ou de définir, et qui ressemble à ce qui est propre à tout ce qui est beau en rêve. Il faut avoir vu de la mer ma petite ville par un clair soir de septembre, au moment où le soleil se cache derrière le clocher, s’épanchant en reflets orange et or sur le ciel sans nuage, teinté d'un bleu verdâtre lumineux, au moment où les prairies et l’ombre des arbres se trouvent confondues dans une même couleur magique bleu de cire pour devenir une admirable unité, – au moment où ceux qui ont été traire reviennent d’un pas lourd, portant de chaque côté les seaux d’un bleu de cobalt, – au moment où tout ce qui retentit est harmonie, depuis l’heure qui sonne à la tour jusqu’au bruit d’une charrette qui s’en retourne vers la maison et où tout ce qui vit, depuis les rudes Hollandais jusqu’aux vaches pesantes, semble marcher dans la même félicité vespérale, pacifique et poétique, – pour comprendre combien tout cela ressemble à l’illusion merveilleuse de nos rêves… (trad. Paul Verschave, in « Un converti hollandais : le poète Frédéric van Eeden », Le Correspondant, 1924, p. 317)

     

    Biographie de F. van Eeden par J. Fontijn (vol. 2)

    Eeden10.pngI call Holland a dreamy country because its beauty is as that of a dream. Sometimes it is black, wildly inhospitable and dispiriting – and suddenly, in calm, mild weather, the entire country with its trees, canals, cities and inhabitants sparkles in an indescribable tender radiance, enhancing every- thing with a deep mysterious meaning impossible to explain or describe more fully, and resembling the peculiar beauty of dreams. One must have seen my little city from the sea on a still, clear September eve, when the sun goes to hide behind the bell-tower, flooding the cloudless, luminous blue-green heavens with orange and gold, when pastures and the shadows of trees merged in a fairy tinted blue haze unite in wondrous harmony – when the milkers come home with heavy tread, balancing at their sides the pails of cobalt blue – when all that sounds is harmonious from the striking of the clock on the tower to the rattling of a homeward driving cart, and all that breathes from the coarse Hollanders to the dull cows seems wrapped in this selfsame peaceful, poetic evening bliss – one must have seen it thus to understand how much all this resembles the wondrous illusion of our dreams… (The Bride of Dreams, trad. Mellie von Auw, New York/Londres, Mitchell Kennerley, 1913)

     

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    Le repas d’un communiste : Naguère / Aujourd’hui

    (F. van Eeden caricaturé par Albert Hahn, 1908)

     

     

     

  • Roman : après l’apartheid

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    Vade-mecum

     

     

    Dans Tête à crack, un roman poignant, l’auteur néerlandais Adriaan van Dis revient sur les années qui ont suivi la fin de l’apartheid en Afrique du Sud.

     

     


    couvTêteàCrack.pngÀ vingt ans, Mulder avait du cœur, il était engagé, il était enragé, il voulait sauver le monde. Encore étudiant, il faisait partie d’un mou- vement d’extrême gauche qui luttait contre l’apartheid en Afrique du Sud. Envoyé clandestinement dans le pays, il avait fait passer des messages aux membres de l’ANC, l’organisation anti- apartheid, interdite à l’époque. Sur cette mission, Donald, un Sud-Af blanc en totale rupture avec sa famille, avait été son instructeur, son double et son ami.

    Quarante ans plus tard, plus d’apartheid. Victoire. Mulder, Donald et quelques autres ont fini par le sauver, le monde. Les Blancs et les Noirs vivent ensemble, le premier et le tiers monde se sont rassemblés, l’Afrique du Sud est de toutes les couleurs, la minorité blanche n’est officiellement plus obsédée par sa survie dans la masse des peuples noirs environnants.

    couvTêteàCrack.png« Officiellement », car dans le village de Donald, ça n’a pas l’air tout à fait acquis. Les Blancs sont barricadés dans les villas du haut de la dune, alors que les Noirs s’entassent en contrebas, près du port, dans un bidonville gluant. Les pêcheurs sont au chômage, les trafiquants de nacre roulent sur l’or, les dealers n’ont aucun mal à refourguer leur tik, une colle bon marché, à tous les jeunes du coin qui la sniffent jour et nuit à s’en rendre débiles mentaux. Et quand il leur reste un peu de lucidité, ils volent ou vandalisent les maisons des Blancs. Mulder en a le cœur qui lui sort par la bouche : tensions sociales, viols, agressions, meurtres, corruption endémique, est-ce vraiment ça, le pays libéré ? Et Donald, il est bizarre, Donald, comment peut-il vivre ici, se résigner à tout ce qu’hier ils avaient combattu avec tant de force ? Quel genre de compromissions a-t-il fait avec son passé, « leur » passé ?

    Parmi les petites frappes shootées au crack d’en bas, il y a Hendrick, un métis, un fils de putain, un voyou méprisé, y compris par sa petite bande de junkies ahuris. Mulder, comme Donald, se pique d’affection pour le gosse perdu. C’est vrai qu’il pourrait être leur fils ; eux aussi, ils en avaient croisé, dans le temps, des prostituées. Mais leur tentative de « rééducation » ne fera que réveiller vieux démons, amours enfouies (et partagées), anciens conflits, invincibles contradictions.

    Pourquoi le lire ?

    couvTêteàCrack.pngParce qu’il ne suffit pas de déclarer qu’une guerre est finie pour qu’elle le soit vraiment. Parce que la schizophrénie des deux héros, qui hésitent constamment entre résignation et enga- gement, est bouleversante. Parce que le roman est comme eux, complexe, subtil, ambivalent, tellement humain. Parce que ça faisait combien de temps qu’un roman historico-politique ne vous avait pas arraché des larmes ? Parce qu’il a raison, Mulder, « le fossé entre les riches et les pauvres est ce qu’il y a de plus laid, la laideur même ». Et parce que les romans sans morale sont de loin les meilleurs.

    Où et quand le lire ?

    Quand on n’a pas spécialement envie de rire. Quand on aime les romans psychologiques sur l’amitié, l’engagement et la trahison. Et quand on n’a jamais lu cet auteur majeur néerlandais. Entre récit (Adriaan van Dis a lui-même fait partie, au début des années 1970, du mouvement Solidarité d’Henri Curiel, un mouvement qui l’a effectivement envoyé en Afrique du Sud en mission clandestine) et fiction, Tête à crack en dit long sur l’homme et sur l’œuvre.

    À qui l’offrir ?adriaan van dis,afrique du sud,tête à crack,roman,littérature,pays-bas,hollande,traduction

    À tous les collégiens qui ont un exposé à faire sur l’apartheid « d’hier », et la nouvelle Afrique du Sud « libérée ». À tous ceux qui aiment le pays, la culture et la langue afrikaner, sublimée dans le texte par un grand amoureux.

     

    Marine de Tilly, Le Point7 juin 2014

     

     

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     Cathy Billard, L’anticapitaliste, 17 juillet 2014

     

     



     Long entretien (en néerlandais) avec Adriaan van Dis (2012)

     

     

  • Ex-libris hollandais pour Président français

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    OTTO VERHAGEN (1885-1951)

     

     


    Poincaré1.pngNé en 1885 à Drumpt, province de Gueldre (Hol- lande), Otto Verhagen est dans la vie un excellent fonctionnaire de l’Enregistrement ; sa valeur professionnelle a été officiellement recon- nue : il est, en effet, chevalier de l’ordre d’Orange-Nassau pour services rendus à l’État. Mais ses fonctions ne l’ont pas empêché de suivre l’inspiration naturelle qui l’entraînait vers le dessin. Sans maîtres, après quelques leçons à l’école secondaire, il n’en est pas moins devenu un maître réputé dans le dessin décoratif et l’illustration. Ses œuvres, en ce genre, sont nombreuses : affiches, une quarantaine de livres illustrés, et, en particulier, des dessins d’interprétation sur Baudelaire, Verlaine, Oscar Wilde (Le Portrait de Dorian Gray), et Psyché du fameux écrivain hollandais Louis Couperus. M. Verhagen avoue lui-même l’influence d’Aubrey Beardsley, et d’un artiste hollandais Nerée tot Babberich (1880-1909), moins universellement connu mais d’un talent tout aussi Poincaré2.pngoriginal. M. Verhagen a fait plus de cent Ex-libris : c’est un spécialiste du genre ; on en jugera par ceux consacrés au Président Poincaré très décoratifs et très évocateurs : le premier où l’on voit symbolisés l’Histoire et le Droit, et le second qui fixe, comme dans un menu vitrail, une interprétation moderne du preux chevalier d’autrefois tout dévoué à sa Patrie.

     

    Henri Daragon, « Ex=Libris en hommage au Président Poincaré »,

    L’Ex-Libris, 1931, 2ème trimestre, p. 51-52

     

     

  • Un homme par ouï-dire

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    Cent pages de l’au-delà

     

     

     

    Après La Mort sur le vif aux éditions Gallimard (2007), l’écrivain néerlandais Willem Jan Otten revient avec un court roman dont le narrateur nous parle depuis l’au-delà.

     

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    W.J. Otten, Un homme par ouï-dire, trad. D. Cunin, Les Allusifs, 2014

     

     

    LE MOT DE L’ÉDITEUR

     

    Pianiste au jeu sensuel, Gérard Legrand a succombé à un accident de la circulation. Depuis dix ans, il mène cependant une vie posthume grâce à ses proches : chaque fois que l’un d’eux pense à lui, sa conscience se ranime. À vrai dire, cela n’arrive plus si souvent, étant donné qu’il ne leur a pas laissé un souvenir impérissable : il avait quitté sa femme pour une jeune violoniste au cœur fuyant ; ses deux fils l’ont peu connu… Le seul à encore penser régulièrement à lui, c’est le chauffeur du camion que Gérard a percuté alors qu’il était à vélo.

    À l’occasion de l’anniversaire de sa disparition qui est aussi celui de sa naissance, un repas familial est organisé en sa mémoire. Dans l’esprit de certains, il se sent soudain « revivre », non sans que cela les déconcerte.

    Avec un naturel bouleversant, Willem Jan Otten nous fait séjourner dans l’au-delà singulier d’un musicien défunt. Que reste-t-il de soi chez les autres, une fois l’existence consommée ? Quels liens ceux-ci tissent-ils encore avec nous ? Ménageant d’intimes coups de théâtre, débusquant avec une douce ironie des petits riens comiques ou déchirants du passé, il instrumente entre ces vivants et l’absent une vertigineuse partition émotionnelle…

     

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    Jan Mankes (1889-1920), Paysage en fleurs

     

     

    UN EXTRAIT

     

    Pour tous mes proches, hormis ma mère qui vit encore, j’ai été le premier mort. Y compris pour Olga. Elle a passé une partie de la guerre cachée pour échapper à la déportation ; de mon vivant, je me figurais qu’elle avait eu l’occasion, comment dire, de se frotter à l’effroi. Gisant  sous les glaïeuls placés sur mon cercueil et pointant vers mon nez, j’ai suscité en elle une stupeur bien supérieure à celle qu’aurait dû en principe provoquer mon simple décès.

    Moi, son premier amour et son premier mort, je lui ai offert de voir ce qui, par un pur hasard, lui avait échappé pendant la guerre mais qui n’avait pas moins dû être manifeste dans son imagination. Cela a sans doute abstrait ma présence dans son esprit – les premiers jours qui ont suivi ma disparition inopinée, j’étais bien plus la mort et l’effroi qu’inspire notre finitude, que Legrand. Bien entendu, mon image se confondait avec celle de son père qui, à défaut d’être mort, continuait et continue de vivre en elle sous la forme tenace, figée, du « disparu », le père jamais enterré dont l’unique souvenir qu’elle garde est qu’il n’est jamais revenu et dont elle a pu enfin, grâce à ma mort, faire le deuil.


    JanMankesBrieven.pngBeaucoup de monde a assisté à mes obsèques. Pour bien décrire la foire d’empoigne dans laquelle on se retrouve le lendemain de sa propre mort, il faudrait la mémoire d’un dieu ou l’imagination d’un dément. Il s’agit certes là d’un poncif : la vie qui suit la mort commence comme la vie a commencé, autrement dit dans un flot d’impressions trop considérable pour que l’esprit parvienne à l’appréhender. On comprend dès lors que, pas plus que notre propre naissance, le passage du présent à l’au-delà ne nous laisse un quelconque souvenir. Il y a eu le tourbillon d’images qui a précédé le vlang ! lorsque, à l’embranchement de Durgerdam, j’ai, sur mon vélo de course neuf, percuté le semi-remorque (dont j’ai tout de même mémorisé le numéro d’immatriculation : FB – 19 – 74), puis il y a, des mois plus tard, la première réminiscence d’Olga, ramenée à mon enterrement par la lecture d’un avis de décès. Entre ces deux dates, ma conscience posthume a sans conteste pris forme, selon une logique tout aussi mystérieuse que celle de notre conscience au cours de notre vie – une lente accumulation de souvenirs dont personne ne se souviendra, de souvenirs de souvenirs, et de souvenirs qui s’étiolent, se dissolvent, s’aplanissent. À cette différence près que tous proviennent de la mémoire d’autres personnes : j’existe par la grâce de traces que j’ai laissées de mon vivant. La sensation de liberté qui rend la vie un tant soit peu supportable (y compris lorsqu’on ne croit pas au libre arbitre : un scepticisme que l’on finit, quand l’heure est grave, par vivre comme un choix), cette sensation fait défaut. La liberté et même l’illusion de la liberté – auxquelles la mort, plus encore une mort comme la mienne, met fin.

     

     

    SUR L’AUTEUR


    4èmeOttenEenmanvanhorenzeggen.pngL’œuvre de Willem Jan Otten (né à Amsterdam en 1951) révèle une précocité et une multiplicité de talents rares. Jeune critique apprécié, il publie un premier recueil de poésie avant de s’affirmer comme auteur et metteur en scène de théâtre. Quarante ans plus tard, sa production variée a reçu les plus grandes récompenses, en particulier le prix Constantin Huygens (dès 1999 pour l’ensemble de l’œuvre) et le prix P.C. Hooft 2014 (pour l’œuvre essayistique). Au fil d’une écriture dense teintée d’ironie, Willem Jan Otten explore l’énigme que chaque être est à ses propres yeux. À travers des perspectives narratives très originales, le prosaïque côtoie chez lui l’exigence,  et le ludique, ce qui nous fonde. Désir, doutes du créateur, culpabilité, filiation, sujets de société, libre arbitre, tensions entre savoir et ignorance, choix et contrainte, entre vouloir et devoir, sont quelques-uns des thèmes qu’il sonde dans des poèmes, des essais ou des récits ingénieux. Créé par sa création, cet écrivain dévoile le mystère de l’homme pour mieux l’amplifier.

     

    Illustrations

    Jan Mankes, Een kunstenaarsleven in brieven 1910-1920, éd. Jan de Lange, Zwolle, Waanders Uitgevers, 2013 (correspondance du peintre Jan Mankes dont un portrait joue un rôle important dans Un homme par ouï-dire)

    quatrième de couverture de la réédition néerlandaise (1992) d’Un homme par-ouï-dire (Een man van horen zeggen, Amsterdam, Van Oorschot, 1984)

     

    entretiens récents (vidéos en néerlandais)

    avec Willem Jan Otten : ici & ici

     

     

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    Le Monde des Livres, 16 octobre 2014