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flandres-hollande - Page 19

  • Coup de cœur (1)

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    Le typhon Rob Verschuren

     

     

    La rubrique « Coup de cœur » vise à en mettre en avant des livres ou des écrivains oubliés ou qui ne jouissent pas de l’attention d’un très large public. Les évoquer, ce sera l’occasion, dans certains cas, de s’arrêter sur le travail de leurs éditeurs.

    Pour commencer, Rob Verschuren : un talent néerlandais qui stupéfie par un imaginaire hors pair glissé dans une prose parfois onirique. On pourrait la rapprocher de celle qui illumine certaines pages du Royaume interdit de J. Slauerhoff.

    Au bord d’un canal d’Haarlem, les éditions In de Knipscheer font un travail magnifique. Knipscheer, c’est le patronyme de deux frères, Jos (1945-1997) et Frank. En compagnie de son épouse, ce dernier est actuellement aux commandes de cette entreprise indépendante. Nombre d’écrivains d’expression néerlandaise ont fait leurs débuts au sein de cette maison avant de déménager chez des éditeurs de la capitale Amsterdam.

    romans,rob verschuren,in de knipscheer,pays-bas,typhon,scott rollinsDepuis 1976, In de Knipscheer s’emploie à faire vivre les textes d’auteurs ayant des liens avec les anciennes Indes orientales et l’Indonésie, les Antilles néerlandaises ou encore le Surinam. Le fonds comprend aussi des dizaines d’œuvres d’Indonésiens, de Noirs américains, d’Africains, de Sud-Américains et de Caraïbéens. Mais les portes sont également ouvertes à des poètes et romanciers d’autres horizons.

    Ainsi, deux romans et un recueil de nouvelles de Rob Verschuren ont-ils vu le jour ces dernières années « dans le Knipscheer ». Un quatrième titre, intitulé Het witte land (Le Pays blanc) vient tout juste de paraître. Après avoir exercé maints métiers et vécu en Belgique, en France et en Inde, cet auteur s’est établi au Viêtnam, le pays de son épouse. Ses trois livres sont des merveilles de fraîcheur et de virtuosité. Par sa prose envoûtante et extrêmement colorée, Typhon emporte le lecteur sur son passage.

    Quant à Stromen die de zee niet vinden (Des cours d’eau qui ne rencontrent jamais la mer, 2016, 174 pages), la critique a parlé d’un « délice sensuel » tout en soulignant une tonalité singulière. Les personnages des onze nouvelles sont à la recherche de quelque chose, sans savoir toujours de quoi au juste. Banals ou exotiques, ils prennent vie très naturellement sous nos yeux en l’espace de seulement quelques pages. Les désirs, la sagesse ou la folie qui les habitent nous touchent. Par exemple l’aveugle qui est convaincu d’être marié à la plus belle femme du monde ou la fille qui ne peut s’empêcher de mordre quelqu’un dès lors qu’elle se sent heureuse. « Ne pas trouver ce que l’on cherche, tel est le thème récurrent, nous dit un critique. Dans ces nouvelles d’une teneur universelle, on voyage à travers le monde, mais aussi dans le domaine de l’esprit. Chacune présente différents niveaux de lecture et sonde la vie quotidienne de gens ordinaires au Viêtnam, en Inde, aux Pays-Bas ou encore en France… Je n’ai pu résister au désir d’en lire des passages à voix haute rien que pour savourer le rythme de la langue. »

    romans,rob verschuren,in de knipscheer,pays-bas,typhon, scott rollinsEn 2019 a paru Het karaokemeisje (La Fille karaoké, 190 pages). Dans une bicoque d’une station balnéaire viêtnamienne, la famille Le garde la tête hors de l’eau grâce à toutes sortes d’escroqueries dont les touristes étrangers sont les principales cibles. Ainsi que l’affirme Duc, le père : « L’avenir réside dans la coopération internationale. » Phoenix, l’héroïne de ce roman picaresque est une barmaid à la vie sentimentale un peu compliquée. Elle ne fréquente des hommes que lorsqu’elle a besoin d’argent. En matière de projets vils, son frère jumeau Tommy place la barre encore plus haut en se livrant à des arnaques sur Internet pour vider le portefeuille d’âmes sensibles occidentales. Quant à leur mère, elle tient un étal de fruits et légumes « biologiques » qui proviennent en réalité des rebuts du marché. N’oublions pas le grand-père qui n’a plus prononcé le moindre mot depuis la mort de son épouse ; de surcroît, son corps est resté figé dans la posture qu’il avait dû adopter pour effectuer un long voyage à l’arrière d’une moto. Bref, une famille de criminels enchanteresse portée par une plume subtile pleine de panache et d’humour.

    Mais c’est le roman précédent qui va plus particulièrement retenir notre attention : Tyfoon (Typhon, 2018, 170 pages). Dans un quartier de pêcheurs, deux garçons et une fille sont assis dans une barque, sur la terre ferme. C’est leur dernière semaine d’école. Avant que les garçons ne se risquent sur la mer, la fille leur fait promettre de toujours rester unis. Mais quand la guerre civile éclate, l’un d’eux rejoint les rebelles. Des années plus tard, il revient en tant qu’officier de l’armée victorieuse et ne tarde pas à prendre la tête du Comité populaire local. Le second garçon est devenu un homme solitaire qui vit dans son univers. Cela se traduit par de fréquents allers et retours en barque entre le littoral et une île où, dans les parois élevées d’une mystérieuse grotte, il recueille au péril de sa vie son gagne-pain : des nids d’oiseaux. Les gens l’ont baptisé Duc noir. Malgré l’hostilité qui naît entre les deux hommes, les trois protagonistes restent liés par leur serment. Un jour, alors que la population se prépare à affronter un typhon, Duc noir gagne une dernière fois son île afin de régler ses comptes avec le passé.

    L’action de Typhon se situe dans un pays fictif qui ressemble toutefois beaucoup au Viêtnam. À l’évocation émouvante de l’amitié entre trois jeunes personnes vient s’ajouter la chronique d’une société en mutation, au sein de laquelle les valeurs traditionnelles se doivent de changer pour le meilleur... ou pour le pire. Cees Nooteboom a exprimé son enthousiasme à la lecture de cette œuvre : « On ne trouve pas souvent des personnages aussi captivants dans les romans néerlandais… Celui-ci a une teneur féérique même si tout se déroule dans une société ‘‘nouvelle’’ qui n’a rien d’un conte de fées et si pèse sur la localité la menace d’une fin dramatique. » Mario Vargas Llosa estime que le style sert d’abord et avant tout à traduire une nécessité afin de convaincre le lecteur « que l’histoire n’aurait pu être racontée que de cette manière, avec les mots, les phrases et le rythme choisis par l’auteur. » Or tel est bien le sentiment qu’éveille en nous la prose de Rob Verschuren. (D. C.)

     

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    Le poète Scott Rollins nous présente quatre passages de Typhon

    en traduction anglaise.

    À commencer par le tout début du roman.

     

     

    (1)

    Nothing ever changed in the old fishing district. The sun burned on the corrugated iron roofs and the windows and doors stood wide open to let in the sea breezes. It perennially reeked of fish. Of fish that had gone bad, of dried fish, salted squid, and of the noxious fumes of the fish sauce factory, that on some days overpowered all the other smells. There were fishermen who claimed they could find their way home just by following the stench.

    The city arose around the district, wedged between steep hills and the sea, and along the sea the land curled like a sleeping dragon. The land had slept for hundreds of years, through all global storms, but now a rebellion was brewing.

    Hardly any of this had permeated the fishing district, where nothing shocking had occurred since the typhoon of 1861. Incense was burned for the ancestors on anniversaries, there were weddings and funerals, and in practically every home a photograph of the new king and his bride was pinned to the wall. The people spoke with indulgence and without envy about the excesses of their young sovereign who had his villas built in the loveliest locations throughout the land. Didn’t they have their own feasts, and didn’t their simple fare taste better to them than it would to him? The sea put food on the table each day and the alleys were crawling with children, who were the fisherman’s real riches.

    Generation after generation the fishing district had grown towards the sea. Houses were now standing in the mouth of the river, on poles to which the inhabitants moored their narrow blue boats. Under the houses the water was dark and still. Children sometimes pulled boats into this mysterious world to do their things out of sight of the grown-ups.

    One afternoon at the beginning of summer two young boys and a girl sat in a rocking rowboat beneath the floorboards. They were wearing school uniforms and were having a serious discussion about the future. The girl had just announced the three of them were going to get married.

    The littler of the two boys frowned at her. He moved his lips as if he wanted to taste his thoughts before expressing them.

    “That’s not possible,” he said. “There aren’t any women with two husbands.”

    “So, I’ll be the first one,” said the girl with calm conviction.

    It was the last week of school. For the first time their bond had come under threat. They were inseparable, the three children in the boat, ever since they had been able to walk. A week from now the boys would go to sea and girl to the River Market, where her mother had a stand selling fish. For the first time ever, the world was hostile.

    “That’s not allowed,” said the boy. He was short and stocky. Anyone who saw him, with his bright, inquisitive eyes knew he would not become a simple fisherman. “Duc?”

    The other boy shrugged his shoulders with a smile. There was a smile across his narrow face practically all the time, which took the place of words.

    “Because I love you both just as much,” said the girl. “We have to always stay together. Forever and ever. Promise?”

    They were twelve, all three of them. The girl was no beauty. She looked like she would become one of those strapping housewives who served as a beacon and life buoy for men with wild, misunderstood, and disastrous desires.

    “Promise?”

    The youngest boy raised his hand. His fingertips reached the rough boards above his head. “I solemnly promise that Mai, Duc and Vinh will always stay together.”

    “Duc?”

    “Promise,” said Duc. He smiled his gentle smile at Mai and Vinh. Turning around he squinted across the mouth of the river sparkling like an ocean of shards of glass, at the bay, where five dark rocky islands rose from the water…

     

    (2)

    Rob Verschuren, sa nièce, son épouse, sa belle-sœur

    romans,rob verschuren,in de knipscheer,pays-bas,typhon,scott rollinsShe was known by countless names, but her honorary title was the same in every language and dialect: The Black Goddess. Long before Saint Peter had gotten the keys to the kingdom of heaven and Gautama the Buddha had left the shade of his banyan tree, her dominion over heaven and earth had been recognized by everyone in the land, even though different powers and deeds were attributed to her in different places. People who live on the sea need different gods than those who live in the mountains. To the Hmong she was the living earth mother, who ruled over the sky, the clouds, the wood, the trees and rice, and who had given birth to thirty-eight daughters, none of whom it is told wore clothes. For the tribes along the coast she was the goddess of the sea, who provided mankind with food and afflicted it with typhoons. She was ancient. Older than the sea, older than the love between man and woman, of whom she was also the goddess. Before the earth had taken on form, she was the sole creature in the black chaos. In her loneliness she cried salty tears, and these tears became the oceans.

    Of all her mortal children, only the Hmong had remained true to her. Buddhism had come from China, from the West the hopeful message of the crucified son of God, propagated by the missionaries who followed in the wake of the colonial armies like vultures.

    Worshipping her had undergone a short-lived revival in the city by the sea when famine was at its height and the threat from the North at its greatest. Now the path to her ruined sanctuary was once again choked with weeds. The war was over and there had not been a typhoon for over a century. For the time being the citizens made do with their younger gods. The odd person who still claimed that the pitch-black rocky peak sticking out of the water at some distance from the other islands, was her earthly place of residence, could count on being the butt of a good joke…

     

    (3)

    Nothing in his life had prepared him for the cave of the Black Goddess. It was not large, but exceptionally high. Just under the roof was an irregularly shaped gap maybe ten meters in diameter. The bright blue sky over his head was reflected in the tranquil water at his feet, and where sunlight hit the walls, the rock gleamed like polished steel and crystals of olivine glittered brightly and green. Pillars of basalt rose like gigantic organ pipes on all sides. He stood in the pool with his mouth open, a newly baptized convert, filled with glory and awe. This was the most beautiful sight he had ever seen. There was not a god worshipped in the entire world, who had a cathedral like that of the Black Goddess.

    There were birds, less than in the other caves, as if only a tiny elite gained access to this holiest of holies. But where were the nests? That is when he saw them, drops of blood on a black skin. The red nests that were the rarest and most precious ones of all.

    With a shock he realized what he was missing. There was not a piece of scaffolding in sight. He would have to build it himself, drag the poles through the narrow crevice. He laughed out loud. No, he would climb here like only he could. Without aids, man against rock. He examined the walls. They sloped towards one another, like a pyramid rising to an apex. The only wall that was more or less straight was at the back. It looked possible to do, even though the vertical layers of basalt did not make it any easier.

    He splashed through the water to solid ground. The pool covered more than half the surface area of the floor, and the smell of the sea was stronger than in the other caves. A gold colored cockroach, as big as a fist, scuttled away over the carpet of bird droppings, as he set foot on dry land.

    A man was lying in front of the rear wall, or what was left of him. Insects had eaten away the flesh and left behind a white skeleton in a pair of pale overalls.

    Duc looked up and tried to estimate from where he had fallen. The wall gave no indication, to him it all seemed just as steep and difficult to climb.

    He inspected the cracks and crevices for a while, trying to work out a route to the first nests. Then he went back through the pool. With the coil of rope from his boat he shuffled back into the cave. He tied it to the skeleton and dragged it behind him, over the layer of droppings and through the water. He tied the rope to an oarlock and rowed to the open sea. This is where he untied it. As he watched the loops vanish beneath the surface of the water like a writhing sea snake, he sought words to utter a prayer.

     

    (4)

    romans,rob verschuren,in de knipscheer,pays-bas,typhon, scott rollins…Duc found a new love, just as passionate as his love for the birds. He was fascinated by the way little Phuong gave names to the things around her. Everybody said she was slow at learning how to talk. She kept chattering stubbornly away in her imaginary language, even though Mai did her utmost to teach her words. Duc heard something in her twittering resembling the language of the birds, which he had fruitlessly studied his entire life. He suspected that in both cases strange and important things could be learned, that would only be revealed when you stopped searching for meaning.

    As a young man he had been convinced the birds would speak to him one day, just as they spoke to the gods. Later, he had concluded that the words used by The Buffalo, were meant symbolically. Zaj probably came closer to the truth: that birds sang to avoid collisions. This dovetailed more with the scientific position that the various sounds were social signals. A primitive form of communication with a functional purpose. But that explanation did not satisfy him. The song of hundreds of birds in the stone clock tower of the cave was too majestic, too moving. And it was never the same. Sometimes it sounded raw and chaotic and other times like a song of jubilation. Why look for a meaning?

    It struck him that human words too seldom had a meaning. That most conversations were not carried out to convey anything, but as a pastime or ritual. Out of a fear of silence.

    Maybe the birds sang for their pleasure, like people whistling a tune. Ram had once told him about the Hmong’s whistle language used by hunters to communicate with each other in the jungle.

    “It’s our real language,” said Ram. “Older than our spoken language. Anyone mastering the whistle language can express just as much as with words. Do you know what else it is used for?” Ram grinned. “For love. The young men walk through the village in the evening whistling poems. When a girl responds from the darkness, they begin their courtship.”

    He had often longed to go and visit Ram’s village and listen to the whistling of the lovers in the mysterious jungle night.

    Why would the language of birds or a child not be poetry? Or have some other function, which science could not fathom? How would the world look if there was a language in which you could say exactly what you thought? Or a language with only words for beauty and joy? One question begat another. He could continue to brood about it his entire life without finding an answer. That is why he had stopped searching for meaning. In the sounds of birds and humans he listened to rhythm and harmony, like in the rolling of the surf and the beating of the rain on the corrugated iron roof.

     

     

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  • La belle Hollandaise

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    L’une des dernières sculptures

    d’Edmond Moirignot

     

     

    14. La jeune Hollandaise ou La belle Hollandaise, 1989, 57,4 cm.jpg

    La jeune / belle Hollandaise, 1989, 57,4 cm 

     

     

    La belle Hollandaise ? Non, pas la toile de Picasso. Une sculpture d’Edmond Moirignot (1913-2002), artiste encore trop peu mis en lumière, qui connaît toutefois un regain d’intérêt. La présente évocation de l’artiste résulte d’un coup de cœur, pour ne pas dire d’un coup de foudre, au moment de la découverte de sa Jeune Hollandaise, aussi appelée La belle Hollandaise.

    À l’occasion d’une exposition récente organisée à Paris (voir vidéo), les éditions de Corlevour ont publié Emond Moirignot. Le chant du monde, un ouvrage rehaussé de photographies signées Andrew Brucker et Diogo Porcel. Ce livre donne la parole à quelques amoureux de l’œuvre. Écoutons deux d’entre eux qui offrent une première approche de ces créations - on observera bien entendu un arrêt sur la singularité de cette Hollandaise - mise en vis-à-vis de la Mère courage - dont les archives gardent peut-être certaines traces biographiques… Mais en premier lieu, parole à l'artiste (vidéo de 1990).

     


     

     

    « Avec Alberto Giacometti et Germaine Richier, le sculpteur Edmond Moirignot (1913-2002) appartient à une famille de sculpteurs qui, après-guerre, renouvelèrent la sculpture figurative pour exprimer avec une intensité nouvelle l’homme et son drame. Son œuvre affirme la foi en l’être qui pense et qui aime. L’âme est son centre de gravité et chaque sculpture crée ainsi un espace infini. Il s’y exprime la méditation, voire la mélancolie de qui s’interroge sur le temps, la vie, le monde et le néant. C’est un univers qui semble venir du fond des âges tout en étant complètement de notre temps. Moirignot est inclassable, pas de maître, pas d’élèves, pas d’intégration à un groupe. Il est de son temps mais vise à dépasser le temps. Il est libre. Il est seul. »

    Claude Jeancolas (à qui l'on doit le catalogue raisonné, photo ci-dessous)

     


    exposition Mairie du VIe, Paris, février 2020

     

     

    Moirignot-catalogue raisonné.JPG« Essentiellement figuratif quand nombre de contemporains se tournent vers le primitivisme ou l’abstraction, son art reste fidèle aux formes ancestrales venues des Grecs, puis de la tradition occidentale de l’art religieux. Ses sculptures passent au crible du désenchantement occidental du XXe siècle, comme celles de ses confrères, mais sans rompre avec l’homme d’hier. Tandis que ceux-ci réinventent l’abstraction humaine et ses codes symboliques pour sauver de la déchéance l’idéal humaniste, Moirignot garde son cap, renouvelle son allégeance à la sagesse millénaire qui distingue les hommes et les dieux, la perfection et l’humain. Il ne perd pas foi en l’homme reçu de la tradition ; il élargit simplement un peu plus les bras pour recevoir et explorer un désir inébranlable d’une humanité debout. L’aspect rugueux, presque volcanique, de ses rondes-bosses et leurs formes allongées rappellent – évidemment – celles de Giacometti, mais sans se délester totalement, et ce jusqu’au bout de sa trajectoire de sculpteur, des courbes généreuses que dicte la nature. En témoigne encore une de ses dernières œuvres, La jeune Hollandaise, en 1989. […]

    Ses œuvres féminines portent en elles cette dimension d’intériorité, comme en gestation d’un mystère dont elles sont les réceptacles, tantôt à leur insu, tant leurs gestes sont remplis d’une douce insouciance, tantôt délibérément, lorsqu’elles s’adonnent à l’activité de contemplation intime qui leur incombe. Cette qualité, cette vocation de la femme à contempler le monde dans sa dimension intime trouve divers échos dans la littérature et la pensée occidentales. De manière emblématique, la philosophe Édith Stein recourt également à l’enfantement comme la condition concrète de la femme. La femme imprimerait ainsi en tout son être la virtualité de la gestation qui lui confère un sens aigu de l’unité entre corps et âme ainsi qu’une sensibilité propre à saisir, dans un recueillement naturel, l’intimité du monde. L’écoute et l’acte de recevoir, dans le recueillement, l’être du monde, est précisément ce qui se dégage de l’acte artistique de Moirignot. Avec le surgissement de La Nuit apparaît la fécondité du sculpteur, née de sa concentration silencieuse et de sa sensibilité à l’unité du corps et de l’âme.

    La Nuit, 91,7 cm

    MOIRIGNOT-LaNuit.jpgLe corps y parle superbement, par la puissance de son évocation matérielle. La Nuit est oxymore, portant concrètement l’obscur en même temps qu’un jaillissement vers la lumière. Elle marche, s’avance, confiante, le corps tendu vers la source qui révèle, dans l’escarpement du bronze, l’attente d’une fécondation qui achèvera de lui donner sa forme propre, définitive. Qui suis- je ?, s’interroge La Nuit. Elle se fait représentation concrète d’un destin que tous embrassent, l’attente de l’accomplissement de l’être par la lumière venue d’un autre.

    La vocation de l’artiste se précise alors, sentinelle de l’invisible qui le précède et le dépasse. Il est le témoin continuel de l’inaccomplissement de ce qui se donne dans l’horizon du monde, ici, l’être humain. Le caractère accidenté de ses surfaces est à ce titre un élément essentiel de son travail, qui différencie Moirignot dans la sculpture figurative du XXe siècle. Étonnamment, La jeune Hollandaise et Mère courage sortent toutes deux de terre en 1989 : la première est lisse, parfaitement dilatée de sensualité, déployée dans un geste d’une lassitude extrême ; la seconde est rompue par les ans et cependant toujours debout, tirant dignement derrière elle le poids de son histoire. Ces dernières réalisations tendent un miroir à l’artiste, tiraillé par un appel paradoxal : arqué par un désir idéal de pleine lumière, il est pourtant le commis d’une beauté qui se dérobe toujours, dans l’obscurité où se retire le monde.

    Le duo témoigne d’une condition que Moirignot n’a eu de cesse d’explorer et d’assumer dans son art par la représentation d’œuvres porteuses de leur inaccomplissement. Il aura été un chercheur, un homme en marche. Sa statuaire masculine, tout aussi accidentée du point de vue de la matière, présente ce visage profondément humble teinté d’incertitude : l’insouciance juvénile qui traverse les femmes laisse place à une gravité sans illusion. Mais ces hommes demeurent authentiquement en chemin, le regard au loin, horizon ou ciel, en attente de l’illumination ultime qui leur révèlera le mystère de leur insuffisance. La révélation contenue dans la démarche de Moirignot n’est jamais que surgissement, ponctuel, en attente d’une pleine lumière qui viendra lui donner sa parfaite mesure.

    Mère courage, vers 1989, 43 cm

    15. Mère courage, vers 1989, 43 cm.jpgLa place fondamentale laissée à la femme dans l’ordre de la représentation mais aussi dans l’approche de l’acte artistique n’est finalement pas sans interroger la résonance de cette œuvre pour notre temps. Il faudrait parler de reconnaissance avortée pour ce sculpteur dont les prétentions dans l’espace public étaient un faix trop lourd pour son intransigeance. Là où ses condisciples à l’École des beaux-arts ont pu percer, tel Karl Jean Longuet, s’associant à d’autres artistes dans des commandes d’envergure institutionnelle et voguant sur le flot de l’avant-gardisme abstrait, il est resté marginal et particulièrement méconnu. Même une rétrospective au Sénat en 2006 n’a pu exhumer l’once d’une réputation oubliée.

    Cela tient sans doute à un caractère qui n’a pas su ou voulu se saisir des opportunités ; cela tient peut-être aussi au fait que notre temps n’est pas au recueillement de l’intime mystère dans l’ordinaire, caractéristique proprement féminine si l’on en croit l’anthropologie d’Édith Stein. Le besoin d’efficacité inhérent à toutes les strates de notre être contemporain, comme impact visible et tonitruant de tout geste, parole, livré dans le chaos de notre horizon collectif, occulte toute exigence d’écoute profonde. « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne, nous dit Bernanos, si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » L’époque de Moirignot, notre époque, est contre lui, mais il participe de ces lueurs héroïques qui échappent à l’emprise de leur siècle, à l’étriquement des idées et des mœurs, pour livrer un combat honnête. »

    Pauline Angot

     

     

     

    COUV-edmond-moirignot-le-chant-du-bronze-corlevour.jpg

     

    SOMMAIRE

    Pauline Angot Introduction

    Claude Jeancolas Moirignot. L’homme, l’atelier, l’artisan du bronze

    Pierre Monastier Edmond Moirignot, la matière en attente de l’aube

    Pauline Angot La femme dans l’œuvre d’Edmond Moirignot

    Frédéric Dieu Edmond Moirignot : l’élan de la grâce

    Edmond Moirignot Moirignot par lui-même

    Chronobiographie d’Edmond Moirignot

     

     


    Vernissage de l'exposition Edmond Moirignot

    galerie de la Plaine, Saint-Denis, 14/11/2019

     

     

  • Le Hollandais félibre

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    Une page de Pieter Valkhoff

     

     

    PieterValkhoff.jpgProfesseur de littérature française à l’Université d’Utrecht, rédacteur d’une collection dédiée aux arts français – 19 volumes entre 1917 et 1922, dont son De Franse Geest in Frankryks letterkunde (L’Esprit français dans la littérature de France) ou encore la monographie de Francis Jammes du poète flamand Jan van Nijlen – et Sòci dóu Felibrige (membre associé du Félibrige), Pieter Valkhoff (1875-1942) a entre autres donné des cours de provençal à Utrecht ainsi que, dans les années vingt du siècle passé, des conférences sur les lettres néerlandaises à la Sorbonne.

    Il est l’auteur de divers essais portant sur les lettres françaises ou sur les liens entre celles-ci et les lettres néerlandaises : « Rousseau en Hollande », « La formule L’Art pour l’art dans les lettres françaises », « Mots français dans la langue néerlandaise », « Zaïre et La Henriade dans les lettres néerlandaises », « Des étrangers à propos de notre littérature », « Le roman moderne hollandais et le réalisme français », « Voltaire en Hollande », « Lamartine aux Pays-Bas », « Sur le réalisme dans les lettres néerlandaises après 1870 », « Le naturalisme français et le Mouvement des années 1880 », « L’âme française dans la littérature française », « Constantin Huygens et ses amitiés françaises », « Emile Zola et la littérature néerlandaise »… sans oublier des contributions sur Anatole France, Flaubert, Ronsard, Rimbaud, Huysmans, Th. Gautier, Molière, Mme de Charrière… ni une préface à la première traduction néerlandaise du Voyage au bout de la nuit. Un volume posthume regroupe certains de ses essais : Ontmoetingen tussen Nederland en Frankrijk (Rencontres entre les Pays-Bas et la France, 1943).

    un numéro de Mécano

    MECANO.jpgLe 21 septembre 1929, soit un mois avant le krach boursier, Le Figaro lui a ouvert ses colonnes pour entretenir les lecteurs de la littérature de son pays. Malheureusement, tout en déplorant comme nombre de ses compatriotes la méconnaissance de cette littérature dans l’Hexagone, par son ton, son vocabulaire, ses choix et certaines maladresses (par exemple l’évocation du discours du maire d’Amsterdam), le francophile ne met guère en valeur les meilleurs œuvres des prosateurs et poètes hollandais du moment. S’il fait allusion à l’architecture la plus récente (on songe à Berlage), il emploie le terme « avant-garde » à propos de revues, certes non dénuées d’esprits entreprenants et innovateurs, mais beaucoup moins radicales, tant en matière d’art, d’architecture et de littérature que De Stijl et Mécano de Theo van Doesburg.

    D’autre part, Valkhoff s’avance un peu vite lorsqu’il écrit que « la Hollande, peuple de marins, d’explorateurs et de coloniaux, possède fort peu d’auteurs de romans maritimes ou indonésiens ». Certes, Arthur van Schendel n’avait pas encore publié ses grandes épopées situées sur les océans ; mais des auteurs moins en vue avaient lancé leur imaginaire vers le grand large, ainsi d’A.J. Dieperink au milieu du XIXe siècle ; et Johan Fabricius n’avait-il pas publié en 1924 son best-seller De scheepsjongens van Bontekoe (un roman jeunesse qui devait devenir un livre culte). Quant aux Indes néerlandaises, si Maria Dermoût, A. Alberts, Madelon Székely-Lulofs, Eddy du Perron ou encore Beb Vuik ne s’étaient pas encore manifestés, l’universitaire aurait très bien pu traiter des œuvres majeures d’Augusta de Wit, évoquer P.C. Daum ou encore le roman La Force des ténèbres, l’un des chefs-d’œuvre de Louis Couperus. Il passe aussi sous silence Van de koele meren des doods (Des lacs froids de la mort, très vite traduit en anglais : The deeps of deliverance, et en allemand : Wie Stürme segnen) de Frederik van Eeden, assurément un autre point culminant de la création romanesque hollandaise du premier quart du XXe siècle. Pour ce qui touche à la poésie, pourquoi taire le grand vitaliste H. Marsman, le précieux P.C. Boutens ou encore J.H. Leopold, disparu à peine cinq ans plus tôt ?

     

    adaptation du roman de F. van Eeden pour la télévision

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    La littérature hollandaise contemporaine

     

    Pendant le mois d’août, des ministres, des financiers et des journalistes français se sont trouvés, grâce à un séjour prolongé, dans un contact intime avec la Hollande. Quelques-uns ont renouvelé une connaissance faite autrefois, d’autres ont découvert un petit pays qui leur était absolument inconnu. Des articles élogieux dans la presse française ont parlé des riches musées de La Haye et d’Amsterdam, des vastes ports bruyants de Rotterdam, des canaux endormis d’Amsterdam, bordés de vieux hôtels du XVIIe et du XVIIIe siècle qui évoquent tous un passé glorieux. Des visiteurs français, traversant des prairies, ont levé des yeux ébahis vers des navires qui, voguant au-dessus d’eux, profilaient leurs silhouettes étranges sur un ciel bleu vibrant de soleil ou tumultueusement nuageux. On a dit le charme des fleurs, qui, en été, sont le plus bel ornement des villes et de la campagne hollandaises. On a vanté la jeune architecture hollandaise, le nouveau style, qui, par l’adaptation de la construction au milieu, l’harmonie entre la forme et la destination, l’effort vers la simplicité des lignes, attire les regards de tous les architectes étrangers. Mais ce dont les Français se sont occupés fort peu, c’est de la littérature hollandaise d’aujourd’hui (1).

    André Theuriet (1878), par J.-B. Lepage

    André_Theuriet_by_Bastien-Lepage_1878.jpgDe retour en France, après une tournée de conférences en Hollande, André Theuriet publia des impressions de voyage dans Le Parlement. Dans un article du 21 mars 1881, il fait connaître à ses compatriotes la littérature hollandaise, en traduisant des poèmes et des fragments de prose. Theuriet s’excuse des contresens dus à son imparfaite connaissance du hollandais, qui lui permet néanmoins de deviner les beautés, « comme on devine le charme d’un paysage à travers la brume transparente » (2). Louons l’effort de l’auteur de Raymonde, tout en regrettant qu’il n’existe ni un Panorama de la littérature hollandaise moderne ni une Anthologie, comme il en existe d’excellents pour la littérature flamande, de MM. André de Ridder et Willy Timmermans, publiés chez Champion.

    Le flamand, le hollandais et l’« africain », c’est-à-dire la langue des Boers, sont des langues sœurs de caractère néerlandais, qui se touchent de fort près, mais qui, d’autre part, diffèrent considérablement par le vocabulaire, la syntaxe et l’esprit qui les anime. Ne voit-on pas la même chose dans la peinture ? La sensualité et l’exubérance, si fréquentes dans la peinture flamande, sont assez rares chez les peintres hollandais. La divine beauté des toiles de Vermeer est faite en grande partie d’une finesse de sentiment et de touche, qui n’est aucunement flamande. C’est ce don de diviniser les gens et les choses les plus simples, la plus humble réalité, qui caractérise l’école hollandaise, et c’est ce même don qu’on retrouve parfois dans notre littérature. Mais il faut connaître notre langue, il faut en savoir apprécier toutes les nuances, pour aimer, par exemple, comme elle le mérite, l’œuvre du magicien des lettres hollandaises qui habite Haarlem, ville des tulipes et des Frans Hals, Jacobus van Looy (3), vieillard dont le nom est prononcé avec la plus profonde vénération par les Hollandais de tout âge. Van Looy est non seulement un peintre de grand talent, qui, quand il expose – ce qui arrive rarement, hélas ! – nous montre des merveilles, un champ éblouissant de capucines ou un moissonneur qui n’est pas inférieur aux travailleurs de Millet, il a créé également, en prose, des fêtes féeriques, en illuminant les événements les plus simples, une promenade à travers les dunes de deux amoureux, l’anniversaire d’un ouvrier malade qu’entoure l’affectueuse tendresse de sa femme et de ses enfants, la visite, pendant la nuit, à un cactus noctiflore, un pêcheur à la ligne, guettant patiemment sa proie aux bords de l’Amstel, sous un ciel de vent et de pluie.

    J. van Looy (1911), autoportrait

    Looy 532px-'t_Dresdener_petje._Zelfportret_door_Jac._van_Looy.jpgIl y a quelques années, lors d’une visite du roi de Suède, le bourgmestre d’Amsterdam, vantant dans un discours de banquet les littérateurs suédois, les opposa aux écrivains hollandais à qui il reprocha leur manque d’imagination. Il y avait une part de vérité dans cette critique trop absolue et trop générale. En effet, les auteurs hollandais ont trop longtemps tourné dans le même cercle, en reproduisant invariablement des tableaux de la vie de famille, des aventures sentimentales de gens assez banals. L’humble vérité, chère aux réalistes, mais sans tragique grandiose, sans la coloration et la lueur magiques d’un Rembrandt ou d’un Van Looy.

    Pourtant, il y a d’heureuses exceptions, et le bourgmestre d’Amsterdam aurait dû y penser. Il y a Louis Couperus qui vivait encore au moment du discours, le magistral évocateur de la Rome des empereurs, de la décadence surtout, et de tant d’autres époques lointaines, auteur de romans sur Héliogabale et sur Alexandre le Grand, qui sont de splendides vies romancées (4). Il y a M. Israël Querido, esprit épique et visionnaire, qui, dans un cycle de quatre romans, avec une trop grande richesse de détails, peignit la vie grouillante des quartiers populeux d’Amsterdam, et les violentes passions qui les agitent. Son imagination orientale amena M. Querido à tenter une résurrection du monde biblique, en plusieurs volumes, dont le dernier est l’héroïque et tragique vie de Samson (5).

    Valkhoff3.jpgCe n’est certes pas à M. Querido qu’on pourrait reprocher un trop peu d’imagination, ni à M. Arthur van Schendel (6), dont Een zwerver verliefd (traduit en français par M Louis Piérard sous le titre de Le Vagabond amoureux) conte délicieusement la mélancolique existence d’une âme inquiète et rêveuse vers la fin du Moyen Âge italien, ni à M. Aart van der Leeuw (7), auteur de plusieurs contes fantaisistes, dont je ne cite que Ik en mijn speelman (Moi et mon ménétrier). Rien de plus charmant ni de plus spirituel que ce roman dont la scène est au XVIIIe siècle et qui raconte les aventures du jeune marquis Claude de Lingendres qui, accompagné d’un joueur de guitare, bossu, court le pays, fuyant les poursuites d’un père tyrannique qui voudrait le marier à une femme qu’il ne connaît pas. C’est ainsi que Claude rencontre la jolie Madeleine qui, elle aussi, se cache devant la volonté d’un père brutal, et qui, plus tard, se trouvera être, grâce à un heureux hasard, la femme qu’on lui destinait. Ce livre, plein de souriante poésie, ferait, traduit, les délices du lecteur français.

    À côté de ces imaginaires et de ces fantaisistes est venu se ranger, depuis quelques années, un jeune auteur qui, ayant passé sa jeunesse dans les Indes occidentales, a gardé la cuisante nostalgie de son pays natal, dont il évoque la bizarre beauté dans un de ses livres, Zuid Zuid West (Sud-Sud-Ouest). M. Albert Helman (8) écrit une prose simple, sans aucun ornement superflu, une prose directe, singulièrement prenante. Cela se voit aussi dans son dernier livre, Hart zonder land (Cœur sans pays), qui promène le lecteur dans une série de petits contes à travers la Guyane, la Chine, la Russie, l’Afrique et la Hollande, où se passent des aventures étranges et douloureuses. Il est assez curieux de constater que la Hollande, peuple de marins, d’explorateurs et de coloniaux, possède fort peu d’auteurs de romans maritimes ou indonésiens. Je signale pourtant, à côté des livres d’Albert Helman, l’œuvre de deux poètes, celle de M. J. Slauerhoff (9), qui est médecin de bord en Extrême-Orient, et celle de M. A. den Doolaard (10), qui est un grand sportif. Slauerhoff fut un fervent de Tristan Corbière, dont on trouve l’influence dans ses poèmes. Dans ses figures d’outcasts, de pirates et de desperados, Slauerhoff incarne ses désirs du macabre, de la violence et de l’infini des océans. On peut comparer avec « Le Bateau ivre » de Rimbaud « Het eeuwige sehip » (Le Vaisseau éternel), qui chante les mystères des mers et des océans lointains (dans le recueil Eldorado). Ce goût de l’aventure, de la vie ardente, je le trouve également dans les vers de Den Doolaard. Un de ses recueils, De wilde vaart (La Course folle), renferme quelques ballades d’une sauvage beauté, celles du soldat inconnu, du matelot, des vagabonds morts, des buveurs de dry gin, de la femme noire, et un poème sur la mort d’un viking, qui révèlent toute une âme tumultueuse et passionnée qui aurait été chère au grand Verhaeren.

    Valkhoff4.pngVoilà, chez de jeunes auteurs, de belles promesses et déjà des réalisations de valeur. Nous en trouvons d’autres, quand nous parcourons les revues d’avant-garde : De Vrije Bladen (Les Feuilles libres), De Stem (La Voix) et, surtout, les revues catholiques Roeping (Vocation) et De Gemeenschap (La Communauté). Ce qui frappe dans tous ces périodiques, c’est l’intérêt qu’on y porte à la littérature française moderne. Roeping consacra un numéro spécial à la Russie littéraire et artistique d’aujourd’hui, mais publia également un « fascicule français » (numéros 8 et 9, mai-juin 1927). Celui-ci renferme, entre autres, de la prose et des vers de Maritain, Jacob, Reverdy, Harlaire (11), un excellent article sur Ghéon par le traducteur du Comédien et la Grâce, M. Willem Nieuwenhuis (12), une traduction d’un poème de Claudel, par M. Anton van Duinkerken (13), qui a publié également en hollandais une anthologie de Hello. Il renferme aussi une étude sur l’École du « Roseau d’or », par M. Van der Meer de Walcheren (14), que Léon Bloy convertit au catholicisme. Il est sans contredit, que Claudel poète, avec son expression audacieusement réaliste du divin, influence beaucoup la jeune poésie catholique hollandaise, qui diffère du tout au tout de la littérature religieuse de nature bonasse et doucereuse d’autrefois. Du reste, il faut constater chez les jeunes auteurs hollandais un renouveau d’intérêt pour la littérature française. Gide, Duhamel, Cocteau, Radiguet, Montherlant, Mauriac, Green, Cendrars, Massis, Benda sont vivement discutés dans les revues d’avant-garde.

    Valkhoff5.pngSi, en prose et en vers, un nouveau réalisme commence à poindre, qui est souvent plein d’imprévu, comme l’œuvre de M. Helman et celle de son collaborateur au Gemeenehap, M. Albert Kuyle (15), l’ancien réalisme, héritage de Balzac et de Zola, n’est pas mort dans la littérature hollandaise d’aujourd’hui. Loin de là. Il est cultivé par de nombreux auteurs, dont plusieurs femmes. Chose curieuse. C’en est fait complètement de la prudente réserve, de l’anxieuse pudeur avec lesquelles l’auteur femme en Hollande d’il y a trente ans s’exprimait sur la vie des sens. Ne nous plaignons pas. Nous devons à l’audace avec laquelle les écrivains hollandais abordent, depuis quelque temps, les problèmes de la sexualité, toute une littérature psychologique hautement intéressante. C’est, pour ne citer que quelques exemples, Eva, de Mme Carry van Bruggen (16), qui, comme Colette, aime à se confesser dans ses romans. Le plus récent trace, en lignes vibrantes, dans un style cinématographique, une vie de femme, jeunesse agitée par les troubles de la sensualité, vie manquée d’épouse, rencontre à l’âge de quarante ans d’un homme, qui, soudain, va tout droit au cœur d’Eva, « comme les abeilles trouvent, sans hésiter, le chemin du cœur de la fleur ». Pour la première fois l’amante s’éveille en elle, triomphante et heureuse. Nommons encore Mme Alie Smeding (17), que hante l’angoissant problème des instincts passionnels refoulés, chez l’homme et chez la femme. Het wazige land (Le pays nébuleux) est le drame poignant d’une vieille fille, que torturent un sang ardent et le désir inavoué d’avoir un enfant. On voudrait pouvoir montrer, par des traductions, la valeur de pensée et de langue de tous ces livres. Mais on doit craindre que ces chefs-d’œuvre n’arrivent jamais au lecteur français tant que le hollandais restera en France plus ignoré que n’importe quel dialecte-arabe. Connaîtra-t-on jamais en France d’autres ouvrages hollandais, qui sont, dans leur genre, de vrais chefs-d'œuvre ? Les Vies de Rousseau et de Garibaldi, de Mme Henriette Roland Holst (18), qui est aussi une grande poétesse ? L’Erasmus et De Herfsttij der Middeleeuwen (Arrière-saison du Moyen Âge), résurrection du XVe siècle français par un érudit doublé d’un fin lettré, qui enseigne l’histoire universelle à l’Université de Leyde, M. J. Huizinga (19) ?

    On ne les connaîtra pas, peut-être, tant que la France se désintéressera de notre langue et de notre littérature, qui, seules de toutes les langues et de toutes les littératures du monde, ne sont pas enseignées à la Sorbonne.

     

    P. Valkhoff.

     

     

     

    MonsieurSpleen.jpg(1) Au nombre de ces voyageurs, la plupart séjournant sans doute en Hollande en raison de la Conférence de La Haye, on comptait l’académicien Henri de Régnier qui ironise sur cette ville où régnait déjà, semble-t-il, le fameux esprit de compromis, ce poldermodel ou « modèle du polder » : « C’est une charmante ville que ce La Haye où les diplomates en congrès sont en train d’accommoder à la sauce hollandaise les restes refroidis de la guerre et tâchent d’en faire un mets digérable pour l’estomac si délicat de la paix. La Haye, d’ailleurs, est un lieu fort propice à cette cuisine hygiénique. Son calme se prête aux discussions et leur permet de durer ce qu’il faut pour que les opinions contradictoires finissent pas s’y concilier à petit feu et à l’étouffée, de façon que les ententes ainsi réalisées laissent à chacun des participants un arrière-goût de mécontentement que chacun d’eux s’en va chez soi savourer à loisir. Souhaitons cependant que les congressistes n’emportent pas de La Haye de trop indigestes souvenirs. Ce n’est pas, du reste, ainsi que l’on revient d’ordinaire de La Haye et, pour les gens qui n’ont pas à y préparer la paix universelle, le voyage de Hollande est un agréable voyage. » (« Billet de minuit. Sauce hollandaise », Le Figaro, 19 août 1929, p. 1). À la même époque se trouvait également en Hollande, dans le cadre d’une mission d’étude, une délégation de l’Association des grands ports français (voir par exemple les comptes rendus de Charles Bonnefon dans L’Écho de Paris).

    (2) André Theuriet (1833-1907), écrivain prolifique et académicien aujourd’hui oublié. De son séjour batave, il rapportera par ailleurs de bien fades vers : « À la Hollande ! À la jeunesse / De ses vastes prés toujours verts, / Où l’on voit tournoyer sans cesse / Les ailes des moulins dans les airs ! À ses grachts etc. etc. » (« Toast », in Le Livre de la Payse : nouvelles poésies (1872-1882), p. 151). François Coppée, Jean Aicard ou encore Francisque Sarcey ont fait des tournées de conférences remarquées en Hollande à la même époque que lui.

    (3) Jac(obus) van Looy (1855-1930), peintre et écrivain de talent. Traducteur de Shakespeare. Sa trilogie haarlémoise a connu nombre de rééditions. On a parlé de « prose picturale » à son propos pour cerner la singularité de sa plume.

    (4) Voir sur Louis Couperus (1863-1923), le plus grand romancier d’expression néerlandaise de son temps, les nombreuses contributions sur ce blogue. L’évocation romanesque d’Héliogabale remplit De berg van licht (1905-1906), l’une des œuvres majeures de l’écrivain, dans la veine de Salammbô de Flaubert ; Iskander (1920), tel est le titre du roman consacré à Alexandre le Grand.

    (5) Israël Querido (1872-1932), romancier populaire. Son frère Emmanuel a créé une célèbre maison d’édition. Voir à propos de ces deux frères sur ce blogue : « Israël Quérido poète et guide » et « Un traducteur naturiste et crématiste ».

    (6) Arthur van Schendel (1874-1946), romancier très célèbre de son vivant dont quelques autres romans ont été transposés en français : L’Homme de l’eau et Les Oiseaux gris.

    (7) Aart van der Leeuw (1876-1931) a pratiqué la prose poétique. Hormis l’œuvre Ik en mijn speelman (1927) que mentionne Valkhoff, il n’est plus lu pour ainsi dire.

    Biographie d'Albert Helman par M. van Kempen

    Helman-Bio.png(8) Albert Helman (1903-1996), écrivain prolifique et homme politique né au Surinam. Au moins deux de ses œuvres ont été traduites en français : Don Salustiano et Mon singe pleure.

    (9) J. Slauerhoff (1898-1936), poète majeur du XXe siècle hollandais, mais plus grand romancier encore. Un recueil de nouvelles ainsi que deux romans sont disponibles en français aux éditions Circé.

    (10) A. den Doolaard (1901-1994), écrivain à succès et voyageur réputé dont on ne lit plus la poésie. Plusieurs de ses romans et récits de voyage ont été édité en traduction française.

    (11) André Harlaire (1905-1986), l’un des pseudonymes d’André Brottier. Chroniqueur littéraire et théâtral, romancier et poète, il entre dans les ordres et, sous le nom de Louis Gardet, devient spécialiste de l’islam.

    (12) Willem Nieuwenhuis (1886-1935), auteur catholique, a collaboré à un ouvrage sur Léon Bloy.

    (13) Anton van Duinkerken (1903-1968), poète et essayiste, grande figure de l’intelligentsia catholique et de la Résistance aux Pays-Bas. On lui doit entre autres une traduction de L’église habillée de feuilles de Francis Jammes.

    (14) Pieter (Pierre) van der Meer de Walcheren (1880-1970), essayiste et éditeur, filleul de Léon Bloy. Entré dans la vie contemplative de même que son épouse, tous deux étant de grands amis des Maritain. Plusieurs volumes de ses souvenirs sont disponibles en langue française.

    (15) Albert Kuyle (1904-1958), poète et prosateur novateur de l’entre-deux-guerres, adepte d’une écriture sèche et filmique. Disparaît de la scène littéraire à la suite de ses engagements au sein de la sphère pronazie.

    (16) Carry van Bruggen (1881-1932), essayiste et romancière de renom. Eva a paru récemment en français : Eva, traduction, annotation et postface de Sandrine Maufroy, coll. « Version françaises », Éditions Rue d’Ulm, Paris, 2016. En 1904, son jeune frère Jacob Israël de Haan (1881-1924) fit scandale en donnant le roman Pijpelijntjes à la thématique explicitement homosexuelle. Fait amusant, Carry est née le 1er janvier 1881, Jacob le 31 décembre de la même année.

    Huizinga.png(17) Alie Smeding (1890-1938), romancière qui souleva des questions taboues, ce qui l’obligea à quitter sa ville. Elle n’est plus du tout lue.

    (18) Henriette Roland Holst (1869-1952), femme de lettres et militante socialiste. Elle a aussi laissé un ouvrage sur Rosa Luxemburg.

    (19) Johan Huizinga (1872-1945), célèbre historien. Traductions françaises : L’Automne du Moyen Âge(1919), Érasme (1924), La Crise de la civilisation (1935), Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu (1938), Incertitudes. Essai de diagnostic du mal dont souffre notre temps (1939), À l’aube de la paix. Étude sur les chances de rétablissement de notre civilisation (1945).

     

     

     

     

  • De La Haye à la Riviera

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    Philippe Zilcken par Lya Berger

     

      

    De la femme de lettres Lya Berger (1877-1941), la « suave magicienne » amoureuse de la Hollande, nous avons présenté l’ouvrage Femmes poètes de Hollande. Redonnons-lui la parole pour évoquer l’un des Néerlandais les plus francophiles au tournant des XIXe et XXe siècles, à savoir Philippe Zilcken (1857-1930). Une façon de préciser certaines facettes de cet auteur, peintre et graveur.

     

     

     

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    Portrait de Ph. Zilcken par H.G. Icke (1855-1942)

     

     

    L’Académie méditerranéenne a élu membre associé, en remplacement de Gomez Carillo (1) et sur l’initiative de MM. Louis Bertrand (2) et Fernand Bac (3), M. Philippe Zilcken, artiste et écrivain hollandais.

    C’est un heureux choix. Il faut applaudir à chacune de ces manifestations qui, ainsi que le disait dernièrement M. Honnorat (4) à propos de la pose de la première pierre du Collège néerlandais à Paris, « renouent les plus-belles des traditions qui ont uni les deux peuples, celles qui, depuis Érasme et Descartes jusqu’à l’aurore du siècle dernier, ont fait des œuvres de l’esprit le principal objet de leurs échanges ».

    Parmi les intellectuels hollandais qui servent la cause française, M. Philippe Zilcken est l’un des hommes les mieux qualifiés pour conquérir notre sympathie reconnaissante. On sait qu’il n’est pas toujours facile aux Néerlandais francophiles de propager chez eux leurs idées et leurs sentiments. En ce qui le concerne, M. Zilcken estime qu’il n’y a nul mérite parce que, dans sa double ascendance, il compte des origines françaises. Dès l’enfance, il parla notre langue avec sa grand’mère maternelle qui appartenait à une famille de Douai.

    Il suffit de voir son visage aux traits fins, expressifs et mobiles, son regard vif, d’entendre son verbe rapide et imagé, de lire son style nerveux, primesautier, pour être convaincu.

    Dans le domaine de la pensée, ses atavismes sont non moins caractéristiques. Un de ses ancêtres, au XVIIe siècle, aimait, protégeait les artistes, s’entourait de leurs œuvres. Son père, après avoir fait de brillantes études à l’Université de Leyde, eut une longue carrière dans le ministère des Affaires étrangères. Il était musicien consommé. Son goût raffiné lui-avait valu le surnom de « roi des dilettantes ».

    MIOMANDRE.jpgPhilippe Zilcken n’a pas oublié cet exemple, puisque M. Francis de Miomandre (5), après avoir dit de lui : « C’est notre grand ami », ajoute : « Il a tout à fait l’air et les manières d’un Français d’autrefois ; et cette distinction de toute sa personne, cette netteté raffinée, je les retrouve dans son art. »

    Petit-fils d’une aïeule saint-simonienne, témoin, dans le salon de ses parents où fréquentait Barbès (6), de conversations, voire de discussions roulant sur la philosophie, la politique, les lettres et les arts, Philippe Zilcken eut, très jeune, l’esprit ouvert sur tous les horizons de la vie intellectuelle. On le menait aussi parfois dans l’atelier des grands peintres hollandais de l’époque : Jozef Israëls, si profondément humain, les paysagistes Maris, Mesdag, le peintre de marines, Bosboom, spécialiste des intérieurs d’églises, Anton Mauve, interprète sensitif des pastorales. Ce dernier fut plus tard son maître dans le même temps qu’il dirigeait les débuts de Van Gogh. À ce groupe d’artistes, M. Zilcken consacra, par la suite, une étude sous le titre trop modeste : Notes sur les peintres hollandais modernes (Amsterdam, 1893.) (7)

    Comme il atteignait sa dix-septième année, le jeune homme eut le privilège d’être agréé, en qualité de secrétaire français, auprès de la reine Sophie (8), première femme de Guillaume III d’Orange. Wurtembergeoise d’origine, mais aimant beaucoup la France, elle était fort liée avec Napoléon III et la princesse Mathilde.

    L’adolescent garda une vive impression de ces séances durant lesquelles, tantôt au palais royal de La Haye, tantôt à la Maison du Bois (’t huis ten Bosch), résidence d’été de la souveraine, il écrivait sous sa dictée, en français, sa correspondance, ou des pensées, ou bien encore des études littéraires, philosophiques, historiques, tel l’article intitulé : « Les Derniers Stuarts, Impressions d’une Reine », qui parut en juin 1875 dans la Revue des Deux Mondes sous l’anonymat.

    M. Schwob, L. Daudet & Byvanck

    Byvanck-Daudet-Schwob.pngQuelques années plus tard, en 1881, Philippe Zilcken réalisa l’un de ses rêves qui était de connaître Paris. Il y fit un aussi riche butin d’impressions que cet autre grand ami de la France, son lointain parent, W.G.C. Byvanck (9), disparu en 1925 et qui laissa, avec diverses œuvres de critique, un précieux recueil : Un Hollandais à Paris en 1891, préfacé par Anatole France.

    À Paris, le voyageur, pèlerin fervent de tous les domaines où l’esprit vagabonde et s’enrichit, visita surtout les musées, les peintres et quelques littérateurs en renom : Rodin dont il admirait la puissante personnalité, Armand Silvestre (10), Stéphane Mallarmé, Verlaine qui devint son ami et habita chez lui l’année suivante pendant le séjour qu’il fit à La Haye et qui nous valut les Quinze jours en Hollande si appréciés des admirateurs du « Pauvre Lélian ». Il connut aussi particulièrement Edmond de Goncourt et fréquenta avec un vif plaisir l’aquafortiste et collectionneur passionné Philippe Burly (11) dont M. Jacques Patin (12) évoquait récemment ici le souvenir à propos d’« Une lettre de Juliette Drouet à Mme Paul Verlaine ».

    Mais cet homme du Nord était obsédé d’une nostalgie que Paris, malgré ses attraits, ne pouvait dissiper. Il rêvait de paysages luxuriants épanouis sous le soleil, « le clair, le joyeux soleil », exalté par lui avec un lyrisme rostandien. Attiré vers le Midi, il parcourut la Provence et en rapporta une double collection : celle, d’abord, de croquis et de toiles remarquables par leur vérité d’interprétation autant que par leur coloris intense, et une autre – plus inattendue mais évocatrice à sa façon – de chaussures anciennes locales ou étrangères. Ces échantillons, qui lui permettaient de cheminer, par l’imagination, sur les sentiers du passé, s’augmentèrent avec le temps, et après avoir figuré dans une exposition rétrospective du costume en Angleterre, ils trouvèrent leurs invalides dans le musée de Haarlem où, entre les tableaux de Franz Hals et les portraits des comtes de Hollande, se dresse, en l’angle d’une muraille, l’étendard de la vaillante Kenau Hasselaar (13), la Jeanne Hachette (14) de la Hollande.

    Ph. Zilcken, Impression d'Algérie

    Zilcken-ImpressionsAlgérie.jpgLe bleu du ciel de la Riviera ne possédait toutefois point l’intensité d’éclat que rêvait cet amant de la lumière. En 1883, il suivit en Algérie son ami, le peintre A. Pit (15), auteur d’une brève mais substantielle étude sur les Origines de l’art hollandais. Il débarqua à Alger tout vibrant de l’enthousiasme qui déborde dans les pages de Fromentin. La ville, à cette époque, n’était pas encore maquillée de modernisme ; son caractère pittoresque, son atmosphère lumineuse plurent à l’artiste doué d’une vive imagination et d’une inlassable curiosité. Les toiles qu’il y brossa furent exposées dans un Salon international organisé cette même année à Amsterdam et lui valurent une médaille d’argent. Il glana aussi en Algérie des sujets d’études littéraires, notamment l’esquisse inspirée par le voyage et la fin tragique de sa compatriote Mlle Alexandrina Tinne (16), dans le désert du Souf, où, vingt-cinq ans plus tard, devait périr, de façon non moins dramatique, Isabelle Eberhardt (17). Ce récit clôt le recueil d’Impressions d’Algérie, orné de quinze pointes sèches, que fit paraître, en 1910, M. Ph. Zilcken, et que préfaça Léonce Bénédite (18). Tout récemment, Mme Elissa Rhaïs (19) en faisait compliment à l’auteur. Le rêve de ce dernier est de le faire rééditer à l’occasion du Centenaire de la conquête, sous le titre : Toute la magie de l’Orient, et illustré de diverses reproductions de ses tableaux les plus significatifs. Ce serait d’une jolie actualité.

    Le baron d’Estournelles de Constant (20), secrétaire de la légation de France à La Haye, dont il avait conquis la sympathie, lui fit remettre, à l’occasion de la deuxième Conférence de la Paix, la médaille de la Société de conciliation internationale, qu’il avait fondée. Le peintre méritait cet hommage tant par la nature de sa philosophie que par la générosité de ses pensées toujours tendues vers un idéal de beauté et de bonté. Optimiste par nature, il offre un piquant exemple de sérénité de caractère s’alliant à une fougue de sentiment très latine.

    La France, qu’il aime et qu’il sert si bien, lui a témoigné depuis la guerre sa gratitude en lui donnant la croix de la Légion d’honneur et la médaille de la Reconnaissance française.

    La vitalité de son art semble s’accroître avec les années. Ayant désormais élu domicile en un coin de cette Riviera que sa palette a exaltée, il y multiplie les expositions de ses œuvres. M. Georges Avril (21) affirmait l’an dernier que « ses toiles sont d’un artiste savant et d’une émotivité exquise ».

    Ph. Zilcken, Rue en Tunisie

    Zilcken-rue-Tunésie.pngIl ne lui suffit pas d’aimer ce pays, il veut en révéler les charmes à ses compatriotes, les y attirer. Son petit livre écrit en hollandais : Langs wegen der Fransche Riviera (Par les routes de la Riviera), à la fois guide pratique et hymne enthousiaste, a fait venir bien des touristes hollandais sur la Côte d’Azur (22). En même temps il prépare la publication d’un recueil de Souvenirs (23) qui promet d’être instructif autant qu’attrayant. Il souhaite aussi réunir les lettres des artistes avec qui il entretint des relations au cours de sa carrière, de Rodin à Goncourt, de Buhot (24) à Huysmans…

    On ne peut que souhaiter la prompte réalisation de ces projets, car en tout travail auquel il s’applique, M. Philippe Zilcken met de son âme. Et il atteint la nôtre. Ce ne fut pas sans raison que la critique d’art et poétesse belge, Mlle Maria Biermé (25), l’a classé au premier rang des artistes de la pensée et du sentiment.

    Il est de ceux qui méritent de survivre, car il a su saisir et traduire le sens universel de la vie, qui possède la même valeur en toutes les langues.

     

    Lya Berger

    Le Figaro, 14 décembre 1929

     

     

    (1) Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), écrivain et diplomate guatémaltèque, second époux de Consuelo Suncin, laquelle, devenue veuve, épousa Antoine de Saint-Exupéry. Il est enterré au Père-Lachaise.

    (2) Louis Bertrand (1866-1941), écrivain français, grand flaubertien. Lorrain d’origine, il fut élu à l’Académie au fauteuil de Maurice Barrès.

    (3) Ne s’agirait-il pas plutôt de l’écrivain et artiste Ferdinand Bac (1859-1952) ?

    (4) André Honnorat (1868-1950), homme politique parisien. Il a consacré de nombreuses années de sa vie à la Cité internationale universitaire de Paris où se dresse le Collège néerlandais.

    (5) Francis de Miomandre (1880-1959), écrivain et traducteur rafiné, lauréat du Goncourt en 1908. Pendant la Grande Guerre, il collabora à La Revue de Hollande.

    (6) Armand Barbès (1809-1870), militant politique exilé de nombreuses années aux Pays-Bas. Il est mort à La Haye.

    Ph. Zilcken, Bezuidenhoutseweg

    Zilcken-Bezuidenhoutseweg.png(7) Voir sur ces peintres hollandais et les écrits de Zilcken les différents articles de ce dernier en ligne sur ce blogue ainsi que la recension reproduite ci-dessous.

    (8) Ph. Zilcken évoque la reine Sophie dans ses Souvenirs I.

    (9) W.G.C. Byvanck (1848-1925), auteur du volume Un hollandais à Paris en 1891. Grand érudit, esprit universel, il dirigea la Bibliothèque royale de La Haye. Ami de Marcel Schwob et plus encore de Léon Daudet.

    (10) Armand Silvestre (1837-1901), homme de lettres très lu en son temps, l’une des cibles de Léon Bloy.

    (11) Philippe Burly (1830-1890), critique d’art, graveur, collectionneur.

    (12) Jacques Patin (1883-1948), rédacteur en chef au Figaro, directeur du « Supplément littéraire », a entre autres édité des Lettres de Louise Colet (1931).

    (13) Kenau Hasselaar (1526-1588), héroïne populaire pour avoir défendu Haarlem contre l’envahisseur espagnol (1573), pendant la guerre de Quatre-Vingts-Ans.

    (14) Jeanne Hachette, née à Beauvais au XVe siècle, l’une des figures emblématiques de la résistance de cette ville face à Charles le Téméraire.

    (15) Adriaan Pit (1860-1944), historien de l’art haguenois qui a laissé plusieurs catalogues descriptifs des eaux fortes originales de son ami Zilcken. A signé en français : La gravure dans les Pays-Bas au XVesiècle et ses influences sur la gravure en Allemagne, en Italie et en France, Paris, Desclée de Brouwer, 1891-1892 (ouvrage qui reprend des articles de la Revue de l’art chrétien) ; Les origines de l’art hollandais, Paris, H. Champion, 1894 ; La sculpture hollandaise au Musée National d’Amsterdam, Amsterdam, Van Rijkom, 1903.

    Comœdia, 7/10/1930

    Zilcken - MOrt- COMOEDIA 7 octobre 1930.png(16) Alexandrine Tinne (1835-1869), photographe et exploratrice hollandaise, première femme européenne à tenter de traverser le Sahara où elle fut assassinée.

    (17) Isabelle Eberhardt1 (1877-1904), journaliste et écrivaine née suisse, devenue française par son mariage, morte en Algérie.

    (18) Léonce Bénédite (1859-1925), historien de l’art et conservateur de musée. Premier conservateur du musée Rodin.

    (19) Elissa Rhaïs (1876-1940), écrivaine originaire de Blida qui a laissé romans et nouvelles orientalistes se déroulant en Algérie.

    (20) Paul Henri Benjamin Balluet d’Estournelles de Constant, baron de Constant de Rebecque (1852-1924), diplomate et homme politique français, grand amateur d’art, lauréat du prix Nobel de la paix en 1909 en même temps que le Belge Auguste Beernaert, en récompense de leurs efforts dans la construction du droit international, en particulier dans l’élaboration des conférences de La Haye de 1899 et 1907 qui débouchèrent sur la création d’une Cour permanente d’arbitrage. Il a travaillé à La Haye de 1884 à 1887.

    (21) Georges Avril (1874-1952), journaliste et écrivain originaire de la Côte d’Azur.

    (22) Ouvrage paru aux éditions Leopold, ’s-Gravenhage, 1925.

    (23) Souvenirs I est le titre d’un premier recueil publié en 1900. En 1930, l’année de la mort de l’artiste, a paru en français Au jardin du passé. Un demi-siècle d’Art et de Littérature. Ses mémoires rédigés en néerlandais en 1928 (Herinneringen van een Hollandsche Schilder der negentiende eeuw 1877-1927) n’ont jamais été publiés.

    (24) Félix Buhot (1847-1898), peintre et graveur dont il est question dans Souvenirs I.

    (25) Maria Biermé (1863-1932) poétesse, essayiste et critique d’art belge.

     

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    Paul Verlaine chez Ph. Zilcken 

     

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    Le Temps, 27 décembre 1894

     

     

     

  • L’homme de l'eau

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    Quelques points de vue

    sur l’un des romans majeurs

    d’Arthur van Schendel

     

     

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    L’homme de l’eau

    traduit du néerlandais par Selinde Margueron

    Paris, Gallimard, 1984

     

     

    Né à Batavia, élevé en Hollande, puis professeur en Angleterre, Arthur van Schendel (1874-1946) devait passer une bonne partie de son existence près de Paris et surtout à Sestri Levante. Au début du XXe siècle, ses romans Un vagabond amoureux et Un vagabond égaré font sensation. L’auteur suivra sur cette lancée. Ses héros seront des figures solitaires, rêveuses, vivant dans des conditions de temps et de lieu assez imprécises. Il amorce une nouvelle période en 1930 en signant La Frégate Jeanne-Marie, livre populaire s’il en fut. Deux ans plus tard, Jan Compagnie évoque la colonisation des Indes orientales, avec son cortège d’héroïsme et de cruautés. Deux romans qui mettent en scène des Hollandais. Les suivants, à commencer par L’homme de l’eau qui dépeint la rude vie sur les péniches au cours de la première moitié du XIXe siècle, nous amènent en Hollande même, dont Les Oiseaux gris (1937) qui reprend le motif éternel de Job. Par la suite, tout se passe comme si Van Schendel, renonçant à comprendre une réalité décidément impénétrable, considérait les choses en simple spectateur. Relevons que L’homme de l’eau a inspiré un opéra.*

     

    * Ces lignes sont pour une bonne part empruntées à Pierre Brachin

    La littérature néerlandaise, Paris, Armand Colin, p. 138-139.

     

     

    LE MOT DE L’ÉDITEUR

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    LE POINT DE VUE

    DE SONJA VANDERLINDEN 

     

    Gallimard sortait en 1984, dans sa collection « Du monde entier », la traduction française du roman néerlandais De waterman écrit par Arthur van Schendel en 1933. Il aura donc fallu plus de 50 ans pour que ce chef-d’œuvre de la littérature néerlandaise se fraie un chemin vers le public francophone !

    L’homme de l’eau, c'est là le titre que la traductrice, S. Margueron, a choisi. C’est, à mon avis, le seul titre qui convienne pour définir l’histoire d'un homme dont toute la vie jusqu’à la mort est intimement associée à l’eau. L’eau est omniprésente dans ce roman : quelques rivières ou fleuves des Pays-Bas constituent le cadre géographique de l’action ; ils sont parcourus par le marinier Maarten Rossaart qui en connaît tous les bienfaits, mais aussi tous les écueils (glace, neige, brouillard, inondations, etc.) ; l’eau est pour lui un élément à la fois familier et secret : elle recèle le mystère de la vie et de la mort, deux pôles dont elle réalise et transcende la synthèse.

    A. van Schendel par Jan Toorop (1912), Stedelijk Museum Amsterdam

    schendel-toorop1912.pngToutefois, comme l’explique S. Margueron dans son excellente préface, L’homme de l’eau n'est pas seulement un « roman d’eau ». La religion, associée symboliquement à l’eau, joue en effet un rôle important et, par là aussi, le roman est typiquement hollandais. Dans un climat de querelles dogmatiques entre diverses sectes protestantes plus ou moins rigides, Rossaart incarne le non-conformisme religieux ; pour lui, une foi vécue, profonde et simple, à l’exemple de celle des premiers chrétiens, est de loin préférable à la conformité à un dogme. En d’autres termes, l’esprit l’emporte sur la lettre.

    La vie du héros se déroule dans la Hollande du XIXe siècle, entre 1800 en 1870 environ, sous l’occupation française. Mais l’essentiel du roman ne s’inscrit pas dans l’évocation historique. Van Schendel a bien plutôt incarné le Hollandais type. Rossaart est un personnage taciturne et secret ; un homme sérieux (il rit rarement !), honnête, consciencieux ; un obstiné et un travailleur acharné ; il est tout intériorisé et profondément religieux (au sens étymologique du terme) ; retenons encore sa générosité, sa confiance dans la vie (c’est là d'ailleurs le nom de son bateau) et son attachement profond à sa terre, à la femme qu’il aime et, bien entendu, à l’eau. Un individu qui va son chemin, sans se préoccuper des convenances sociales.

    Les Oiseaux gris, trad. Marie Gevers, Plon, 1939

    schendel-oiseaux.pngTout cela, S. Margueron l’a très bien compris et sa traduction en témoigne. Elle a saisi l’esprit du roman et est parvenue à évoquer aux yeux du lecteur francophone aussi bien ce personnage si éloigné du Français moyen que les hivers rigoureux et durs dans un pays qui doit se défendre contre l’eau. Elle a aussi trouvé le vocabulaire adéquat pour exprimer l’austérité de ce calvinisme culpabilisant qui s’oppose à la foi rayonnante et bon enfant de la tante Jans. Elle a perçu le pouvoir suggestif du style de Van Schendel et en respecte la subtile discrétion. De merveilleux passages à cet égard sont ceux qui évoquent la mort: du douanier (p. 12), de la mère de Maarten et de sa petite sœur (p. 34), de Nel (p. 102), du fils de Rossaart (p. 154). Ou ceux qui suggèrent la relation amoureuse entre Maarten et Marie (par exemple p. 111). C’est comme si les grands moments de l'existence ne pouvaient être dits, les mots n’étant pas capables d’exprimer de manière adéquate les sentiments éprouvés. La fin du roman, qui évoque la mort de Maarten dans l’eau, est splendide aussi bien dans la traduction que dans la version originale.

    Quelques détails me semblent moins heureux dans le texte de S. Margueron. Ainsi, par exemple, la transposition française des toponymes. S. Margueron maintient la plupart du temps les noms néerlandais, ce qui me semble être un bon choix ; je regrette qu’elle se soit écartée de cette règle en traduisant « Grote Markt » et « Grote Kerk », d’autant plus que la traduction ne me semble pas très heureuse (à savoir « Grand Marché » et « Grand Temple » ; j’aurais préféré « Grand-Place » ou « Place du Marché » et « Grande Église »). Ces toponymes doivent être accompagnés d’un article défini, et ici je ne comprends pas le système utilisé : comment justifier le Plein, le Dreef, le tjalk, le schuyt, la Havendijk, la Langendijk, l’étroit Oude Brug, etc. ? J’avoue que « la dijk » et « le brug » choquent mes oreilles… D’autre part, « mijn beste man », paroles adressées par Marie à Maarten, qui vit délibérément en dehors de l’institution conjugale, ne peuvent, à mes yeux, être traduites par « mon cher mari » ce qui, de surcroît, restreint considérablement le sens de l’expression néerlandaise. Mais ce ne sont là que des vétilles face à l’excellente qualité de cette traduction.

    Merci à S. Margueron et à Gallimard de permettre au public francophone l’accès à un beau roman qui constitue une introduction de choix à l’âme néerlandaise et à une littérature trop peu connue à l’étranger !

     

    Sonja Vanderlinden, « Arthur van schendel, L’homme de l’eau », Septentrion, 1985, n° 2, p. 77-78. La préface de la traductrice situe l’action dans son contexte historique et s’arrête sur quelques termes propres à la navigation dans les Pays-Bas.

     

    le début de l’opéra De Waterman
     

     

    LE POINT DE VUE

    DE FRANÇOIS DENOËL

    Études, décembre 1985, p. 699

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    LE POINT DE VUE

    DE CLAUDE-HENRI ROCQUET

     

    Claude-Henri Rocquet a lui aussi salué la sortie de L’homme de l’eau dans une chronique donnée au quotidien La Croix, texte repris avec de légères modifications dans Lecture écrite 1. Carnets d’Hermès, n° 7, Paris, juillet 2014, p. 104-105. C’est cette dernière version que nous reproduisons.

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    Henri Thomas, dans le Magazine littéraire, et Laurand Kovacs, dans la NRF (mars 1985, p. 114-116), ont eux aussi commenté cette parution.