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flandres-hollande - Page 15

  • L’HOMME À TROIS TÊTES

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    LEO VROMAN, L’HOMME À TROIS TÊTES

     

     

    LEO1.jpg

    La jeunesse de Leo Vroman et Tineke, par Mirjam van Hengel

     

     

    Né le 10 avril 1915 à Gouda dans une famille d’enseignants, mort au Texas le 22 mars 2014, soit peu avant son 99e anniversaire, Leo Vroman fait partie de ces poètes qui plient naturellement le langage à leur volonté. Néologismes, jeux de mots, effets synesthétiques, mots composés, agglutinations de mots, mots d’une longueur inouïe – certains occupent une page entière ! –, prédilection pour une rime capricieuse : autant de caractéristiques bien ancrées dans son idiome. De ce fait, son néerlandais, qui puise souvent dans une veine ludique et humoristique, frappe par son autonomie et son authenticité : on ne saurait le confondre avec celui de l’un quelconque de ses confrères flamands ou hollandais. Traduire Vroman suppose donc de faire en quelque sorte du « vromanien » dans une autre langue.

    Leo5.jpgSous sa plume, le substantif waakzaamheid (vigilance) devient wraakzaamheid (vengilance – wraak signifiant vengeance) ; à spijsvertering (aliment + assimilation = digestion), il ajoute deux lettres pour obtenir spijsvertedering (aliment + attendrissement) ; dans le participe présent voortslangelend, qu’il crée de toutes pièces, il part du radical slang (serpent) pour évoquer un mouvement de reptation qui se prolonge à n’en plus finir (même au-delà de la mort de la créature qui bouge). Ou, pour mentionner quelques exemples plus extrêmes, dans le recueil Dierbare ondeelbaarheid (Bien-aimée indivisibilité, 1989), approfondissant ses études sur la façon dont les protéines du sang se forment et se comportent, il imagine des « mots-protéines sinueux à l’ouïe aveugle et d’une longueur introuvable » (onvindbaar lange blindgehoorde kronkelende proteïnewoorden), par exemple : uitgewoontehuisvestingwallen (mot à mot : dehors-habituel-hospice-remparts, ou bien : exclu-habitude-maison-murs-de-la-ville) et duikbotemelkaartehuizevallen (plongeon-os-lait-carte-maison-tomber, mais aussi : sous-marin-lait-caillé-château-de-carte-écrouler). À ces fantaisies s’ajoute un recours fréquent à des verbes commençant par le préfixe ver-, lequel indique un processus, un changement graduel, pour évoquer l’entropie, les fractales ou encore les propriétés chimiques du sang.

    Car, on l’aura compris, en plus d’être poète, Leo Vroman était un scientifique, plus précisément un biologiste et hématologue qui a mené des recherches à New Brunswick (New Jersey) avant de les poursuivre à New York jusqu’à l’âge de 81 ans. Mais ce n’est pas tout : dès l’enfance, il consacra beaucoup de son Leo6.jpgtemps à une autre de ses passions, à savoir le dessin (livre ci-contre : Leo Vroman, dessinateur, 2017). Ses œuvres – il a pour ainsi dire touché à toutes les formes graphiques : collage, gravure sur bois, aquarelle, peinture, décors, fresque, illustration de livres, bande dessinée… – qui ont été occasionnellement exposées d’un côté comme de l’autre de l’océan à partir des années cinquante, montrent des similitudes avec ses vers : de même qu’il aime briser et torturer les mots, il « ampute » dans ses dessins le sujet ou l’objet représenté. Souvent aussi, l’autoportrait et l’humour sont présents (n’allonge-t-il pas à souhait son nez dans cet esprit qui l’incitait à faire des canulars en public ou à glisser des boutades dans ses vers ?). Beaucoup, notamment des critiques d’art du New York Times et du New York Herald Tribune, ont rapproché du surréalisme son travail relevant de la plastique. Il est vrai qu’étudiant à Utrecht dans les années trente du siècle passé, il aurait pu subir une certaine influence de ce mouvement dont la ville universitaire était pour ainsi dire le seul foyer aux Pays-Bas. En réalité, rien ne le prouve. Le seul mouvement auquel le Néerlandais se rattachait, c’était lui-même, ainsi qu’il le formule dans la dernière strophe du poème « Ik ook » (Moi aussi) :

     

    Et alors, et alors, je suis quoi ?

    réaliste ? surréaliste ?

    Tu te mets dans l’œil le doigt :

    je suis Vromaniste.

     

    Leo étudiant (1933, photo dr. Schuurmans Stekhoven)

    leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaEn mai 1940, l’étudiant juif Leo Vroman fuit Utrecht et la Hollande dès les premiers jours de l’invasion nazie. En mer, sur une embarcation de fortune, il aperçoit au loin les flammes qui dévorent Rotterdam, ville bombardée le jour même par l’aviation ennemie. Après avoir gagné l’Angleterre puis l’Afrique du Sud, il se retrouve aux Indes néerlandaises, l’actuelle Indonésie, où il peut terminer ses études. On trouve des traces de ce séjour, et plus particulièrement de la nature javanaise, dans le poème « Sumber Brantas », titre emprunté au nom d’une localité de l’archipel :

     

    Baignant dans le vert aqueux, vers le ciel

    la forêt agite des lianes – liens évanouis

    avec d’anciens mondes d’en haut où lisses et d’or

    les oiseaux, poissons sans mains,

    croisent en silence leurs trajectoires

    sous le toit crépusculaire ;

    les feuilles qui bruissent comme des ruisseaux

    sertissent cette trouée muette.

     

    L’enfant plongeur abandonné remue les pieds

    pour éviter de remonter, bouchon de liège, entre les troncs

    de rencontrer dégrisé la lumière du soleil

    sur des lointains brûlants, des crêtes crépues,

    trace à gué dans la haute alang-alang

    un sillage turbulent au fébrile murmure –

    des syllabes frémissent effrayées encore

    alors que l’enfant s’immobilise

    à l’écoute.

     

     

    Leo8.jpgDans cette immense colonie, la guerre finit malgré tout par rattraper le jeune homme. Mobilisé au sein de l’armée royale, il est fait prisonnier de guerre par l’envahisseur japonais et interné dans plusieurs camps, y compris, les derniers temps, au Japon même où, malade, il frôle la mort. C’est d’ailleurs à Osaka qu’il écrit, sur du papier toilette, sa première véritable œuvre en prose. Pendant toutes ces années d’exil forcé et d’épreuves, être éloigné de Tineke Sanders, sa fiancée hollandaise, l’attriste et le fait souffrir plus encore que le reste. Certes, il va la retrouver, mais pas avant septembre 1947, aux États-Unis, où il a été accueilli par un oncle. Peu avant sa mort, Leo revint sur cette longue séparation dans le poème « De grote troost » (La grande consolation) :

     

    La vie nous a sept ans

    durant séparés l’un de l’autre.

    À son tour la mort va s’y mettre

    le manque durera moins longtemps.

     

    Leo9.jpgCe en quoi il ne s’est pas trompé puisque Tineke, née en 1921, le suit dans la mort à la fin 2015. Après leurs retrouvailles new-yorkaises et leur mariage célébré dès le lendemain, près de sept décennies s’écoulent au cours desquelles ils nourrissent leur amour tout aussi improbable que durable. Son épouse, anthropologue de la santé, devient l’un des thèmes majeurs de son œuvre poétique. L’histoire de cette fidélité et de cette complicité fécondes, on peut la lire dans Hoe mooi alles. Een liefde in oorlogstijd (Que tout est beau. Un amour en temps de guerre, Querido, 2014), récit que Mirjam van Hengel a signé après avoir rendu maintes visites au couple.

     


    Leo & Tineke (entretien en anglais, partie 1, 2009)

     

    Aux États-Unis, malgré une ambition peu démesurée – pendant des décennies, en compagnie de son ellipsomètre qu’il aime comme on aime un humain et bientôt aidé de son Apple II, Leo se contente de faire des recherches dans un petit laboratoire avec une poignée d’assistants, recherches relatives à l’adsorption des protéines sanguines sur les surfaces, d’une grande portée pour la conception d’organes artificiels et d’implants. Jouissant bientôt d’une réelle réputation en tant que scientifique, il est le lauréat de plusieurs distinctions prestigieuses, sans compter que l’effet Vroman, un processus que l’on observe dans la coagulation sanguine – la capacité du sang ou du plasma à déposer un type de protéine sur une surface (par exemple du verre ou du métal oxydé) avant de le remplacer par un autre type de protéine, et ainsi de suite – porte  son nom*. Parallèlement, en Hollande, il est un poète prolifique parmi les plus reconnus, récompensé par maints prix littéraires. C’est dans son pays natal qu’ont paru en 1941 ses premiers vers (si l’on fait abstraction de ceux publiés dans des journaux estudiantins) ; les tout derniers, il les a écrits peu avant de mourir. L’écriture était sa respiration, l’amour son oxygène. Entre science et poésie, entre vie professionnelle et vie familiale, il effectuait pour ainsi dire instinctivement au quotidien un trajet entre le grand monde et le monde moléculaire.

    Leo4.jpgC’est à juste titre que le professeur H. C. (Coen) Hemker a souligné l’influence de la recherche scientifique sur sa poésie. Ce confrère écrit non seulement que, dans ses vers, Vroman déshabille la nature et fait l’amour avec elle, mais qu’il « réfute de façon convaincante l’opinion généralement admise selon laquelle la vision biologique et médicale de la nature vivante serait éminemment prosaïque ». L’effet Vroman dans la poésie, c’est la capacité du poète à transmettre l’émotion qu’il éprouve devant chaque nouvelle parcelle de nudité qu’il découvre au quotidien, avec ou sans recours au microscope. En cela, pour ce qui relève de l’inspiration, écriture poétique et recherche scientifique se rejoignent. Établir une comparaison entre mots et protéines, rien qui ne va d’ailleurs plus de soi pour Leo Vroman : « Une protéine est une chaîne de maillons, que l’on appelle acides aminés ; il est possible d’en utiliser différents, environ une vingtaine, pour ‘‘épeler’’ une protéine. Les protéines ressemblent donc à des mots, généralement des mots composés de plusieurs centaines de lettres. Une simple boucle d’une telle protéine montre à travers des modèles à quel point la chaîne se modifie. La ‘‘signification du mot’’ dépend de la façon dont il se recroqueville : souvent une signification absurde quand le mot est au repos ; quand on l’étire pour les besoins de notre analyse, la véritable signification (l’activité) de la molécule de protéine ne devient lisible que dans certaines circonstances, à la surface recroquevillée et pour d’autres molécules. J’ai calculé que pour lire, à une vitesse de lecture supérieure à la normale, toutes les molécules de protéine dans leurs interrelations, il nous faudrait environ dix millions d’années (sans qu’on ait la garantie de rien comprendre) pour une seule seconde de notre vie : cela supposerait de commencer à l’âge de pierre ! De surcroît, les protéines ayant tendance à adhérer aux surfaces, elles se modifient et réagissent dans certains cas les unes aux autres – de même que des mots qui aspirent à être écrits et dont le sens dépend de la cohérence du texte. Ainsi, toute notre vie est-elle une sorte de livre dont les mots relient les pages ensemble, de sorte que la cohérence et le sens se trouvent rompus dès lors qu’on l’ouvre. »

    leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaCe petit exposé – tiré d’un texte qu’il a prononcé à Jakarta en 1987, « Kunst, wetenschap, literatuur, Indonesia, Amerika, Holland en ik » (Art, science, littérature, Indonésie, États-Unis, Hollande et moi) –, Vroman le précise en disant qu’il essaie de « traduire en poèmes » son travail scientifique, avant de passer, par l’intermédiaire des mathématiques, à l’art graphique : « Dans quelques poèmes, je décris la distance entre la partie et le tout en nous, la comparant par endroits à l’agrandissement d’une photographie tirée d’un journal : ce qui au niveau habituel revêt la beauté d’un être humain, revêt au niveau microscopique la beauté de l’ordre mathématique. Les mathématiques sont peut-être le langage le plus international (plus encore que la musique ?), et c’est avec les mathématiques qu’il m’arrive dorénavant de jouer. Cela a commencé alors que je tentais de créer un modèle correspondant à la façon dont les molécules de protéines du sang se remplacent les unes les autres sur des surfaces. Mais ce faisant, je n’ai pu bien entendu résister à l’envie de concevoir toutes sortes de règles mathématiques pour générer, sur mon ordinateur, de l’art informatique. »

    Vroman10.pngL’art, la science, la littérature : « De ce fait, je travaille avec au moins trois têtes, la scientifique n’exprimant que rarement une critique à même de détruire ce qu’élaborent les deux autres. Au contraire, la plupart du temps résultent de leur coopération plus de fruits que de chacune prise individuellement ; une individualité qui n’existe pas en réalité, pas plus entre mes façons de penser qu’entre les mondes hollandais, indonésien et américain qui sont connectés en moi – ou plutôt en Tineke + moi. » L’écrivain approfondit cette réflexion dans l’essai « Resting on Doubt » (1994) en la rattachant à son inassouvissable aspiration au bonheur. Les trois champs – science, littérature, arts plastiques – sont « des domaines d’expérimentation étroitement liés, qui répondent à des questions telles que : si je fais ceci, comprendrez-vous mieux le monde et serez-vous plus heureux de l’habiter ? Procéderez-vous comme moi pour rendre les autres plus heureux ? Et aurons-nous alors apporté ensemble quelque chose d’utile à l’univers, chose qui perdurera même après la destruction de la Terre ? »

    Leo Vroman, Tineke, poésie, Hollande, New Yor, sciences, sang, Querido, littérature, USAPour relier ces trois domaines, notre homo ludens a donc eu recours à l’ordinateur. Il a ainsi pu aborder la théorie du chaos dans sa poésie en même temps que dans des « travaux issus de programmes informatiques donnant naissance à de l’art ». À ses yeux, l’« abondance de formes et de splendeurs / qui nous habitent » constituent le point de départ d’une œuvre littéraire, laquelle tend à se rapprocher de la complexité du réel. Dans son recueil Fractaal (1986), il joue avec l’hypothèse du mathématicien Benoît Mandelbrot relative à l’évolution ordonnée des processus chaotiques. La teneur scientifique est également manifeste dans un recueil qui se compose d’un seul et long poème (d’amour) didactique : Liefde, sterk vergroot (1981) ; ces dizaines de pages rimées qui comprennent une leçon d’anatomie, s’enfoncent toujours plus avant dans les entrailles humaines en offrant une description détaillée de maints processus physiologiques liés à la digestion avant de se poursuivre par une excursion sur le terrain favori de l’auteur, à savoir le sang. Dans la traduction anglaise qu’il en a lui-même proposée sous le titre Love, greatly enlarged (1992), on peut lire, sous la plume de la préfacière Claire Nicolas White : « Pour Leo Vroman, la biologie est la base d’une vision holistique de la vie. Chaque chose est liée à une autre. Il est possible de découvrir, dans le plus grand chaos, une forme d’ordre, l’amour fonctionnant comme des polyépoxydes. » Une vision des choses que l’auteur prolonge dans, entre autres, « Vlucht 800 » (Vol 800), poème en prose remplissant une page du quotidien Trouw le 12 avril 1997, pour évoquer la transformation physiologique des 230 personnes ayant succombé, neuf mois plus tôt, au crash de l’avion en question qui venait de décoller de New York à destination de Paris. Dans un entretien deLeo Vroman, Tineke, poésie, Hollande, New Yor, sciences, sang, Querido, littérature, USA 1989, le poète envisage le chaos comme « un modèle mathématique abstrait, plus étroitement lié à la réalité que tout autre modèle que je connaisse. Le chaos nous dit qu’on ne saurait jamais rien prévoir parce que chaque situation dépend de celle qui la précède ». Vroman n’a ainsi cessé d’exposer et de peaufiner sa poétique, y compris dans ses poèmes, par exemple dès 1959 dans « Over de dichtkunst » (De l’art poétique) qui ne compte pas moins de 844 vers. Il en va de même dans son épais volume Warm, Rood, Nat & Lief (Chaud, Rouge, Mouillé & Charmant, 1994), un véritable ovni littéraire : 18 chapitres autobiographiques illustrés de ses dessins, écrits dans une prose vive et drôle sur ses recherches, sa relation au sang, sa famille, son œuvre en général, précédés du poème « Bloedingstijd » (Âge du sang / Durée que le sang d’une plaie met à s’arrêter de couler) et se clôturant par un second « Bloedsomloop » (Circulation sanguine). Quel chercheur, quel poète a écrit pareil livre ? Dans ces mêmes années, l’auteur s’amuse, en langage Basic il écrit :

     

    fork = 3 to 4 step .01

    x = .02

    for n = 1 to 100

    x = x*k*(i-x)

    plot 50*k,x:next:next

     

    « Eh bien, nous dit-il, c’est ce que j’appelle un vrai poème : un point de départ en apparence compréhensible et extrêmement simple aux conséquences d’une complexité insoupçonnée. »

    leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaSa longue vie durant, Vroman est demeuré un individualiste qui n’a rallié aucun mouvement ni courant dans sa propre aire linguistique. Il est resté un solitaire doté d’un esprit extrêmement original, d’une curiosité exceptionnelle tant pour la vie que pour la mort. Lui, que le destin a en quelque sorte coupé en deux, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, aura vécu, d’une certaine façon, sur une planète parallèle, à la manière d’un chercheur chevronné qui vit dans son monde de même qu’un écrivain talentueux vit parmi les personnages qu’il met en scène. Malgré ses écartèlements, il n’a jamais renoncé à une quête de l’harmonie qu’il envisageait déjà à l’âge de 20 ans : « L’artiste et le savant trouvent leur consolation dans la foi en une harmonie. » Une part de son être, en dehors même de la fidélité à sa langue maternelle et malgré la distance géographique – il a passé plus de dix-huit ans sans remettre les pieds aux Pays-Bas ! –, est restée viscéralement hollandaise. Dans ses écrits, il ne parle qu’en son nom, y compris quand il dénonce les pires crimes et exactions, quand il prône le pacifisme. On apprend à bien le connaître tout simplement en le lisant. Il prend son lecteur à témoin et lui parle le plus souvent de sa propre personne, de son vécu et de sa vision de la vie. Outre les plaquettes sanguines et les suites mathématiques qui le fascinaient, il évoque la pelouse de son enfance, à Gouda ; l’haleine enveloppante de sa Tineke ; la douleur provoquée par l’absence de l’aimée alors qu’il était lui-même détenu dans les camps japonais ; les viscères ; les chambres de ses deux filles ; l’actualité ; les tremblements de terre ; les meurtres et la violence, par exemple dans « Allerlei doden » (Toutes sortes de morts) :

     

    Par gentillesse, il arrive souvent

    que des cadavres hachés d’enfants

    viennent me dévisager. Moi de les

    questionner : « Qu’est-ce que l’équité ? »

    C’est moins leurs bouches que des

    tranchures de machette qui m’assurent :

    rien pour attendre vous ne perdez,

    vous aussi serez réduits en lambeaux de nature.

     

    leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaComme dans ses dessins, le poète met aussi en scène ses membres vieillissants ; ses mains aux veines bleues ; ses doigts qui caressent encore Tineke ; ses intestins et sa vessie ; l’immense intérêt que suscite en lui la camarde ; ses tentatives de capturer Dieu dans le vocable « Système » – en particulier au fil de plusieurs séries de « Psalmen » (Psaumes). Si la question de son travail scientifique revient dans bien des vers, une fois à la retraite, il s’est proposé, dans « Stap voor stap » (Pas à pas), d’oublier tout ce qu’il avait appris depuis qu’il disposait d’un cerveau, à commencer par son savoir d’hématologue :

     

    Ces recherches sur les protéines de plasma

    avec lesquelles encore je fais corps

    – n’ai-je pas grâce à elles gagné notre pain ? –

    se séparent les premières de moi

    effilochure après effilochure.

     

    L’ironie, voire une pointe de sarcasme, ne sont aucunement absentes de son œuvre. En témoignent ses poèmes en forme de fables qui se referment sur une « morale », ainsi d’« Espace et temps » :

     

    Au Temps s’adresse l’Espace :

    « En moi, tu peux tout remiser.

     

    - Par quoi devrais-je commencer ?

    - Par toi, j’ai bien assez de place. »

     

    Tous deux tergiversent ainsi

    mais jamais ne s’accouplent.

     

    morale

     

    Si le Temps n’en est pas capable,

    qui donc, cher lecteur, qui ?

     

    leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaC’est une évidence : sous des dehors facétieux, la poésie de Vroman demeure autobiographie. Il tient à ce qu’elle soit partie intégrante du quotidien et pas uniquement pure cérébralité. Il entend marier choses courantes et idées subtiles. Il aurait pu faire sienne cette phrase de William Carlos Williams : « I’ve always wanted to fit poetry into the life around us, because I love poetry. » La dimension autobiographique vaut tout autant pour son œuvre graphique : combien d’autoportrait n’a-t-il pas dessinés, gravés ? combien de figuration de sa femme, de leurs filles ? combien de représentations des phénomènes qu’il observait au microscope ? Dans un poème des années quarante, « Voor wie dit leest » (À vous qui lisez ce qui suit), il s’offre déjà en personne au visage qui le lit et se l’assimile. En plus d’écrire des poèmes, il est ses poèmes : à chaque fois / que tu lis ceci / je suis de retour, note-t-il encore vers la fin de sa vie. Sa poésie est si ardemment personnelle qu’il a vécu chaque poème comme une partie de lui-même. À la manière dont chacune de nos cellules fait partie de notre corps. Il aimait d’ailleurs se voir avant tout comme un « bonhomme de science », un petit homme de la vérité. Cela n’empêche pas ses émotions de s’infiltrer dans ses strophes, telles des larmes tombées sur le papier, ainsi qu’il a pu le formuler, lui qui n’en avait plus versées depuis ses années estudiantines. Mais on relève aussi, dans des dizaines de passages de son œuvre, une teneur macabre (l’auteur se réveille dans la tombe d’autrui), sans doute les remugles qui remontaient des années d’horreur qu’il a connues sous le joug nippon. Asticots et autres vermines se faufilent dans ses vers. Mais bien d’autres animaux de toutes sortes et bien moins repoussants les peuplent, témoignant d’une réelle affection pour la nature. Vroman n’a-t-il pas, enfant, embrassé un ver de terre, ce que sa mère lui déconseillait pourtant fortement ? leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaSon intérêt pour la flore et la faune remonte à ses plus jeunes années. L’un de ses amis, Kees Snoek, écrit : « Il fait tomber les frontières entre l’humain et l’animal, entre l’animé et l’inanimé, entre le jour et la nuit, entre le dedans et le dehors et, finalement, entre lui-même et ce monde qu’il cherche à saisir dans son étreinte amoureuse. Des éléments de l’une de ces catégories s’infiltrent dans l’autre, transformant la réalité en un univers fantasmagorique. » N’y a-t-il pas d’ailleurs une dimension panthéiste dans sa vision de la mort ? Lui qui était carnivore imagine que ses cendres nourriront des animaux. Dans « Ik Joods ? » (Juif, moi ?), il est aussi d’avis

     

    que tout est sacré.

    De même que me sont chers les viscères

    où aucune cellule, aucune respiration n’est à l’abri,

    de même je chéris les liens charnels.

     

    Dans certaines pages, le poète se laisse submerger par la beauté ou l’injustice, l’amour ou la haine, la tendresse ou la cruauté. Parmi ses poèmes les plus connus en Hollande, on relève « Vrede » (Paix) qui se termine par cette strophe émouvante :

     

    Viens ce soir me raconter des histoires

    sur la façon dont la guerre a disparu ;

    répète-les moi encore et encore :

    à chaque fois je verserai des pleurs.

     

    Autoportrait 

    leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaLeo Vroman s’est éteint à Fort Worth, localité du Texas, où il habitait avec Tineke – après avoir passé les dernières années de sa vie à écrire toujours plus, à tout publier en une sorte de « journal poétique » sans vouloir faire le moindre tri. Des poèmes qu’il baptise « enfants couchés », c’est-à-dire des enfants « plats », « unidimensionnels ». Des vers délicats sur l’amour, sur la fin proche qu’il incorpore parfois de façon vertigineuse à l’existence. De plus en plus souvent, dirait-on, le monde onirique semble se substituer à la vraie vie. L’auteur se représente lui-même rêvant : dans son rêve, des choses étranges surviennent qui dissolvent peu à peu toutes les dimensions naturelles. Ou, pour ne citer que la première strophe de « Mogelijk niets » (Possiblement rien) :

     

    Le rêve le plus renversant ?

    Celui où survient sans relâche

    le plus vraisemblable néant.

    Pareil rêve nuit après nuit

    depuis avant-hier me poursuit.

     

    leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaGourmand de vie, virtuose, homme tendre et perspicace, drôle aussi (dans l’un des « Psaumes », il fait éclater Jésus de rire) : voilà qui était Leo Vroman et voilà ce qu’est son œuvre. Ce Hollandais se caractérise par une grande appétence pour le vivant et pour ce qui disparaît, ainsi que par une passion inaltérable pour le langage en même temps que pour l’œuvre de nombre de ses confrères, en particulier ceux d’expression néerlandaise. Ajoutons que, dès 1949-1950, juste avant d’obtenir la citoyenneté américaine, il a commencé à publier, en revue, de la poésie en langue anglaise ; quelques recueils ont ensuite vu le jour (Poems in English, 1953 ; Just One More World, 1976 – dont les strophes sont conçues à partir de photographies de protéines prises au microscope) ; comme mentionné plus haut, il a lui-même traduit, ou plutôt réécrit, certains de ses poèmes dans cette langue (ainsi de Love, Greatly Enlarged, 1992). Il lui est aussi arrivé de mêler néerlandais et anglais dans de longs poèmes narratifs dialogués. Son œuvre comprend par ailleurs des ouvrages très hétérogènes en prose : essais, souvenirs, chroniques, lettres ouvertes, journal intime, nouvelles, pièces de théâtre, livres pour enfants, un roman scientifique autobiographique de science-fiction… sans compter les multiples bandes dessinées qu’il a publiées en feuilletons, dans la presse, dès les années trente ainsi que des poèmes en forme de B.D., et les quelques livres qu’il a écrit en duo avec son épouse.

     

    Daniel Cunin

     

     

    En remerciant Mirjam van Hengel, aux écrits de laquelle plusieurs passages de cet article sont redevables, ainsi que Kees Snoek pour son témoignage

     

     

    * On peut lire en anglais The Vroman Effect. Festschrift in honor of the 75th Birthday of Dr. Leo Vroman, Utrecht, VSP, 1992.

     

     

     

    LEO3.jpg

     

     

    Après ma mort

     

     

    Pose ce livre ouvert devant la fenêtre ouverte

    vois-en les feuilles se tourner alors que je cherche

    un proverbe trop terrestre, le nom

    au creux duquel mon aimée a posé de l’amour

    ou le reflet de la lumière à bout de voyage

    afin que de mes yeux morts des lettres mortes

    poussent difformes en un poème flétri.

    Vois le livre :

    il s’envole à las battements

    d’ailes et s’écrase à plat visage.

     

    Leo Vroman

     

     

     

     

  • Guillaume Apollinaire, par W.G.C. Byvanck

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    Une promenade avec André Salmon

     

     

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    Avant de côtoyer des écrivains à Paris au printemps 1921, W.G.C. Byvanck (1848-1925), avait rendu visite, trente ans plus tôt, à son ami Marcel Schwob, un séjour qu’il lui avait permis de nouer d’autres lien, par exemple avec Paul Claudel, Léon Daudet ou encore Jules Renard, un épisode de la vie de cet érudit dont on peut lire le compte rendu dans Un Hollandais à Paris en 1891. Homme de lettres tout aussi précoce que Schwob – alors qu’il entame ses études universitaires à l’âge de 16 ans, Goethe et Shakespeare n’ont déjà plus guère de secrets pour lui –, il montre à maintes reprises un réel talent à sonder la singularité d’une œuvre, ce que peu de ses compatriotes surent reconnaître : « Jamais un homme possédant un tel savoir et autant de qualités n’aura exercé une aussi faible influence sur son peuple » (Frans Drion).

    w.g.c. byvanck,apollinaire,histoire littéraire,salmon,hollande,parisL’ouvrage Claudel et la Hollande (textes réunis par Marie-Victoire Nantet, Poussière d’Or, 2009) rend un hommage plus que mérité au critique qu’il a été : dès 1892, le Hollandais a, chez « le génie effervescent » de l’auteur de Tête d’or, « saisit l’esprit de son œuvre, prêtant l’oreille à ce qu’elle veut dire et apportant une réponse qui ne réside ‘‘pas tant peut-être dans l’âme de celui qui parle que dans celle de celui qui écoute’’ ».

    Malgré sa boulimie de lecture et de savoir, le premier commentateur de l’œuvre de l’illustre inconnu qu’était encore Paul Claudel ne passait cependant pas tout son temps dans les livres. Une vision plus prosaïque de ce père de famille épicurien nous est par exemple donnée par le polytechnicien et romancier Édouard Estaunié, dans ses Souvenirs : « C’est un gros homme bon vivant, déclarant qu’au-delà d’un rayon de 150 kilomètres, la fidélité conjugale est une convention dénuée de sens, buvant sec, parlant haut, la dent souvent cruelle, mais au demeurant sympathique et fort agréable. […] Et je revois tout à coup cette soirée extraordinaire [les deux auteurs se retrouvent rue Vanneau devant des ortolans] avec un Byvanck plus éloquent que jamais, ivre délicieusement grâce au Bourgogne et poursuivant jusqu’à 2h. ½ du matin son discours dont les idées allaient s’épaississant ».

    En 1921, peu avant de quitter ses fonctions à la tête de la Bibliothèque Royale des Pays-Bas, qui, de son propre aveu, lui ont coûté maints efforts sans pour autant le combler, Byvanck séjourne plusieurs mois à Paris en vue, confie-t-il à quelques-uns de ses interlocuteurs, de rédiger Trente ans après, un nouveau livre sur les hommes de lettres. Comme ses occupations et la guerre l’ont tenu éloigné de la capitale w.g.c. byvanck,apollinaire,histoire littéraire,salmon,hollande,parisfrançaise, il entend prendre le pouls de la jeune génération. Il retrouve quelques survivants de l’ancien temps et recueille les propos de plus ou moins jeunes comme Max Jacob, Henri Massis, Albert Thibaudet, André Salmon… Le volume envisagé ne verra jamais le jour. Cependant, le préretraité en a élaboré au moins une partie afin d’en faire paraître des pages dans sa chronique « Les contemporains » de l’Amsterdammer, hebdomadaire politico-culturel hollandais de premier plan alors ouvert aux plumes les plus antagonistes. Ainsi, le 25 mars 1922, W.G.C. Byvanck invita ses lecteurs à revivre, sous le titre « Guillaume Apollinaire », un peu des heures qu’il a passées avec André Salmon et Max Jacob dans l’évocation de l’auteur de L’Hérésiarque & Cie et de la nouvelle école de poésie ; Salmon se souvient de la mort de son grand ami poète, mais aussi de leur première rencontre. Le 8 avril 1922, Byvanck donna la première partie d’une étude sur ce même Salmon avec lequel il avait passé beaucoup de temps l’année précédente à parler, rire et flâner. Le courant était tout de suite passé entre les deux hommes… André Salmon évoque leur rencontre dans sa correspondance avec Max Jacob ou encore dans ses Souvenirs sans fin. Ce dernier volume comprend par ailleurs une lettre en vers, de retour de Hollande, d’Apollinaire à Salmon :

     

    Mon cher André. Je suis revenu de Hollande.

    De mes œuvres je crois Wilhelmine la grande

    Grosse comme on ne l’est plus qu’aux Pays-Bas attend

    Le Prince qui rendra le Batave content.

    Veux-tu venir me voir ; il paraît que comique

    Ton roman t’entraînant par l’Europe et l’Afrique

    Sur ce grand chariot que Thespsis éprouva

    Tu régiras l’hyène et le fakir Deva.

    Viens me conter enfin du Mollet l’épopée

    Et comment en cyclope il se forge une épée.

    Manolo m’assura que vêtu de velours

    Et d’amples pantalons se traînant à pas lourds

    Le compagnon Mollet dans les forges s’embauche.

    On m’a dit que Dupuy défendit Moréas

    À qui la Montparno disait comme Calchas

    « Trop de prose » et Dupuy n’obtint pas son pardon ;

    Sa Jeannette est l’abeille aujourd’hui de Bourdon.

    Viens déjeuner… des huîtres… tu sas… mois en erre,

    Je t’attendrai demain. Guillaume Apollinaire.

     

     

     

     

     

    Guillaume Apollinaire

     

     

    Nous avons dîné ensemble puis notre conversation s’est prolongée bien longtemps encore. En fin de compte, André Salmon m’a raccompagné ; nous avons emprunté les quais de Seine. Cet après-midi, je le retrouve sur le boulevard Saint-Germain.

    « Hier soir, je lui dis, je n’ai pu m’empêcher de songer aux promenades nocturnes que j’ai effectuées avec Marcel Schwob le long de la Seine.

    - Apollinaire soutenait qu’il n’y a pas de promenade plus belle et plus intéressante au monde, mais il faut dire qu’il avait une prédilection pour les vieux livres : les savoir en vente au bord de l’eau l’attirait. Vous savez que nous approchons ici d’une terre sacrée. C’est dans ce quartier qu’il a vécu. »

    Bientôt, Salmon pointe sa canne en direction d’un sixième étage à l’angle du boulevard et de la rue de Saint-Guillaume.

    w.g.c. byvanck,apollinaire,histoire littéraire,salmon,hollande,paris« Combien de fois sommes-nous restés chez lui par de chaudes soirées ! Et je l’y ai vu pour la dernière fois sur son lit de mort, quand il a succombé à la grippe espagnole, la peste, lui, dernière victime de la guerre, relevé de ses blessures. C’est depuis cet immeuble que nous l’avons conduit à sa dernière demeure pendant que la ville, qui célébrait l’armistice, était en liesse. Personne n’a ressenti, n’a pu ressentir cette perte, mais nous, ses amis, savons ce que nous avons perdu. »

    Il n’est pas dans mon intention d’alimenter la conversation sur ce sujet ; cela touche une corde sensible de Salmon. Il appartenait aux intimes de Guillaume Apollinaire. En cet homme reposaient ses espoirs : le héros allait mener les poètes de la jeune école à la victoire. Si la mort a fait des ravages au sein des jeunes générations, elle s’est plu de surcroît, semble-t-il, à choisir les meilleurs comme proies. En prenant Apollinaire, elle les a amputées de leur maréchal.

    « À son sujet, je ne peux dire autre chose que ceci, reprend Salmon : c’était le chef. »

     

    A. Salmon parle dApollinaire

     

    Dans le domaine des lettres, son pays reste la nation militaire du passé et de tous les temps. Les Français comprennent ce que signifie marcher sous la houlette d’un porte-drapeau. Il ne faudrait pas que les forces de l’esprit se trouvent à leur tour morcelées : à quoi bon en effet accumuler les plaquettes de poèmes, chacun en ayant une à son nom ? On aspire à un ordonnancement : là où il y a élan et mouvement, on réclame orientation et gouverne. Mais obtenir une certaine prise sur la masse des faits, répartir les gens en ligne de combat, c’est là une question de concertation peu commune.

    Quiconque relève le défi d’enquêter sur la vie de l’esprit de ses contemporains ne tarde pas à constater qu’il se trouve devant un mur. Un mur symbolique, s’entend. Si seulement encore c’était un vrai mur ! on aurait au moins quelque chose à quoi se raccrocher. On a la tête qui tourne, on s’emmêle les pinceaux ; on a l’impression d’être un aveugle dans un espace indéfini : le mur est en nous.

    Certes un peu naïve, la question que je pose pour qu’on m’éclaire sur le sujet : Que savez-vous de la jeune école poétique ? qui l’a préfigurée ? comment les poètes en question se sont-ils trouvés ? –, témoigne au moins de ma bonne volonté.

    L’entendant voici quelques jours, Max Jacob a raidi le torse ; et avec le plus grand sérieux, il a proclamé : « La nouvelle école remonte à l’automne de 1903. Elle est née de la rencontre de Guillaume Apollinaire et d’André Salmon dans un café à l’angle du quai Saint-Michel. (Max Jacob est l’une des célébrités du groupe des jeunes, alors qu’il était déjà trentenaire à l’époque). Si les anecdotes et les détails les plus singuliers vous intéressent, le mieux est que vous vous rendiez sur le boulevard, chez les mercantis de tableaux. »

    w.g.c. byvanck,apollinaire,histoire littéraire,salmon,hollande,parisLorsque Salmon est passé me voir peu après cette conversation, je l’ai questionné sur le sens de cet oracle.

    « Max est un polisson, il imite Apollinaire qui avait ce tic de tout voir en grand. Voici la vérité : nous avions tous deux – Wilhelm et moi, car il se prénommait Wilhelm – roulé notre bosse ; pour ma part, je revenais de Russie ; quant aux pérégrinations de mon ami, personne n’aurait pu en suivre l’itinéraire. Découvrir que nous avions les mêmes goûts nous a d’autant plus frappés que c’est le hasard qui venait de nous mettre en présence l’un de l’autre. La vie littéraire nous semblait fade, engourdie. Les revues dont nous attendions beaucoup n’étaient pas à la hauteur ; de notre point de vue, il n’y avait plus rien d’original. Ce qui passait pour artistique avait, à la longue, revêtu la forme d’une convention, la forme d’une pose. Une perception sans doute similaire à celle qu’ont pu avoir les personnes ayant assisté au déclin final du romantisme. Tout nous paraissait bien piètre et bien peu abouti. Nous avons ainsi argumenté jusqu’au matin. Je ne me risquerai pas à dire que la table est restée toute la nuit sur ses pieds ; ce qui est certain, c’est que, chancelants, nous sommes parvenus à sortir, bien décidés à fissurer l’infinité et à ne plus reconnaître la moindre langue à moins qu’elle n’eût été, au préalable, renouvelée en nous et par nous. Et fi de tous les préjugés et des verres cassés ! »

    Apollinaire s’est adressé à son ami lors du banquet de mariage de ce dernier :

     

    Nous nous sommes rencontrés dans un caveau maudit

    Au temps de notre jeunesse

    Fumant tous deux et mal vêtus attendant l’aube

    Épris épris des mêmes paroles dont il faudra changer le sens

    Trompés trompés pauvres petits et ne sachant pas encore rire

    La table et les deux verres devinrent un mourant qui nous jeta le dernier regard d’Orphée

    Les verres tombèrent se brisèrent

    Et nous apprîmes à rire

    Nous partîmes alors pèlerins de la perdition

    À travers les rues à travers les contrées à travers la raison

     

    w.g.c. byvanck,apollinaire,histoire littéraire,salmon,hollande,parisDes vers qui commémorent cette première rencontre.

    « Hawthorne, l’humoriste américain, je glisse pendant la digression de Salmon, Hawthorne relève que trois bâtiments sont caractéristiques de l’origine de chaque ville des États-Unis : l’église, le café et la prison. En comparaison, à Paris, toute nouvelle école de poésie se montre plus modeste dans ses exigences. Tout ce qu’elle veut, c’est le café, le bistrot !

    - Apollinaire vous aurait donné raison. Mais notre ami ne laissait pas distraire son inspiration par des conversations de comptoir, il continuait, impassible, oui, il tressait dans ses vers des bribes qu’il captait autour de lui. N’allez cependant pas croire que nous en étions déjà là au début du siècle. Si un bistrot peut servir de symbole de l’origine d’une école poétique, on ne saurait placer la création de celle-ci sous un quelconque toit tant que la fondation d’une revue ne l’a pas couronnée. En 1903, nous étions loin d’en être là. Nous savions ce que nous devions renverser… mais quant aux contributions que nous y substituerions, nous n’en avions encore qu’une vague préscience… »

    La conversation se poursuit. Comment cela se passe-t-il ? Nous arrivons rarement à une conclusion. Notre attention une fois distraite, des domaines très différents émergent. Mais invariablement, Apollinaire est évoqué. Il avait ce charme qui consiste à rendre vivantes les choses qui l’occupaient et le préoccupaient : les gens se mettaient à parler, le paysage révélait son caractère, les nuages se faisaient tragiques ou nageaient au loin en une jouissance onirique. Lui-même vivait les métamorphoses en question.

    Il s’entendait à se rendre mystérieux, racontait que, natif de Rome, il était le bâtard d’un cardinal : il passait alors pour un jeune homme disposant d’une grande fortune, avant de devoir se satisfaire une énième fois d’un humble poste de commis de banque pour gagner sa vie. Ce n’est que dans la dernière année de son existence, sa solde d’officier en étant devenue l’assise, qu’il s’est senti délesté des soucis du quotidien. À côté de sa folie des grandeurs et de son sentiment de toute-puissance, il demeurait, au fond de son cœur, un enfant, un adorable enfant.w.g.c. byvanck,apollinaire,histoire littéraire,salmon,hollande,paris

    Parmi ses poèmes, « Un fantôme de nuées » aurait pu s’intituler « Les saltimbanques ». Nous sommes à la veille du 14 juillet. Le poète sort pour assister aux préparatifs de la fête. Les baladins se sont installés sur une place, mais peu de badauds montrent une réelle curiosité. Malgré tout, la représentation va commencer. De dessous un orgue apparaît un petit bonhomme habillé de rose anémié. Ça se déroule avec grâce :

     

    Une jambe en arrière prête à la génuflexion

    Il salua ainsi aux quatre points cardinaux

    Et quand il marcha sur une boule

    Son corps mince devint une musique si délicate que nul parmi les spectateurs n’y fut insensible

    Un petit esprit sans aucune humanité

    Pensa chacun

    Et cette musique des formes

    Détruisit celle de l’orgue mécanique

    Que moulait l’homme au visage couvert d’ancêtres

     

    Le petit saltimbanque fit la roue

    Avec tant d’harmonie

    Que l’orgue cessa de jouer

    Et que l’organiste se cacha le visage dans les mains

    Aux doigts semblables aux descendants de son destin

    Fœtus minuscules qui lui sortaient de la barbe

    Nouveaux cris de Peau-Rouge

    Musique angélique des arbres

    Disparition de l’enfant

     

    Les saltimbanques soulevèrent les gros haltères à bout de bras

    Ils jonglèrent avec les poids

     

    Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux

     

    Ce sont là les surprises que nous réserve Guillaume Apollinaire.

     

     

    W.G.C. Byvanck

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    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     


     

     

     

     

  • Promenade kinoise

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    Une nouvelle de Koen Peeters

     

     

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    Auteur d’une quinzaine de titres, Koen Peeters, entre un périple par les capitales européennes (Grand roman européen, 2007) et une aventure à la découverte de la cité d’Ensor – qui voit naître une amitié entre un artiste peintre touche-à-tout plutôt déprimé et un écrivain venant à sa rescousse (Une chambre à Ostende, 2017) , non sans passer par l’histoire d’un facteur aussi inspiré que Ferdinand Cheval, histoire de surcroît jumelée à celle du politicien congolais Patrice Lumumba, Koen Peeters s’est semble-t-il tourné pour de bon vers l’Afrique. Mêlant roman et données autobiographiques, il nous a d’abord entraînés au Rwanda (Mille collines, 2012) puis, avec tout autant de brio, invités, dans De mensengenezer (Le Guérisseur d’hommes, 2017), à passer d’un coin reculé de sa Flandre natale aux mystères du Congo. Début mars, la traduction allemande de cette quête de forces invisibles, entre esprit, génie et daïmôn, verra le jour. En néerlandais, une suite paraît cet automne aux éditions De Bezige Bij : De minzamen (Les Affables).

    En attendant, faisons une promenade à Kinshasa dans les pas de Gérard et de… Koen grâce à une nouvelle de ce dernier. En 2019, ce texte a fait l’objet d’un atelier de traduction organisé par Passa Porta.

     

     


    Koen Peeters – et son personnage Koen Broucke 

    à propos du roman Une chambre à Ostende

     

     

     

    Promenade kinoise

     

     

    « La meilleure marque, à peine cinq ans, fait le chauffeur de taxi. »

    En réalité, il veut dire que sa voiture n’est au Congo que depuis cinq ans. « Une occasion d’Europe, ma propriété », ajoute-t-il fièrement.

    Le dimanche matin, il va à la messe avec sa famille ; l’après-midi, il bichonne sa voiture à renfort d’éponges, d’huile et de bougies neuves. Occupations qu’il considère comme une réussite personnelle, un bonheur suprême. Peints sur le pare-brise, des mots en lingala : Dieu fera tout.

    Il fait chaud à crever, à Kinshasa.

    Gérard et moi sommes à bord de la Toyota Corolla, une épave rouge. Tous deux à l’avant à côté du taxi, derrière nous cinq autres passagers. La cuisse de Gérard collée contre ma fesse. On est en sueur. Jésuite de 81 ans, Gérard est un prêtre à la retraite. Il montre du doigt les trous dans la chaussée, les égouts à ciel ouvert. Commente : « Quand l’eau monte, les gosses tombent dedans. »

    À Rome, sur les pas de Koen Peeters

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninOn emprunte le boulevard du Trente-Juin, au-delà du vaste terrain de golf. Conçu jadis par le colonisateur belge comme un no man’s land entre La Ville où résidaient des fonctionnaires vêtus d’uniformes d’un blanc immaculé, coiffés d’un casque tropical, et La Cité où vivaient les Congolais. Tous les matins, au lever du soleil, une vague continue d’indigènes affluait depuis La Cité pour, tous les soirs, au coucher du soleil, refluer de La Ville. Essentiellement des hommes, pieds nus. Aujourd’hui, près de soixante ans plus tard, les Congolais déambulent partout et à tout moment, innombrables et dans toutes les directions, y compris bien sûr des femmes et des enfants.

    Le père Gérard est le fils d’un paysan de Beveren-Waas, l’aîné d’une fratrie de six. Lettres classiques à Saint-Nicolas, élève le plus sociable à défaut d’être le plus intelligent, observe-t-il en faisant un retour sur le passé. Puis professeur d’anglais, prêtre et supérieur à divers endroits de la province du Kwango et dans celle du Bas-Congo.

    « Des postes importants, on dirait.

    - Oh non, me répond-il, juste régler les questions pratiques de la mission. Et vous ?

    - Je suis écrivain.

    - Un écrivain ? Alors, si je visite Kinshasa avec vous, je vais devenir le personnage de l’un de vos livres ?

    - D’un livre, d’une nouvelle, d’un récit, je ne sais pas encore.

    - Et qu’est-ce que voulez voir à Kin ? La gare, le ferry pour Brazza, le Parc de la Révolution ? Autre chose ? »

    À chacune de ses propositions, j’acquiesce.

    Il se demande d’emblée dans quelle mesure je serai exhaustif : « Qu’allez-vous utiliser ? Et qu’allez-vous laisser de côté ? »

    Mille collines

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninLe boulevard du Trente-Juin se compose de deux fois quatre voies très fréquentées. Le trajet en direction du centre-ville ressemble à ce genre de course dans n’importe quelle métropole, à ceci près qu’on est plus secoués et qu’on bouffe plus de poussière qu’ailleurs. Les taxis-fourgonnettes bleu et jaune, des véhicules tout-terrain bath, des SUV noirs à la clim mugissante ainsi que des charrettes qui avancent au pas sur des roues de voitures, laborieusement poussées par des hommes à peine vêtus.

    Un vent chaud s’engouffre dans la Toyota. Le soleil tropical est brûlant. Nous passons devant le bâtiment de la poste des années cinquante. Autrefois, un pays aussi immense réclamait un bureau de poste grandiose. L’architecture coloniale de l’époque était moderne, prometteuse, industrielle à l’américaine pour ainsi dire. Les édifices constituaient des déclarations de principe fortes, autant de moteurs qui stimulaient le progrès.

    Aujourd’hui, le bâtiment est vide. À l’arrière, dans une pièce sombre, un seul guichet est ouvert. Un petit bureau de Western Union permettant d’envoyer de l’argent à l’étranger ou d’en recevoir. Principalement cette seconde option.

    Le taxi nous dépose avenue du Commerce, à deux pas de l’hôtel Memling. Sur le trottoir, des vendeurs à la sauvette. Des hommes jeunes qui attirent l’attention des passants sur les marchandises qu’on trouve dans les boutiques : épais rouleaux de tissu, sous-vêtements, jeans, chemises. Des fruits que je n’ai encore jamais vus de ma vie, sans compter des estomacs de vache et des jouets en plastique made in China. Entre les magasins, de longs passages donnent accès à d’autres boutiques. Tout le monde a quelque chose à vendre, bien peu de passants achètent. Inlassablement, ces jeunes Congolais s’adressent à moi : Vous cherchez ? Sur leurs bras jamais las, ils tiennent des chapelets de montres, de ceintures ou de cravates. De l’or aussi, du moins quelque chose qui scintille dans leurs mains noires.

    Gérard et moi visitons la place du marché, entièrement bricolée avec des planches. Au-dessus, un treillage léger couvert de tissu et de plastique. Toutes les bouches chuchotent mundele mundele – en effet, nous sommes des Blancs.

    Nous nous laissons entraîner par le mouvement de la foule. À un étal où des cahiers d’écolier se mêlent à de la viande charbonnée, Gérard achète une boîte de cirage. Il s’entretient en français avec le marchand. Puis se tourne vers moi. Il m’imagine en train de nous décrire, lui et moi, à cet endroit. Il tente de lire dans ma tête le récit que je n’ai pas encore écrit.

    Le Grand roman européen

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninSourire aux lèvres, je le mets en garde : « Oui, j’utilise de vraies personnes pour les transformer en personnages.

    - Dois-je comprendre que nous sommes à présent l’un et l’autre des personnages ? »

    Je hoche la tête de bas en haut.

    Il me demande : « Puis-je garder mon prénom ? »

    Une question sensée. Nous longeons le jardin botanique. Dans le temps, il s’appelait Parc De Bock, aujourd’hui Parc de la Révolution. Quand Kinshasa s’appelait encore Léopoldville, c’était un lieu connu pour ses danses folkloriques et ses expositions d’art. Gérard mentionne d’autres noms que portaient autrefois rues, hôtels, magasins… S’il conserve une mémoire vive du passé de ces endroits, il prend garde à ne pas émettre de jugement. Il se contente de constater que le temps est impitoyable. Tout ce qu’il me montre recèle une mélancolie, un sentiment d’étrangeté suscités par le tragique passage des années. Tout comme sa fébrilité. Il hausse les épaules, explique qu’il a le cœur fragile.

    « Intéressant, ajoute-t-il. Dans votre histoire, il y aura aussi un ‘‘clou’’ ? du suspense poussé à son paroxysme ? Le héros, c’est vous ou moi ?

    - Non, ça ne se passe pas comme ça. Je n’ai pas encore couché un seul mot sur le papier. Pour l’instant, on se promène.

    - Mais vous avez quelque chose à faire passer ? Un message ? »

    L’avenir le dira.

     

    Durant mes premiers jours à Kinshasa, l’après-midi, j’ai évité la chaleur tropicale entêtante en me reposant quelques heures dans ma chambre, sous le ventilateur. Mais aujourd’hui, je suis en plein four. Je goûte cette température démentielle. Les gouttes de sueur ne cessent de couler de mon front pour gagner mon dos.

    Je suis assailli par tout ce que la ville a en propre : le boucan, le spectacle des rues, cette multitude d’hommes, de femmes et d’enfants en mouvement. À pas lents, on avance dans la poussière et le brouhaha, jusqu’au ferry de Beach Ngobila, avant de faire demi-tour. Il y des voitures au bord de la chaussée ; sans hâte, un gendarme s’avance vers elles. Pour leur coller une prune ? Non, pour réclamer un pourboire.

    « On gagne presque plus en mendiant qu’en travaillant », explique Gérard, attristé.

    Partout dans les quartiers les plus populeux de la ville, des gendarmes glandouillent. Ils esquissent un salut d’un geste de la main, adressent de temps à autre un signe de prévenance que personne ne remarque. Des balayeurs portant un lourd uniforme et un masque buccal récoltent la poussière de sable avec des ramassettes bien trop petites. Ici aussi, des vendeurs de boissons et de pain, de T-shirts et de sachets en plastique remplis d’eau.

    Les fleurs, roman familial (2009)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninPendant un moment, on déambule dans les rues parallèles avant de reprendre la direction de Gombe. Nous évoluons dans une vieille carte postale d’une époque moderne oubliée. Tout est délabré, démoli, reconstruit, redémoli, disparaît par endroits derrière un immense arbre tropical. Mes yeux suivent ceux de Gérard. Il me montre Kinshasa, mais ouvre à peine la bouche. Il attire mon attention sur certaines choses. « Regardez, typique d’ici », dit-il à plusieurs reprises.

    Une moitié de miroir accrochée à un mur, une chaise placée juste dessous : un salon de coiffure.

    Quelques vieux pneus sur le trottoir : un garage.

    Un peu comme s’il soulignait au crayon certains mots du livre que je suis en train de lire. Cependant, je ne comprends pas toujours pourquoi il trouve ceci ou cela tellement frappant.

    Je regarde, mais ce sont surtout les Congolais qui nous regardent. Nous, les deux Blancs. Les seuls non-Noirs que je vois au cours de notre promenade, ce sont un albinos, un Libanais et quelques chinois farouches. Puis, avenue Colonel-Lukosa, un Blanc qui porte des lunettes de soleil bleu pétrole. Il a de longs cheveux blonds un peu clairsemés, une fine moustache. Quand on le croise, il détourne les yeux, mal à l’aise. À croire qu’on vient, Gérard et moi, de le prendre en flagrant délit, à moins que ce ne soit lui qui vient de nous prendre en flagrant délit ? Nous, voyeurs au regard blanc, nous dévisageons.

    Gérard voit cette ville comme une suite de diapositives du passé et du présent, qui ne cessent de se superposer. Il se sent fils de paysan dans un paysage tropical, me dit-il. « Je me vois en train de vieillir dans ce cadre, même si je ne change pas. Toutefois, dans ma tête, il y a toujours les anciens bâtiments, les anciens noms des rues, des lieux. Je suis chez moi dans ce pays, mais voilà, le temps m’a dépassé. »

    Gérard a du mal à avancer la jambe gauche. À chaque fois, je le soutiens pour monter sur le trottoir.

     

    Au bord du Fleuve, Gérard et moi buvons une bière sur le toit en terrasse d’une ancienne demeure belge. Assis à d’autres tables, des hommes solitaires boivent la leur, lisant, faisant aller et venir l’index sur l’écran de leur téléphone portable. Des écolières pomponnées marchent sur l’herbe de la rive. Cartables impeccables, manuels scolaires réunis par une ficelle. Les jacinthes dérivent sur l’eau en boules denses. Sur la rive opposée du courant indolent s’étend Brazzaville : des bâtiments blancs et gris, cette autre métropole.

    Gérard me montre des oiseaux, des jaunes et des bleus. Me dit que les moineaux congolais pépient de la même façon que les nôtres. Est-ce que je le savais ?

    Il soupire sans toutefois se plaindre : la promenade s’avère plus pénible que prévu. Il revient à la charge : il veut savoir pourquoi j’écris.

    Apprends-moi à nager (nouvelle, 2020)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninAlors que nous longeons le fleuve Congo, j’expose les choses, pressentant, dès les premiers mots, l’effort que cela va exiger de ma part. Il existe deux genres d’écrivains, j’argumente, ceux qui inventent et ceux qui témoignent. « Je me compte parmi ces derniers, lui dis-je sur un ton plutôt assertif. À mes yeux, ce qu’on invente, ça n’engage pas à grand-chose ; de toute façon, je n’ai guère d’imagination. Ce qui m’anime, c’est la curiosité, vivre de nouvelles expériences. Une vision particulière des choses s’impose à moi ou, au contraire, pas la moindre ; parfois je me sens indigné. Tout cela doit trouver sa forme dans une nouvelle, un récit ou un roman. Et sur un mode assez pathétique, j’ajoute : Tout ou presque dans mes romans est vrai, j’invente tout au plus les détails. »

    Il toussote. Puis ferme les yeux. « Continuez, dit-il.

    - La lecture, je poursuis, est une petite forme de méditation, du moins je l’espère. Le regard calme du lecteur, fixé sur le blanc des pages, qui fait que tout ce qui l’entoure disparaît comme dans une hypnose. Par une fenêtre qui nous aspire, nous contemplons un monde qui nous réfléchit, dans lequel nous faisons connaissance avec nous-mêmes, avec tous nos moi possibles sous la forme de personnages. Le lecteur s’absorbe en lui-même. »

    Gérard trouve ça dingue. « En lisant votre histoire, je vais me retrouver absorbé en moi-même ? C’est surtout ce que vous allez faire de moi qui va retenir mon attention, je crois. »

    Je ne sais quoi lui répondre sur le moment. C’est enquiquinant quand un de vos personnages se fait lecteur.

    « Venez, on rentre, dit-il. Je suis fatigué. Puis il me demande : Vous me la donnerez à lire au préalable, votre histoire ?

    - Oui, bien entendu. »

    En réalité, pour être honnête, je pressens que ma réponse ne va pas de soi. Ça se termine ainsi avec les hommes âgés : ils disparaissent avant qu’on ait pu crier ouf.

    « Je suis votre futur lecteur, reprend-t-il. Faites-moi ce plaisir, trouvez quelqu’un pour la traduire, comme ça, mes confrères congolais pourront eux aussi la lire. »

    Je lui en fait la promesse.

    Gérard tient encore à faire un petit tour sur le terrain de l’école de Boboto. L’établissement a porté différents noms : Collège Saint-Albert, Collège Albert-Ier, plus tard Boboto. Ce qui signifie « Paix ». Il a été édifié dans le pur style entre-deux-guerres des années trente. De grands palais en béton, aux petites fenêtres rondes semblables à des hublots. Autant de bastions de la civilisation belge. À l’origine, l’école a été construite pour les enfants des colons.

    Le facteur (roman, 1993)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninNous passons devant les fenêtres des classes, regardons à l’intérieur. Un instituteur assis à son bureau. Tous les élèves travaillent en silence.

    « Un instituteur ne doit jamais s’asseoir dans sa classe, me chuchote Gérard. Combien de fois j’ai pu le marteler ! »

    Des garçons de l’internat, presque des adultes, jouent au basket. La balle claque sur le sol, s’envole vers le cerceau. La sueur dégouline sur les corps noirs des athlètes. Certains d’entre eux viennent saluer respectueusement Gérard, des membres du personnel ou, pour la plupart, des jeunes qu’il a eu comme élèves. Gérard se montre agréablement surpris. Il regrette de ne pas avoir appris à l’époque le lingala.

    Pourquoi ?

    « En tant que surveillant, me répond Gérard, j’ai toujours mis un point d’honneur à ce qu’ils parlent français. Donc, je n’avais pas besoin du lingala. J’en connais quelques mots, quelques expressions. Par exemple, quand on raconte une histoire au Congo, on commence toujours par ‘‘il y avait une fois’’, ce à quoi l’assistance répond Bu wakoonda ukala : il n’a jamais été ici. Autrement dit, dès le début, on annonce que l’histoire n’est pas vraie, que les personnages sont fictifs. À la fin, le narrateur conclut en disant Yitsimbwa kisukaa ko : l’histoire qui ne s’est jamais arrêtée. Ce à quoi l’assistance répond : Kisukidi. Ce qui signifie : l’histoire s’arrête ici. »

    Je comprends ce qu’il veut dire : une histoire et tout l’imaginaire qu’elle suppose ne sauraient se prolonger sans fin, la fiction a ses limites.

    Il me remercie pour la promenade. Il souhaite cirer ses chaussures avant le dîner, me confie-t-il, mais tient d’abord à me montrer les arbres qu’il a plantés sur le terrain de l’école. Le vaste jardin se révèle être une petite encyclopédie des essences forestières et fruitières. Il me les montre : le bananier, l’oranger, le mangoustanier, on dirait un poème.

    Une chambre à Ostende

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninJuste derrière l’établissement se dressent plusieurs palmiers, plus grands qu’il n’eût pu jamais se les figurer. Il y a aussi un arbre de parfum aux fleurs jaunes en forme d’étoile ainsi qu’un arbre imposant de Kikwit, peuplé de perroquets. Le quercus congolensis ou chêne congolais, différentes euphorbes, et, au milieu de la cour, les vestiges d’une jungle tropicale. Gérard les caresse tous avec amour. Le tronc, les branches, les feuilles. Il se rappelle l’année exacte à laquelle il a planté chacun d’eux. Il en mentionne le nom : comme s’il s’agissait de ses anciens élèves, peut-être même d’amis proches.

    « Kisukidi », dit-il.

     

    L’histoire s’arrête ici.

    Je tiens à tout prix à ajouter ceci : j’ai effectué une promenade à Kinshasa avec Gérard Verbraeken le 29 janvier 2015. Il était prêtre, membre de la Province jésuite d’Afrique centrale. Né à Beveren-Waas le 10 juillet 1933, décédé à Louvain le 24 octobre 2015. Peu avant de quitter pour la dernière fois Servico pour se rendre en Belgique, quatre semaines avant sa mort, Gérard a fait creuser quelques trous dans le jardin de la communauté. Il a planté lui-même des avocatiers qu’il avait pris soin de sélectionner.

    Qui peut dire, dès lors, que ce que j’écris n’est pas vrai ?

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

     


    L'auteur s'entretient avec léditeur Harold Polis au sujet du roman Mille collines

     

     

     

  • « Le beau, c’est le laid »

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     Le Paris du peintre hollandais Jan Sluijters

    (1881-1957)

     

     

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    Jan Sluijters, autoportrait, 1924 (coll. Stedelijk Museum Amsterdam)

     

     

    Essayiste et critique d’art belge d’expression néerlandaise, Eric Min a signé de nombreux essais (sur les arts plastiques, la photographie et la littérature) ainsi que plusieurs riches biographies : James Ensor. Een biografie (Amsterdam/Anvers, Meulenhoff/Manteau, 2008), Rik Wouters. Een biografie (Amsterdam/Anvers, De Bezige Bij Antwerpen, 2011), De eeuw van Brussel. Biografie van een wereldstad 1850-1914 (Le Siècle de Bruxelles. Biographie d’une métropole 1850-1914, Amsterdam/Anvers, De Bezige Bij Antwerpen, 2013), Een schilder in Parijs. Henri Evenepoel [1872-1899] (Un peintre à Paris. Henri Evenepoel [1872-1899], Amsterdam, De Bezige Bij, 2016). Enfin, avec la complicité de Gerrit Valckenaers, il a donné une histoire culturelle de Venise (Anvers, Polis, 2019).

    En cette année 2021 paraît de sa main Gare du Nord, un ouvrage consacré à des écrivains et artistes belges ou néerlandais ayant vécu à Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle ou dans la première du XXe, certains très connus (Jongkind, Simenon, Rops, Verhaeren, Van Dongen, Masereel…), d’autres beaucoup moins. C’est un passage de ce livre que nous proposons ci-dessous avec l’aimable autorisation des éditions anversoises Pelckmans.

     

     

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    Le style radical du Kees van Dongen (1877-1968) des années 1905-1906 a inspiré plus d’un de ses confrères. Son premier héritier direct n’est autre que son compatriote Jan Sluijters, originaire de Bois-le-Duc. En 1906 justement, celui-ci visite le Salon des Indépendants ; les œuvres que son aîné y expose l’impressionnent. À 24 ans, Sluijters rentre d’Espagne où il a effectué un voyage d’étude grâce à la bourse annuelle qu’il perçoit en tant que lauréat du prix de Rome (1904), prix institué aux Pays-Bas un siècle plus tôt par Louis Bonaparte, roi de Hollande. Encore engoncé dans les styles académiques, le jeune artiste se permet tout au plus quelques excursions dans le symbolisme de Burne-Jones ou les lignes gracieuses des affiches de Chéret[1]. Un Prix de Rome ne peut se permettre de se défouler à sa guise, il continue de s’inscrire dans la tradition. Deux ans plus tard, le peintre revient sur ses débuts : « Un tel voyage est inestimable. On y apprend ce qu’on n’a pas le droit d’apprendre et on désapprend ce qu’on a appris. Magnifique[2] ! »

    J. Sluijters, Portrait de Bertha Langerhorst (1903)

    ERIC6.pngPlonger sans transition dans un Salon dont tout le monde parle constitue un tout autre apprentissage. Bien qu’il ait déjà réalisé un petit nombre de travaux modernistes, Jan vit les Indépendants comme une véritable révélation. Il constate que les fauves vont un peu plus loin que les membres de leur génération : sous leurs pinceaux, il relève un emploi sans retenue de couleurs vives ainsi que des formes familières fortement déformées – il n’est plus besoin de représenter les figures de manière réaliste, rien n’empêche de gros grumeaux de vermillon ou d’azur d’éclabousser la toile. La ville où il contemple ces expérimentations a elle aussi son importance. Sur le chemin qui l’a conduit au prix de Rome, Sluijters a eu l’occasion de se rendre à quelques reprises à Paris : tel l’aimant, la capitale l’attire. Début 1904, il écrivait à Bertha Langerhorst (1882-1955), sa bien-aimée qu’il portraiturera maintes fois, que Paris est une fête. Un soir, lui et son ami Leo Gestel descendent quatre bouteilles de vin : « À Paris, une bouteille de vin que l’on boit sur l’un des plus grands boulevards coûte la somme de 1 franc et 50 centimes – inutile de t’en dire plus. À Paris, tout est grandiose, vraiment. C’est extraordinaire…[3] »

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeEn plus de se saouler dans les bistrots et brasseries, les peintres se grisent d’inspiration. Sur les boulevards et dans les cafés-concerts, Jan déniche les motifs qui font la différence et qu’on ne trouve ni au Louvre, ni au Prado. Aussi a-t-il hâte de retourner dans la Ville lumière ; cependant, la commission qui gère l’argent du prix de Rome l’envoie en Espagne pour y copier des toiles dans les musées. Sur place, le Néerlandais s’empresse de boucler son programme imposé de façon à arriver dans la métropole française juste avant la fermeture du Salon des Indépendants. En ce début d’année, cette exposition qui fait souvent scandale accueille des innovateurs tels Henri Matisse, Albert Marquet et Henri Manguin – tous viennent d’ailleurs de l’atelier de Gustave Moreau, symboliste qui ne témoigne pas moins d’une grande ouverture d’esprit, atelier où Henri Evenepoel[4] a vécu ses plus beaux jours. Ces trois artistes, avec lesquels Van Dongen noue des liens, forment le noyau dur des fauves.

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeCependant, ces derniers ne s’approprient qu’une place relativement modeste au sein d’une manifestation où plus de cinq mille œuvres et plus de huit cents artistes se disputent l’attention des visiteurs. Avec six peintures et deux aquarelles, Kees van Dongen n’occupe certes qu’un espace restreint, mais pour Jan Sluijters, les créations en question constituent un vrai choc, en particulier Le Moulin de la Galette (photo). Cette scène de bal aux chatoiements électriques éblouissants et à « la foule des danseurs qui se démène dans les profondeurs de la salle », ainsi que l’écrit le quotidien Het Nieuws van den Dag, représente une pièce de résistance sur laquelle visiteurs et critiques se cassent les dents – à moins qu’elle ne suscite leurs gros rires : après tout, une sortie aux Indépendants, c’est un peu effectuer un voyage de distraction. Une sortie au zoo.

    Jan Sluijters, Vue de Paris

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeEn mai 1906, Sluijters est donc de retour, et cette fois-ci, Bertha, qu’il a entre-temps épousée, l’accompagne – autrement dit, Paris est plus que jamais pour le peintre un rêve devenu réalité. Jusqu’à la mi-octobre, le couple loue une chambre crasseuse de l’hôtel Chaptal, rue de la Rochefoucauld, entre la Nouvelle Athènes et Pigalle – base idéale pour partir à la découverte des réjouissances qui se déroulent dans le triangle d’or que forment le Bal Tabarin, le café du Rat-Mort et le Moulin Rouge[5]. Le peintre ne se soucie guère de l’état de délabrement de l’hôtel, étant donné qu’il a pour dessein « de réaliser des études de la vie des boulevards, des cafés et des quartiers intéressants de la ville[6] ». Ce à quoi il s’adonne avec empressement. De la fenêtre de sa chambre, il peint le tumulte de la rue ainsi que les toits plantés de cheminées – pour quiconque pose des yeux gourmands sur l’existence, chaque motif vaut la peine d’être retenu. On peut être sûr que les membres du Comité du prix de Rome, en lisant son programme, ont été à deux doigts de s’étouffer : si leur protégé se propose de peindre des vues de la capitale (le pont Alexandre-III construit en 1900), il entend aussi s’atteler à des scènes dans une brasserie du boulevard des Italiens ainsi que dans un bistrot des Halles où les maraîchers se retrouvent la nuit. Au café du Rat-Mort, Sluijters croque au pastel et à l’aquarelle un soldat qu’une prostituée est en train d’appâter (photo tout en bas, coll. particulière). Dans ses travaux, on voit ainsi défiler pour ainsi dire tous les styles : un impressionnisme tardif ensoleillé, quelques touches pointillistes, une facture à la Van Gogh et – finalement – un prudent fauvisme. Sous l’impitoyable soleil de juillet, il peint un coin de Montmartre : « Les maisons d’un blanc jaunâtre cuisent sous les vibrations d’un ciel d’un bleu violet, parsemé de petits nuages orange ; sur le sol, les ombres offrent un fort contraste avec les pavés d’un jaune lumineux[7]. »

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeMais c’est au milieu des kermesses et dans les cafés à la nuit tombée que l’artiste brille au sens littéral du terme, tel un épigone virtuose de son concitoyen Van Dongen. La légende veut qu’il ait mis en scène, sur place, au Bal Tabarin, les personnages du tableau Café de Nuit, lancés dans une danse frénétique ; certes, pourquoi ne pas l’imaginer, retiré dans un coin de l’établissement, brossant au minimum une ébauche préparatoire sur les 30 x 40 cm de la toile ? Le blanc et le jaune éclatant des lampes se répercutent sur le bleu du fond. Le frou-frou des robes suggère le mouvement. Dans le monumental Bal Tabarin (photo) que l’artiste mettra en forme l’année suivante, une foule en fête danse avec enthousiasme sous une cascade de lumière, les lampes paraissant des guirlandes de feu – il suffit d’entrer « Bal Tabarin » dans un moteur de recherche pour voir surgir et tourbillonner d’innombrables reproductions de cette œuvre. Bientôt, les futuristes italiens prendront le relais des fauves en avançant des notions telles que simultanéité et synesthésie. Tout comme dans les créations parisiennes de Jan, les leurs retentiront des bruits de la rue et de la musique des bals. Où les peintres modernes auraient-ils pu rencontrer l’effervescence de la fête à son comble si ce n’est au Tabarin, là où les femmes étaient peu farouches et où de vrais Noirs écumaient la piste de danse ? En cette même année bénie de 1906, le peintre italien Gino Severini[8] échoue à Montmartre où il va élaborer sa toile révolutionnaire Hiéroglyphe dynamique au Bal Tabarin ; entre-temps, le virus du futurisme l’a contaminé.

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeLe Paris de Sluijters, c’est une ville dans la nuit éclairée par une lumière artificielle. Près de la Porte Maillot, il surprend des fêtards en pleine kermesse – sur les manèges, les lampes clignotent, s’allument et s’éteignent (photo). Dans ses études pour le portrait d’une danseuse espagnole qu’il entend réaliser pour le Comité du prix de Rome, il se lâche, capturant des formes dynamiques dans des boucles et de grands à-plats. Pourquoi les bras de cette femme ne seraient-ils pas verts, sa poitrine jaune et ses cuisses bleu clair ? N’est-ce pas ce qu’ont fait Gauguin et Matisse ? Ce qu’il voit début octobre, au Salon d’Automne, ne fait que renforcer son intuition. Plus tard, rentré aux Pays-Bas, il exploitera ses esquisses pour en tirer des œuvres abouties. Après son tableau « scandaleux » Deux femmes s’embrassant, le jury du prix de Rome décide de ne pas lui renouveler sa bourse. Autrement dit, l’homme qui aime tant mettre dans sa bouche l’expression : « Le beau, c’est le laid » s’est trop tôt précipité sur la voie de la modernité.

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeTout au long de sa carrière, l’artiste va vivre sur ce qu’il a vu et expérimenté à Paris. Il retourne quelques fois dans la capitale française pour y retrouver la nuit qui lui manque tant à Amsterdam et pour découvrir du côté de Montparnasse, pas à pas, le cubisme. C’est ainsi que l’art moderne cherche et se fraie un chemin : à force de contempler, de regarder en arrière, de trouver, d’oublier, de se souvenir et de répéter. Tout cela non sans des variations, des changements de rythme, des succès et des échecs. Où, selon la formulation propre à Jan Sluijters : « Je ne peins pas des objets, je peins mon émotion, la sensation des objets. […] Si le musicien est à même de trouver des sons qui restituent une image pure de son émotion, pourquoi pareille émotion ne pourrait-elle pas être traduite par des couleurs et des formes ? Et pourquoi le peintre se tromperait-il dans son dessin et ses couleurs lorsqu’il donne une représentation de couleurs et de lignes qui soulignent la forme cristallisée de cette abstraction ou qui s’écartent de la réalité photographique[9] ? »

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     


    Jan Sluijters parisien, luministe puis cubiste

     

     

    [1] Edward Burne-Jones (1833-1898), peintre anglais appartenant aux « préraphaélites ». Jules Chéret (1836-1932), peintre et dessinateur français, surtout connu pour ses affiches ; Jan Sluijters en dessinera lui aussi.

    [2] Anita Hopmans, Helewise Berger, Karlijn de Jong & Wietse Coppes, Jan Sluijters. De wilde jaren, WBooks, Zwolle, 2018, p. 7.

    [3] Ibid, p. 12. Leo Gestel (1881-1941), peintre néerlandais.

    ERIC5.png[4] Henri Evenepoel, peintre, dessinateur et graveur belge, né à Nice le 2 octobre 1872 et mort à Paris le 27 décembre 1899. En 2016, Eric Min lui a consacré une biographie : Een schilder in Parijs – Henri Evenepoel (1872-1899).

    [5] Le Bal Tabarin était situé au 36, rue Victor-Massé, le café du Rat-Mort à l’angle de la place Pigalle et de la rue Frochot. Quant au Moulin Rouge, il trône toujours sur la place Blanche.

    [6] Lettre de Jan Sluijters à Jérôme Alexander Sillem, 22 mai 1906 (Archives de Hollande septentrionale, Haarlem).

    [7] Lettre de Jan Sluijters à Vincent Cleerdin, 2 décembre 1906 (Bibliothèque universitaire, Leyde).

    [8] Gino Severini (1883-1966), peintre futuriste italien. Dans son sillage, l’Anversois Jules Schmalzigaug a réalisé en 1913 et 1914 de nombreuses « expressions dynamiques du mouvement » de danseuses, d’intérieurs de cafés et de salles de bal baignés de lumière électrique.

    [9] Jan Sluijters, « Nieuwe schilderkunst », lettre envoyée à la rédaction de l’hebdomadaire politico-culturel De Amsterdammer, publiée dans la livraison du 17 mai 1914 (citée par ailleurs dans Jan Sluijters. De wilde jaren, p. 124).

     

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  • Max Jacob : réponse du berger à la bergère

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    À propos de quelques portraits

    ou Max Jacob & Cie scrutés par Eddy du Perron

     

     

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    Au cours des années vingt du siècle passé, l’écrivain Eddy du Perron a été à maintes reprises portraituré, en particulier par l’Espagnol Pedro / Pere Creixams (1893-1965) (1) et le Hollandais Carel Willink (1900-1983) (2), mais aussi par le Grec Constantin Florias (1897-1969), le Suisse Oscar Duboux (1899-1950) (3), le Flamand Valentijn van Uytvanck (1896-1950), le Français Pascal Pia (1903-1979), l’Écossais d’origine juive russe Saul/Paul Yaffie/Jeffay (1898-1957), ainsi que par l’une de ses passions, la Belge Clairette Petrucci (1899-1994), jeune femme très courtisée qui l’a initié, si ce n’est aux plaisirs de la chair aristocrate, à certains auteurs français tout en lui permettant de rencontrer des représentants du monde littéraire et artistique du Paris eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portraitet de la Bruxelles de l’époque (4). Dans un premier temps, Du Perron a d’ailleurs estimé que cette ravissante marquise était plus douée que son ami Creixams, lequel, sans être encore célèbre, pouvait toutefois déjà se prévaloir d’une certaine renommée.

    La rencontre avec Pedro Creixams (photo) à la mi-mars 1922 du côté de Montmartre – et le même jour, semble-t-il, celle avec Pascal Pia – ne doit cependant rien à cette muse qu’il a lui-même, à quelques reprises, croquée sans guère chercher à la flatter (5). Pour ce qui est du registre du dessin ou de la peinture, relevons d’autre part que, comme beaucoup d’hommes de lettres, le futur auteur du Pays d’origine a fait l’objet de quelques caricatures. Enfin, lui qui, dans ses livres, s’est très souvent portraituré en s’attachant – une fois les pseudonymes abandonnés – à se masquer le moins possible, n’a pas manqué, à l’occasion, de crayonner sa bobine tantôt fine, tantôt poupine.

     

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    Eddy du Perron, par Max Jacob (1922)

     

    Une petite page d’histoire littéraire entre France et Hollande porte sur l’un des portraits les plus amusants de l’auteur en herbe, celui réalisé par personne de moins que Max Jacob. Cette esquisse fait en effet l’objet d’un passage du roman Een voorbereiding qu’Eddy publie en 1927 ; dans ces pages inspirées de la réalité, le poète apparaît sous les traits de Clovis Nicodème (6) et le jeune Du Perron sous ceux de Kristiaan Watteyn. La rencontre a lieu place du Tertre, durant la première moitié du mois d’avril 1922, dans l’établissement À la Mère Catherine, « maison fondée en 1793, le restaurant dont la carte présente un sans-culotte qui tient en l’air, telle une lanterne, la tête de Lemoine, l’aubergiste, surnommé ‘‘père la Bille’’ ». Une conversation portant sur la poésie contemporaine se déroule entre les protagonistes attablés dont fait partie Jeffery Dowd, alter ego de Saul/Paul Yaffie/Jeffay, ainsi sans doute que le double de Gen Paul. Le propos se porte à un moment donné sur les vers de Pierre Bicoq (alias Jean Cocteau) : comme Kristiaan se réclame, non sans facétie semble-t-il, de ce poète, Nicodème avance que celui-ci lui doit pour ainsi dire tout comme un fils doit plus ou moins tout à son père. Et de poursuivre :

     Eddy et Paul Jeffay

    eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait« Pourquoi ? Vous écrivez des vers à la Bicoq ?

    - Je ne sais pas si je le fais bien, je ne m’y suis mis que depuis quelques jours. Dans un premier temps, j’écris des vers fluides et réguliers ; ensuite, j’entreprends de trancher. Je leur coupe bras et jambes, dans la plupart des cas aussi une partie du tronc sans oublier à chaque fois la tête. J’ai l’impression qu’ils commencent à montrer des similitudes avec ceux de Bicoq.

    - Composer des vers réguliers, répond Clovis Nicodème avec bonhommie, ça n’a rien d’original.

    - Je ne peux m’empêcher de penser, rétorque Kristiaan de façon pédante, que la véritable originalité transparaît sous chaque forme quelle qu’elle soit. L’originalité d’une énième nouvelle forme me paraît une maigre nouveauté qui bien vite s’essouffle. »

    Les yeux de M. Nicodème sont remplis d’un éclat de chaleureuse moquerie. La tablée entière prête attention à Kristiaan. Docile, celui-ci reprend : « Bien entendu, vous me trouvez d’une stupidité consommée. C’est que je n’ose pas fabuler ; je vous confesse tout.

    - Non, non, proteste son interlocuteur d’un clappement des lèvres, je ne vous trouve pas du tout stupide. Je vous trouve… charmant. »

    Au dos du menu, Clovis Nicodème se met à crayonner le portrait de Kristiaan. Il lève la tête en le scrutant à chaque fois, entre ses lunettes et un sourcil en crochet, d’une pupille bleue.

    « Les yeux d’un ange, murmure-t-il pour lui-même. Les yeux purs d’un ange. La bouche… la bouche d’une danseuse. »

    Le portrait passe de main en main. Nicomède a prêté à Kristiaan une trombine ronde de gamin, ponctuée, en guise de quinquets, de deux raisins secs où se lit de la curiosité. On trouve le portrait très réussi. Clovis Nicodème se lève et, d’un large geste en direction de Kristiaan, lance : « Baudelaire enfant ! »

    Puis il prend congé. Tous de rire. Dowd est même pris d’un hoquet de contentement. Le trait d’esprit de M. Nicodème a déçu Kristiaan. Hugo n’a-t-il pas dit de Rimbaud : « Shakespeare enfant ! » ? Il se demande si le grand homme s’est payé sa tête ou s’il lui a fait la cour.

     

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    Eddy face à Du Perron (portrait double, trucage, 1918) 

     

    Max Jacob, Eddy va partager sa compagnie à d’autres reprises. Ainsi du 20 juin de la même année – à l’époque où ce dernier travaille à son Manuscrit trouvé dans une poche – avant de passer un moment à s’entretenir avec Blaise Cendrars : « Je travaille toujours à ma tentative d’être moderne. Ça ne doit pas durer plus que 15eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait jours, je serais complètement fou. Travaillant comme je le fais, avec un je m’enfichisme complet pour le résultat et en m’amusant malgré l’effort que ça me coûte malgré tout, ça va ! J’ai revu hier soir Max Jacob, après lui Blaise Cendrars, qui m’a raconté de très amusantes histoires concernant son ami Chagall. C’est curieux, en les voyant plus, c’est Cendrars que je préfère de beaucoup à l’autre. Il est énergique, causeur amusant sans faire trop d'esprit, et simple. » (7). Au cours des années qui suivent, le Hollandais et l’auteur du Cornet à dés échangeront quelques lettres (8), le Français n’étant sans doute pas insensible au charme du jeune homme au teint et aux traits exotiques. Dans Een voorbereiding, Du Perron propose d’ailleurs quelques développements sur l’homosexualité qui font manifestement allusion au futur oblat.

     Eddy, par Clairette Petrucci (1922)

    MJ4.pngMême si Eddy n’est pas forcément convaincu par le portrait esquissé par Max Jacob, il va en tirer parti en quelque sorte, tant comme séducteur que comme auteur. Multipliant les avances auprès de Clairette (photo ci-dessous), il le lui montre et se propose peu après de lui en adresser une reproduction : « comme vous semblez préférer les bonnes têtes d’enfant, ou les têtes de bons enfants, que sais-je ? (‘‘que scais-je ?’’ comme écrivait M. de Montaigne, que vous devez bien aimer) – j’ai fait photographier le dessin de Max Jacob, que vous trouvez ‘‘charmant’’ et vous enverrai une épreuve, si vous voulez. Mais comme moi je préfère les belles têtes anglaises, selon votre maman, voulez-vous faire photographier le dessin que moi j’ai fait de vous ? Sans amour-propre : c’est ce que je préfère de tout ce que j’ai fait de vous, avec kodak ou crayon » (9). Quelques jours plus tard, il tient sa promesse, non sans brosser, par écrit, un portrait assez savoureux du libertaire Henri Chassin (1887-1964), dont il vient de faire la connaissance à Montmartre, alors qu’il était en compagnie du peintre Marcel Leprin (1891-1933) : « […] Henri Chassin, secrétaire de la fédération (?) des écrivains, directeur de… ?, trésorier de… ?, chansonnier, dessinateur, anarchiste ; presque-guillotiné, auteur de 6 revues, Poète. […] Il parlait, parlait, je n’ai jamais rencontré un parleur si infatigable ! […] j’étais complètement abruti ! Je n’ai plus compris, en les quittant, que la littérature française possédait un Mallarmé, un Verlaine, uneddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait n’importe qui – il n’y avait plus qu’un géant qui avait pris toute la place : Henri Chassin ! Nom d’un nom ! Causeur amusant, très riche en mots, vulgaire et spirituel à la fois – ‘‘un des rares écrivains en France, un des rares ! qui travaillent beaucoup et qui travaillent… en pensant!’’ – il m’a réduit à un parfait silence. Il disait des énormités sur Maurice Rostand, sur Wilde et sur Kipling, sans que je répliquasse par un mot. […] Leprin, avec un bête sourire, disait, me désignant : ‘‘Faites son portait, Max Jacob a dit qu’il ressemble à Baudelaire enfant’’ (!) – ‘‘Mais non, dit-il, c’est moi qui ressemble plutôt à Baudelaire ?’’ Je faisais semblant de le croire. […] Il trouvait Jean Cocteau un fou, et Blaise Cendrars un sot. Je l’ai cru. […] Je vous envoie, ci-joint, la photo que j’ai oubliée d’insérer dans ma lettre précédente, – comme une pensionnaire de 16 ans. Vous avez cru peut-être (après ce que j’avais écrit) que je l’ai oubliée délibérément. Eh bien, non ! – c’était la conversation qui rageait derrière moi qui m’a ‘‘dérouté’’. Vous trouverez ici en même temps la copie du dessin de Max Jacob et deux petites photos de moi à l’âge de 9 mois, pour vous prouver que je ressemblais vraiment à Don Garcia de Médicis. Je regrette que les trois dents manquent ! » (10)


    eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portraitToujours en ce mois de mai 1922, le 25, alors qu’il vient d’élire domicile Chez Bouscarat, 2, place du Tertre, Eddy exprime à cette même Clairette le dédain que lui inspire le poète converti – dont l’œuvre l’occupe malgré tout ; il en vient même à croquer ce dernier dans le courrier qu’il rédige : il s’agit d’une caricature montrant le quasi quinquagénaire les mollets poilus, vêtu de bure et chaussé de sandales.

     : « Figurez-vous que Max Jacob vient d’écrire une lettre concernant Montmartre dans un numéro des Images de Paris […] je vous la copie entièrement :

     

    Monastère de Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret)

    Cher Monsieur,

    Les rares lecteurs qui veulent bien se souvenir de mon nom l’entourent d’une légende montmartroise aussi fausse qu’une légende. Je reconnais avoir des amis à Montmartre mais j’ignore, ai ignoré et ignorerai toujours ‘‘Montmartre’’. J’ai habité vingt ans les environs du Sacré-Cœur, d’abord par hasard puis par fréquentations de la chère basilique élevée au culte du Sacré-Cœur de N.-S., mais je ne suis pas de ce qu’on appelle Montmartre, je n’en aime pas l’esprit je n’en aime pas les mœurs et la plupart de ses habitants me répugnent immensément. Je n’ai aucune qualité pour parler au nom de mes amis, mais je ne trouve pas trace d’esprit montmartrois, Dieu merci, ni dans le caractère, ni dans l’œuvre de Salmon, l’humour de Mac Orlan est plus rabelaisien que montmartrois et les héros de Carco sont de toutes les fortifs et pas spécialement de celles de Saint-Ouen à la Chapelle. Pour le moment je suis de la campagne, je suis des bords de la Loire et j’espère y rester longtemps. Ceci dit, je vous remercie de penser à moi mais je vous assure bien sincèrement que je serais enchanté de ne pas voir mon pauvre nom cité quand il s’agira de Montmartre.

    Croyez-moi sympathiquement à vous, Max Jacob

     

    eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait» Il me semble qu’après ce reniement de la vie vulgaire, digne de saint Matorel lui-même, Creixams pourra faire le portrait primitif du nouveau frère de ce monastère de Saint-Benoît sur-Loire, avec un sourire bénin, et absolument rien qui rappelle le nom biblique qui – une fois ! – était bien le sien… Demain, nous irons (Creixams et moi) au Louvre. Quand le saint de Cosimo Tura ne pourra pas lui suggérer l’idée, peut-être qu’un dessin de moi dans ce genre-ci le pourra ! J’aimerais bien savoir combien de bénédictions Max a gagné avec la lettre que vous venez de lire… Vous avez raison : au fond c’est un triste type de fumiste ! J’ai beaucoup lu de lui les derniers jours. D’abord beaucoup de poésies dans Le Laboratoire central, puis des poèmes en prose, dans Le Cornet à Dés, enfin Cinématoma et sa dernière œuvre Art poétique. Je pourrais vous écrire tout un volume plein de mes impressions et idées là-dessus et aussi concernant les œuvres d’autres génies modernes. Mais j’en ai ‘‘marre’’ ! – comme du trio Maurice Yvain-Willemetz-Mistinguett. Dès que je serai à Montmartre, je recommencerai sérieusement à travailler et ne m’occuperai plus de tous ces gens comme je l’ai fait ; je les considérerai comme passe-temps et c’est tout. »

     

    MJ1.jpgMalgré ce peu de considération pour la personne de Max Jacob, Eddy ne publie pas moins le portrait croqué en 1922 dans Filter, une plaquette de 1925 contenant 49 quatrains d’un autre alter ego de Du Perron, à savoir Duco Perkens (photo ci-dessous). À l’un de ses correspondants qu’il n’a jamais rencontré, l’auteur Roel Houwink, le jeune homme écrit le 6 août de la même année (lettre ci-contre) qu’il ne « ressemble en rien au gribouillage de Max Jacob ; d’ailleurs, cette non ressemblance à elle seule peut à mon sens inciter un auteur (un de mon genre surtout !) à coller pareil portrait dans un écrit ».

     

    MJ2.pngPeu de temps avant de mourir d’une angine de poitrine quatre jours après le début de l’invasion de la Hollande par l’armée nazie en mai 1940, Eddy du Perron revient, dans un texte consacré au talent de dessinateur de divers écrivains (11), sur le croyant Max Jacob en même temps qu’il s’attarde sur Jean Cocteau (12), l’un des auteurs de prédilection de Clairette, mais personnage que lui-même n’admire pourtant guère si l’on se fie au portrait qu’il en a fait en langue française douze an plus tôt, lequel ne manque ni de nerf ni de piquant : « M. Cocteau est très intelligent, on l’a dit assez souvent ; en tout cas, il donne souvent à s’y tromper l’illusion de l’intelligence. C’est pour cela sans doute qu’il s’est débarrassé assez jeune de son maître M. Rostand père, pour se laisser en attendant influencer plutôt par M. Gide, qu’il a trouvé (toujours à temps et de façon à se persuader qu’il était lui aussi une espèce de précurseur) Apollinaire, le cubisme, Picasso, les ballets russes, Éric Satie, Sophocle, Roméo et Juliette, etc. Depuis quelque temps, fort sans doute de la réputation acquise, il s’est permis de revenir à sa nature et de s’adonner aux calembours ; il en a même fait un recueil de poésies, qui se vend sous le titre d’Opéra. Mais c’est loin d’être tout, car M. Cocteau, chez qui tout est poésie, sait au besoin créer des poètes. Il faut lire sa préface à J’adore pour apprendre comment il aeddy du perron,blaise cendrars,marcel jouhandeau,poésie,arts plastiques,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait créé M. Jean Desbordes (13) sans presqu’y songer. Déjà quand il a publié son Jean l’Oiseleur, on pouvait se douter que M. Cocteau possédait ce don en y lisant : J’ai voulu faire du blanc plus blanc que neige et j’ai senti combien mes appareils étaient encrassés de nicotine. Alors j’ai formé Radiguet pour réussir à travers lui ce à quoi je ne pouvais plus prétendre. J’ai obtenu Le Bal du Comte d’OrgelRadiguet étant mort, M. Cocteau, à travers lui, n’a plus rien obtenu ; il en a été fort inconsolable, comme tout le monde sait, mais à présent, il a pris sa revanche : il a obtenu le J’adore du petit M. Desbordes. Le petit M. Desbordes, s’est montré un disciple bien dévoué ; il a consacré dans son premier ouvrage quatre panégyriques aux ouvrages de M. Cocteau et déclaré ne pas connaître de meilleure poésie qu’Opéra. Pour le reste il a soigneusement travaillé d’après la recette connue : de l’eau de rose, très rose pâle, une étoile en papier d’argent au fond, deux gouttes de sperme. Mais c’est un sperme d’écolier et même de bon élève qui reste sans conséquence, n’en déplaise la main du maître. Ce maître qui est – n’est-ce pas ? – M. Cocteau, se révèle définitivement dans cette dernière création : afficheur, cabotin, peu scrupuleux et même plutôt sagouin. Pour tout dire : un maître auquel il convient de ne plus toucher. »

     


    Max Jacob dessinateur

     

    MJ8.pngMais revenons à l’étude rédigée en néerlandais ayant trait aux hommes de lettres qui aiment se livrer au dessin – pareille réflexion intéresse d’autant plus Du Perron qu’il a lui-même commis, en plus de portraits de proches, des dessins pour le moins érotiques (voir Un chiffre ci-dessous) –, laquelle, lorsqu’elle s’arrête sur des écrivains français du XXe siècle, ne pouvait pas ne pas évoquer Malraux : « Parmi les écrivains français encore vivants, il est à vrai dire difficile de ne pas compter dorénavant Cocteau – dont les illustrations de sa propre œuvre (par exemple celles des Enfants terribles) sont bien entendu ‘‘littéraires’’ par excellence – parmi les ‘‘véritables’’ dessinateurs. Ses réalisations en la matière témoignent d’une extrême habileté ; il ne fait aucun doute qu’il peut se reposer sur une pratique consommée. Ce qui reste donc de littéraire en lui sur ce terrain, c’est bien son ‘‘imagination d’auteur’’ ; cela dit, il y a des dessinateurs et des peintres qui, sans être des écrivains, ne lui sont en rien inférieurs dans ce domaine (et je ne pense pas même en la matière aux surréalistes pour qui l’imagination en question est devenue affaire de spécialistes). Prédécesseur de Cocteau comme ‘‘poète moderne’’, Max Jacob a toujours été un dessinateur très estimé ; bien que beaucoup moins adroit que ce dernier, il a fait des dessins, des gouaches et même, me semble-t-il, des peintures à l’huile très recherchées par les amateurs. Si on les place tous deux l’un à côté de l’autre, on relève que l’élément le plus caractéristique de Cocteau demeure le fait que ses dessins paraissent être écrits, tandis que Max Jacob laisse une certaine impression de ‘‘bâclé’’.

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    » Beaucoup moins habile que Cocteau (mais peut-être faudrait-il dire : ayant surtout une pratique moins assidue), Malraux dispose d’une imagination qui n’a rien à envier à celle de son aîné ; l’auteur de La Condition Humaine, qui, jadis, ajoutait d’un trait de plume un chat aux dédicaces qu’il écrivait pour ceux qu’il considérait comme ses vrais amis, s’affirme, dans les nombreux et variés dyables qu’il a griffonnés avec la plus grande aisance, comme l’auteur du Royaume Farfelu et d’Écrit pour une Idole à Trompe, texte jamais publié et que je crois perdu. Voyez reproduits ci-contre à droite : l’un de ses eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portraitdyables-scie au crayon, quelques autres dans un dessin plus soigné à l’encre ainsi qu’un gribouillage fait en trois secondes, qu’il me donna un jour pour que je puisse reconnaître Valery Larbaud, avec lequel j’avais rendez-vous dans un café, mais que je n’avais encore jamais vu. (Pour le prestige de Larbaud, qu’il me soit permis de préciser que ce gribouillage s’est révélé un moyen de reconnaître ce dernier beaucoup moins infaillible que ce que Malraux avait imaginé.) »

     

    Pour en revenir à l’écriture, il fait peu de doute qu’Eddy du Perron appréciait plus la prose de Max Jacob que sa poésie, du moins c’est ce qui transparaît de sa correspondance avec Clairette Petrucci, ainsi dans une lettre du 10 décembre 1922 : « J’ai terminé aussi la lecture d’un petit volume de maximes d’art de Max Jacob ; où il n’est pas fumiste du tout ; il faut lire cela ; ça vaut Cocteau ; je le garde ici pour vous. » Au point de vue de la justesse narrative, il place Le Terrain Bouchaballe bien au-dessus de Chaminadour (14). Dans une autre page, il considère la poésie de Jacob comme étant « plus raffinée » que celle de Benjamin Péret sans être cependant moins « burlesque » (15). Quoi qu’il en soit, rien n’a dissuadé Eddy, dans les années vingt, de chercher à railler la « poésie moderne » de son temps – il était peu sensible à cette veine de même qu’il montrait une réelle réticence devant la peinture abstraite eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait– à travers les pastiches réunis dans Manuscrit trouvé dans une poche (1923) – la toute première œuvre qu’il a publiée, la seule d’ailleurs en langue française. Le 25 mai 1922, il confirme à Clairette qu’il travaille sur ce projet : « […] J’ai écrit un long poème dédié à Walt Whitman, le vrai créateur du genre, puis une poésie à Jean Cocteau, une à Blaise Cendrars, une à Max Jacob ; j’en écrirai tout à l’heure une à Pascal Pia (photo ci-contre à côté de Du Perron, 1925). Vous ne le connaissez pas par hasard ? Il paraît que c’est un des plus grands entre les ‘‘modernes’’, une espèce d’Arthur Rimbaud, il a 19 ans et doit être extrêmement sensible. Je tâcherai de mieux le connaître ». Pia allait devenir l’un de ses plus proches amis. Pour compléter ce petit portrait de Max Jacob signé Du Perron, citons quelques-unes des lignes qui, dans les pages du Manuscrit, ont trait au Français, lesquelles entrent en écho avec le passage du roman cité plus haut :

     

    j’ai lu de lui tout ce que j’ai pu trouver cinématoma le roi de béotie le phanérogame le cornet à dés le laboratoire central la défense de tartufe et quelques lettres c’est que je le connais qu’il a des yeux impayables et un pli sur le nez

    j’ai étudié pour comprendre ces yeux impayables et ce pli sur le nez le personnage de septime fébur dans le roman sans histoire et grosse de détails la négresse du sacré-cœur où les vérités ne sont considérées des vérités qu’après qu’on les ait roulées du sacré-cœur à la seine et on s'arrête au bord l’eau ayant la qualité de nettoyer

     

    je ne les y ai pas retrouvés

    j’ai vu assez souvent max jacob chez la mère catherine sans savoir que c'était max jacob puis tout d'un coup j'ai su par charley et j’étais très honteux de ne connaître de toute son œuvre que le titre d’un roman je lui demandais ce qu’il faudrait lire il me conseillait cinématoma

    Max Jacob, par Modigliani (1916)

    eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portraitj’aime mieux la défense de tartufe

    j’aime mieux le max jacob présent et prêchant de la défense que le max jacob ventriloque de cinématoma mais la chanson de bon mirlifa m’a ravi

    j’ai tâché de faire une pareille chose j’ai eu ce culot mais il y a la rime c’est très difficile pour un étranger mais je suis sûr que max jacob sera complaisant car il n’est pas comme déclare monsieur neuhuys le père de la jeune poésie j’ai horreur des omissions qui témoignent d’un manque de respect max jacob est le saint père de la jeune poésie

    il est le complaisant saint père qui a la bonté sous son gilet et le je m’enfichisme derrière son pince-nez il se fichera de moi avec la plus douce complaisance je lui offre mes vers quand même je les dois à deux parties deux minuscules parties de son multiforme lui car m’a expliqué monsieur neuhuys son œuvre est un indicateur inépuisable de genres inusités

     

    j’ai fait de mon mieux pour comprendre et plus souvent je n’ai pas compris mais souvent j’ai ri et c’est pas peu je ne trouve jamais le chemin dans les indicateurs et monsieur neuhuys me permet de l’appeler un auteur difficile ceci à lui

     

    eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait[…]

    le cornet à dés le laboratoire central m’ont appris l’imprévu l’imprévu c’est une vieille femme coupée en quatre après un duo d’amour mais max jacob doit préférer l’imprévu d’un baiser d’enfant après un autodafé

    il doit détester les imprévus prévus l’imprévu prévu c’est l’imprévu expliqué une chose expliquée après est expliquée d’avance seul les imprévus qu'on n’explique jamais restent imprévus

     

    à max jacob encore cette tentative d’imprévu

     

    à la lumière de vers luisants ou d'étoiles tombantes ou de

     

    gouttes brûlantes de suif de chandelles

     

    sur du bitume et des pierres […]

     

    Daniel Cunin 

     

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    En citant les passages écrits en français par Eddy du Perron, nous avons corrigé quelques coquilles, sans pour le reste toucher à la syntaxe ni au lexique.

    (1) Quatre dessins et une toile ainsi que des dessins reproduits dans la courte œuvre en prose Claudia de 1925.

    (2) Cet artiste jouit toujours d’une grande réputation de nos jours dans son pays. Il a illustré plusieurs livres de son ami Du Perron.

    (3) Ce grand ami de Du Perron, bien que peu doué pour les arts plastiques, a illustré la nouvelle Het roerend bezit, éditée en 1924 par Jozef Peeters et Michel Seuphor.

    MJ6.jpeg(4) À propos des portraits faits de Du Perron, voir : Kees Snoek, « E. du Perron door vrienden geportretteerd », Jaarboek Letterkundig Museum, n° 8, Letterkundig Museum, La Haye, 1999, p. 35-57. Quant à ses années parisiennes et à quelques influences ou lectures françaises (Barrès, Cocteau, Larbaud, Claude Farrère, Raymond Radiguet), voir, du même auteur, deux articles publiés dans la revue Septentrion : « Sous l’œil des écrivains : le jeune Du Perron et la littérature française » et « La promesse parisienne : Eddy du Perron fait son entrée dans la vie des artistes européens ». En néerlandais, un livre de Manu van der Aa fournit nombre de précisions sur les premières années d’Eddy du Perron en Europe et sur ses rapports avec l’avant-garde : E. du Perron en de avant-garde. Kroniek van een heilzame ziekte, Bas Lubberhuizen, Amsterdam, « De Nieuwe Engelbewaarder, n° 5 », 1994.

    (5) Sur cette femme « artiste peintre » qui ne fera cependant pas véritablement carrière, on lira le chapitre 14 de la biographie que Kees Snoek a consacré à Eddy du Perron : E. du Perron. Het leven van een smalle mens, Amsterdam, Nijgh & Van Ditmar, 2005, p. 253-264. Et on lira les lettres en français que lui a adressées l’écrivain.

    MJ7.jpg(6) Le choix du prénom renvoie sans aucun doute au roi des Francs dont Max Jacob suivra l’exemple en se convertissant au catholicisme – Picasso étant son parrain –, et le patronyme à l’un des premiers disciples de Jésus. Manu van der Aa ajoute (op. cit., p. 27) que le fait que Nicodème soit considéré comme un saint et comme un écrivain (on lui attribue la paternité des Actes de Pilate ou Évangile de Nicodème) vient renforcer cette thèse, le poète tentant dès cette époque de se sanctifier en se retirant par périodes à Saint-Benoît-sur-Loire.

    eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait(7) Lettre à Clairette Petrucci du 21 juin 1922. Du Perron a donné une recension de l’ouvrage de Cendras Rhum. L’Aventure de Jean Galmot (« De verborgen avonturier. Blaise Cendras. L’aventure de Jean Galmot, OC, vol., 6, p. 45-47 ; première publication dans la revue Critisch Bulletin), couchée sur le papier le 8 mai 1931 à Gistoux, son ami Menno ter Braak n’étant pas en mesure de l’écrire lui-même. Tout comme le style de Max Jacob, celui de Blaise Cendras fait l’objet d’un pastiche dans Manuscrit trouvé dans une poche (1923), le premier livre d’Eddy du Perron. Sa correspondance et d’autres écrits apportent différents éclairages sur la perception qu’il a pu avoir, au fil des années, de l’œuvre du Franco-Suisse.

    (8) On le sait puisque, dans une lettre en date du 5 avril 1925 adressée à Julia Duboux (photo), une autre de ses muses, Eddy écrit : « Un monsieur m’a déclaré qu’‘‘ici, en Belgique’’, la politesse importe beaucoup et un autre monsieur – monsieur Max Jacob – en m’écrivant me conseille de prier Dieu : parce que ‘‘cela porte bonheur’’. C’est beaucoup, quand à force de lire, de sortir peu, de faire tout de même eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portraitl’amour, on s’est déjà approximativement suicidé. En ce moment je me sens très loin de vous. Je puis donc sérieusement vous écrire. J’ai quelques choses à vous dire. Que je ne vous ai jamais menti lorsque je vous disais des ‘‘Je vous aime’’. Que pourtant, et vous l’avez senti mieux que moi, il y a eu éloignement entre nous. Je considère cela comme très salutaire, et comme très normal, pour le moins. Dieu (pour faire plaisir à M. Jacob ?) nous empêche de nous lier romantiquement. Pour se marier il faut, pour le moins, ne pas être malade. Cela porte malheur à la progéniture. » À ce jour, on n’a pas retrouvé trace des lettres du Hollandais au Français. Du Perron a brûlé la plupart de ses papiers avant sa mort, par crainte qu'ils ne soient saisis par les nazis.

    (9) Lettre à Clairette Petrucci du 2 mai 1922.

    (10) Lettre à Clairette du 8 mai 1922.

    (11) « Bij een handvol auteurstekeningen », OC, vol. 7, p. 352-358.

    J. Cocteau, par J.-É. Blanche (1913)

    eddy du perron,blaise cendrars,marcel jouhandeau,poésie,arts plastiques,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait(12) Sur Jean Cocteau, l’homme et certaines de ses œuvres (Le Mystère de Jean l’Oiseleur), Du Perron a consacré quelques développements. Ce nom revient souvent sous la plume de l’essayiste et épistolier hollandais. Sa notice de 1928 a été refusée par la revue Variétés. Le Bruxellois Franz Hellens, animateur de la revue Le Disque vert, a probablement retouché une première mouture de ce texte : « Quant à la note sur Desbordes-Cocteau, j’aimerais qu’on te l’envoie à toi pour que tu puisses corriger encore quelques fautes, mettre quelques virgules, etc. Je pense aussi, en réfléchissant, qu’il vaut mieux ne laisser que sperme et supprimer jeanfoutresque. Il y a déjà la main du maître ! Mettons que M. Cocteau ‘‘se révèle définitivement : afficheur, cabotin, peu délicat (ou peu scrupuleux) et même assez sagouin’’. Ça a l’air moins en fureur, et plus nonchalamment dit. Tu ne trouves pas ? Et ensuite, pour la fin, au lieu de ‘‘en d’autres mots, etc.’’ on mettra : ‘‘Pour tout dire : un maître (ou : encore un maître) auquel il convient de ne plus toucher’’. Ce : ‘‘auquel il’’, n’est-ce pas un peu choquant ? Si oui, change cela. » (Lettre d’Eddy du Perron à Franz Hellens du 1er septembre 1928). Dans « Sous l’œil des écrivains : le jeune Du Perron et la littérature française », Kees Snoek consacre une section à Jean Cocteau.

    (13) Né dans le massif des Vosges, l’écrivain Jean Desbordes (1906-1944) a été l’amant et le secrétaire de Cocteau, lequel l’a portraituré à plusieurs reprises. Il lui a aussi donné un rôle dans son film Le Sang d’un poète de 1930. L’éphèbe a ensuite changé de vie, publiant d’autres titres et se mariant en 1937. Résistant, il meurt à Paris sous les tortures de la Gestapo.

    (14) Voir la recension d’Eddy du Perron : « Marcel Jouhandeau : Chaminadour I, II », OC, vol. 6, p. 187.

    (15) Cahier van een lezer, OC, vol. 2, p. 115.