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Auteurs flamands - Page 11

  • Crime parfait

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    Une nouvelle de Tom Lanoye

     

     

     

    T. Lanoye (photo : Stephan Vanfleteren)

    tom lanoye,alain van crugten,traduction littéraire, deshima, flandre, belgique, littérature, crime parfaitNé en 1958 à Saint-Nicolas (Flandre-Orientale), Tom Lanoye est un romancier et homme de théâtre qui vit et travaille à Anvers (Belgique) et au Cap (Afrique du Sud). Une partie de son œuvre romanesque et essayistique a été traduite en français par Alain van Crugten (éditions La Différence), lequel a reçu dernièrement le Prix des Phares du Nord 2013 pour La Langue de ma mère.

    La pièce de Lanoye Bloed & Rozen - Sang & Roses (Le Chant de Jeanne et Gilles suivi de Mamma Medea, Actes Sud-Papiers, 2011) - a été jouée, dans la langue originale, à la Cour d'honneur du Palais des Papes dans le cadre du Festival d'Avignon 2011. Œuvre qui inspire ce commentaire à Guy Duplat : « Le meilleur et le pire, la sainteté et l’abjection peuvent n’être que les deux faces d’une même pièce, surtout dans ce XVe siècle de tous les excès. » Alain van Crugten a également transposé en français les pièces Méphisto forever et Atropa (Het Toneelhuis). Sa traduction du roman Het derde huwelijk vient de paraître sous le titre Troisièmes noces.

    La nouvelle qui suit, intitulée « Een perfecte moord » (Crime parfait), est extraite du recueil Spek en bonen (1994).

     

    Remise du Prix des Phares du Nord 2013

     

     

     

     

    Tom Lanoye

     

     

    CRIME PARFAIT*

     

     

     

     

    I don’t care what people say.

    Santa Claus was a black man.

    (Traditional)

     

     

     

    « Test-micro. Un-deux, un-deux. Test-micro. » (Clic.)

     

    [...]

     

    (Clic.) « Bonjour. Désolé d’entrer ainsi en contact avec vous. Je veux dire, vous ne me connaissez pas. Ma voix, mon accent, ma façon de parler. Je préférerais que les choses en restent là. Je ne vous connais pas plus que vous ne me connaissez. Et c’est mieux comme ça. Du moment que vous m’écoutez. Que vous m’écoutez jusqu’au bout.

    Il y a vingt-quatre ans, à Anvers, j’ai abattu un homme. Mon meilleur ami. J’ai eu beaucoup d’amis, mais aucun comme lui. Il s’appelait Marc. Où l’ai-je rencontré ? dans quelles circonstances ? peu importe. C’est une histoire en soi. Une belle histoire… Que j’emporterai dans la tombe.

    Nous avons vécu un an ensemble. L’année la plus heureuse de mon existence. Je dois dire qu’à 52 ans, je ne m’attendais plus à vivre un bonheur pareil. Tout est resté gravé dans ma tête. Jusqu’au moindre détail. Conversations, repas pris en commun, films que nous sommes allés voir, vraiment tout. J’étais comme possédé par lui. Et le suis encore. Je le vois partout. Dans certains maîtres nageurs ou chauffeurs de taxi, voire dans un guardia civil… La semaine dernière, je l’ai vu en train de jouer au foot dans le parc. Il avait quinze ou seize ans. Cheveux noirs et raides. Il rembarrait ses copains, enchaînait les petits ponts, se retournait quelques mètres plus loin, un sourire de défi aux lèvres, mains sur les hanches, pied sur le ballon. C’était plus que ce que je pouvais supporter. J’ai quitté le parc et me suis réfugié au Prado. Là, il a surgi dans chaque tableau, chaque statue. Je suis ressorti ; dehors, je me suis mis à claquer des dents. Vous vous êtes déjà trouvé à Madrid, en plein été, au moment le plus chaud de la journée ? Moi, je claquais des dents.

    Marc était tout ce dont je pouvais rêver. Chaque semaine, il apparaissait avec un nouveau corps. Dans la nuit du dimanche au lundi, sur le coup de minuit. Marc restait Marc, mais dans un nouveau corps.

    tom lanoye,alain van crugten,traduction littéraire,deshima,flandre,belgique,littérature,crime parfaitTelle fois, il me subjuguait sous l’apparence d’un jeune bûcheron, tout de muscles, telle autre fois sous celle d’une épouse adultère, m’attirant sans vergogne contre ses seins et exigeant de moi une fidélité éternelle. Une semaine plus tard se déshabillait sous mes yeux un séminariste empoté d’une grande beauté, qui osait à peine regarder son sexe. La semaine suivante, j’avais devant moi un juvénile livreur de journaux, qui se mettait à me faire de l’œil avant même de me laisser le temps de lui en faire. Une semaine plus tard encore, je serrais dans mes bras la pensionnaire d’un internat. Il sanglotait de volupté et se donnait à moi comme une pucelle.

    Bien souvent, je lui ai demandé ce qu’il en pensait. Je veux dire, je n’avais rien à lui offrir. Je prenais pleinement mon pied. Rien de plus. Alors qu’il me comblait, semaine après semaine, qu’avais-je à lui offrir en échange ?

    À chaque fois que je lui ai posé cette question, il s’est moqué de moi. Si vous l’aviez entendu rire, tour à tour jeune prof de français, lutteur, apprenti maçon à la peau cuivrée et aux putains de mains ! Il s’enduisait bras et épaules d’huile solaire, arborait un large sourire. Qu’entends-tu par là, tu n’as rien à m’offrir ? me demandait-il. Tu es tout ce que je désire. Sécurité, confiance. J’ai horreur du changement. Aujourd’hui, je rentre à la maison, je sais ce que je vais trouver et ça me va très bien. Tu crois que c’est amusant de changer d’apparence tous les huit jours ? Il retirait son jean, s’enduisait jambes et cuisses et allait s’allonger au soleil, nu, sur la terrasse.

    Ainsi vivions-nous ensemble. Chacun y trouvant son compte.

    Un lundi après-midi, je suis rentré à l’improviste d’un voyage d’affaires. À l’époque, je travaillais encore dans le diamant. Alors que je glissais la clé dans la serrure, j’ai entendu quelqu’un qui, de l’autre côté de la porte, jouait du saxophone. Marc, me suis-je dit. Le vendredi, c’est sous les dehors d’une avocate qu’il m’avait souhaité bon voyage. Blonde, obstinée, sportive – il était irrésistible. Un bégaiement en prime. Une avocate qui bégaie, chaude comme une poêle dans laquelle on fait frire du lard ! Ce n’est pas sans mal que je m’étais détaché de lui le vendredi en question.

    Planté devant la porte, je me demandais à quoi il ressemblerait cette fois. Je ne savais pas qu’il possédait un saxophone. Il en jouait comme un pied. Je décidai de ne pas lui tomber dessus sans prévenir, peut-être aurait-il honte des couacs qu’il alignait. Je retirai la clé de la serrure et appuyai sur la sonnette de mon appartement.

    tom lanoye,alain van crugten,traduction littéraire,deshima,flandre,belgique,littérature,crime parfaitLa porte s’ouvrit d’un coup et je me trouvai nez à nez avec un jeune Noir. Il portait un jean délavé et un t-shirt flottant. Salut, Jacob, fit-il, te voilà enfin. Regarde ce que j’ai acheté ce matin ! Bras tendus, il offrait à ma vue un vieux saxophone. Je l’ai astiqué trois fois, et il marche, écoute un peu ! Il porta l’instrument à ses lèvres puis, les yeux fermés, les joues bombées, souffla. L’instrument éructa un claironnement strident.

    Je restai cloué sur place. Marc était un peu plus grand que moi. Sa peau était chocolat. Au niveau de ses lèvres, pressées sur le bec du saxophone, le brun prenait un aspect violacé. J’avais envie de le toucher, mais mon bras était figé. La musique me transperçait comme une lance.

    Alors ? me demanda-t-il en rouvrant les yeux, qu’est-ce que t’en dis ? Je restai à court de mots. Il se mit à rire. Ose le dire, ça ressemble à rien. Forcément, avec toutes ces bosses. Et la anche qui est en sale état. Il n’empêche que c’est un bon instrument, j’aime bien sa sonorité. Mais avec ça, ajouta-t-il, levant la main droite en l’air, je ne serai jamais capable de jouer correctement.

    Je posai les yeux sur sa main. Deux phalanges manquaient tant à l’index qu’au majeur. Le sang glacé,  je le regardai dans les yeux. Le plus fou, dit-il un petit rire moqueur aux lèvres, en me forçant à prendre le saxo, le plus fou, c’est que malgré ça, je joue du piano.

    Il gagna le salon, s’assit au piano à queue et se mit à enchaîner des accords. D’un pied, il battait la mesure tout en balançant le haut du corps. Puis, alors qu’il tournait la tête, un regard caustique dirigé vers moi, il entonna un air. Si vous aviez pu l’entendre ! The best things in life are free, but you can give them to the birds and bees… Voix lascive et implorante, rugueuse comme une râpe. Et moi qui étais là comme un con avec le saxophone dans les mains. Toujours incapable de prononcer le moindre mot. Il s’arrêta alors, s’approcha de moi et m’embrassa. Il exhalait une odeur capiteuse sucrée et épicée.

    Ainsi a commencé la semaine qui allait nous être fatale. Nous ne dormions pratiquement plus. J’étais insatiable.

    Peut-être ai-je, au fil des années, trop fait défiler dans ma tête et dans tous les sens cette dernière semaine, la ruminant comme une vache son herbe. Peut-être est-ce après tout normal si les souvenirs que l’on garde des derniers jours passés avec une personne donnée paraissent au final prédominer sur le reste. Quoi qu’il en soit, le Marc de cette semaine-là est gravé en moi. Mais je ne saurais en parler. Rien de ce que je pourrais dire n’approcherait un tant soit peu la vérité. Au point, je le crains, que ça en serait ridicule. Évoquer certaines choses suffit parfois à les détruire… C’est… » (Clic.)

     

    […]

     

    (Clic.) « Désolé. Je me sens vite fatigué ces derniers temps. Je vais essayer de ne plus m’emporter.

    tom lanoye,alain van crugten,traduction littéraire,deshima,flandre,belgique,littérature,crime parfaitLa dernière semaine avec Marc… J’allais et venais comme un soulographe. Tout ce que je voulais, c’était prendre le plus de plaisir possible, rien d’autre. Pour gagner du temps, on ne se faisait pas à manger, on réservait une table dans les restos les plus chic. À l’époque, je gagnais déjà pas mal. Pas au point de tapisser ma chambre avec des billets de 1000, quoi que… Des années durant, j’avais rogné sur le moindre centime. Attention, je ne manquais de rien, je mangeais de la viande tous les jours – certes, plus souvent de la saucisse que du beefsteak. Jamais une goutte de vin. J’avais deux costumes, portant l’un quand l’autre était à la blanchisserie. N’ayant pas de voiture, je prenais systématiquement les transports en commun. Je me disais : c’est ainsi qu’on devient riche. D’ailleurs, c’était plutôt bien parti. J’avais presque fini de payer mon appartement, j’étais déjà propriétaire de mon entreprise, mon compte bancaire présentait un solde à six chiffres, pas avec le signe - devant. Ce dont je parle, c’est du début des années soixante. À l’époque, un franc, c’était encore un franc.

    Arriva alors cette semaine avec Marc. En deux ou trois jours, on a claqué la moitié de mes économies. Tout ce qui nous passait par la tête, on le faisait, sans réfléchir. J’en avais rien à foutre. Marc voulait des vêtements ? Dans toutes les couleurs de l’arc en ciel ? Et de ces casquettes, chapeaux, chaussures qu’on ne peut regarder sans avoir mal aux yeux ? Je les lui achetais. On a loué une voiture de sport à toit ouvrant, on a fait un aller et retour à Paris pour une nuit de fête. On a passé une des nuits suivantes dans une suite de luxe du Century. Ah ! si vous aviez pu voir ça. Champagne, huîtres, petit déjeuner au lit. Dès que j’apercevais un des membres du personnel, je lui donnais cent balles de pourboire. Histoire de m’amuser. De voir leur tronche.

    Je n’ai pas travaillé une seconde. Le secteur du diamant pouvait aller se faire tâter. Mon bureau est resté fermé et, à la maison, le téléphone décroché. Le jeudi après-midi, je m’en souviens très bien, quelqu’un a sonné à la porte. Le diamantaire de la 52nd Street, un petit gros, a fait son apparition dans l’encadrement de la porte. Un type louche. Il écumait de rage. Il arrivait des États-Unis avec un lot de diamants bruts. À Zaventem, il avait été embêté par les douaniers ; malgré tout, après avoir demandé au chauffeur de taxi de rouler à tombeau ouvert, il s’était pointé à mon bureau à l’heure exacte que nous avions fixée une semaine plus tôt. Il avait attendu une demi-heure, s’était mis à tourner comme un ours en cage, à fulminer des imprécations, avait en vain composé mon fucking numéro privé, et patati et patata, bref, il était là goddammit, pour qui j’me prenais à la fin. Encore un peu et il me jetait ses diamants à la figure.

    Je l’avais écouté, bouche bée. Notre rendez-vous m’était complètement sorti de la tête. Je dus me maîtriser pour ne pas éclater de rire. Marc n’eut pas autant de scrupules. Il en pissait dans son pantalon. Le gros New-Yorkais le considéra de la tête aux pieds avant de poser à nouveau son regard sur moi. Les yeux révulsés, il a poussé des jurons. Ça a eu le don de me taper sur les nerfs. Je lui ai donné un reçu en échange des diamants, lui ai claqué la porte au nez, ai rangé les pierres dans mon petit coffre-fort, puis j’ai oublié toute l’affaire.

    tom lanoye,alain van crugten,traduction littéraire,deshima,flandre,belgique,littérature,crime parfaitJ’ai retrouvé Marc dans la salle de bains. Il s’apprêtait à prendre un énième bain. Monsieur se lavait et se fourbissait comme s’il tenait à perdre sa couleur chocolat. Dans le slip blanc qu’il n’avait pas encore ôté, son sexe formait un sacré renflement. Il s’est penché, a tendu la main sous le robinet pour sentir si l’eau était assez chaude. Il a alors tourné la tête, m’a vu. Il a ricané. Sous le coton, je voyais son désir grandir toujours plus.

    Le lendemain, vendredi matin, c’est moi qui suis dans la salle de bains. Je suis en train de me raser et, je ne l’oublierai jamais, je regarde dans le miroir quand – à cause de la crème à raser qui transforme la moitié de mon visage en masque mortuaire, ou du rasoir dont je viens de poser la lame sur mon cou, juste au-dessus du pouce avec lequel je tiens ma peau tirée, ou bien de la fatigue, je n’en sais rien –, je me regarde dans le miroir quand je me mets à trembler sur mes jambes. Au point de devoir me cramponner au lavabo. Jacob, je me dis, Jacob, qu’est-ce qui se passe ? Et, pour la première fois de la semaine, voilà que je me prends à réfléchir. Tel un somnambule qui se réveille en sursaut au bout de quatre jours.

    Le visage barbouillé de crème à raser, le rasoir à la main, je suis retourné dans la chambre. Couché sur le ventre, Marc grognait et soupirait, bras sous l’oreiller. Il lui fallait un certain temps, le matin, pour émerger. Un bon diesel, ça démarre pas au quart de tour, avait-il l’habitude de dire. Quand j’ai ouvert les rideaux, il a tourné la tête du côté opposé à la fenêtre. Son dos musclé luisait, noir et vulnérable.

    Je m’assieds près de lui, me mets à lui secouer le bras. Marc ! je crie, Marc ! Il lève la tête vers moi, soulève une paupière. Hein ? Quoi ? il gémit. Marc, j’ai réfléchi. Petit rigolo, il soupire. Et laisse retomber sa tête sur l’oreiller. Non, écoute-moi. Je peux plus me passer de toi, je le sens. L’idée de te perdre, ça me rend malade. Sadique, fous-moi la paix, réplique Marc qui tire l’oreiller sur sa tête. Arrête ! je crie et lui arrache l’oreiller des mains avant de tirer son corps vers moi. Il rouspète, il proteste, mais le voilà enfin assis. Il se gratte les coudes et, les yeux plissés, regarde autour de lui. Marc, je lui dis, écoute, je veux que tu restes tel que tu es en ce moment, tu n’as pas le droit de changer. T’as de la mousse sur la figure, il réplique. Écoute-moi à la fin ! Après-demain, c’est dimanche, mais je ne veux pas que tu changes ! Tu dois rester comme tu es ! C’est tout ce que t’avais à me dire ? il grommelle. On va arranger ça. Mais laisse-moi d’abord pioncer cinq minutes. Il tombe en arrière sur le matelas ; moi, je me mets à crier, à hurler et, tout à coup, ma main se dresse pour le frapper. C’est la main qui tient le rasoir. Je parviens tout juste à me retenir. Je me tais.

    tom lanoye,alain van crugten,traduction littéraire,deshima,flandre,belgique,littérature,crime parfaitCe silence alarme bien plus Marc que tout le boucan que j’ai fait avant. Il ouvre ses yeux sombres, les pose sur la lame puis sur mon visage qui n’a plus besoin de crème à raser pour paraître blanc comme un linge. Une seconde suffit à Marc pour être tout à fait réveillé. C’est quoi le problème ? me demande-t-il. Je répète ce que je viens de lui dire. Il pouffe presque de rire, je le vois à sa tête, mais parvient à se contrôler. Eh bien, eh bien, dit-il, c’est la première fois que t’as envie de baiser avec la même personne pendant plus d’une semaine. C’est pas ça, je rétorque. Le son de ma voix me fait peur. Non, c’est pas ça, quoi que, c’est bien ça, oui, mais c’est autre chose aussi, il s’agit de toi, je ne veux pas que tu changes, ce que tu es aujourd’hui, faut pas que ça disparaisse comme ça, sans plus. Marc en reste bouche bée. Mais Jacob, voyons, dit-il, c’est impossible, im-pos-sible. Je détourne les yeux sans rien répondre. Je rentre la lame dans le manche. Et d’ailleurs, dit-il, pourquoi veux-tu me garder tel que je suis cette semaine ? Hé ! Jacob, regarde-moi !

    J’évitai de le regarder car je savais ce qu’il allait faire. Il se proposait de m’amuser comme s’il avait eu affaire à un enfant. Hé ! Jacob, répéta-t-il en direction de mon dos, mais t’as pas vu mon nez tout écrasé, on dirait une figue, y ressemble à rien. Et mes cheveux crépus ! Tu crois que c’est drôle de se trimballer avec des poils pubiens sur le crâne ? Et regarde-moi ça, il me manque des doigts, et que dire de mes lèvres ? Tu sais tout aussi bien que moi pourquoi, dans la voiture d’un nègre, les essuie-glaces sont à l’intérieur.

    Il ne s’arrêtait plus. J’ai essayé de résister, gardant le silence, mais à la fin, j’ai dû m’avouer vaincu. Approche ton nez,  je pue de la gueule ! qu’il criait. Comme n’importe quel gros lard qui traîne au pieu, j’ai rétorqué. La glace était rompue. Il a jeté ses bras autour de mon cou et m’a soufflé son haleine nuiteuse en pleine figure. Je me suis dégagé de son étreinte et enfui à la salle de bains. Riant aux éclats, il a balancé les oreillers dans ma direction.

    Mais ce jour-là, je ne me suis pas rasé, ni le lendemain d’ailleurs. De même, le dimanche fatidique, j’ai laissé le rasoir dans son étui. Ensuite, depuis ma fuite en Espagne et toutes les années où je vis dans ce pays, je ne me suis plus jamais rasé. Bien entendu, je demande de temps à autre à un barbier – on en trouve des dizaines à Madrid – de tailler ma barbe et ma moustache.

    Mais revenons à ce vendredi matin. À la table du petit déjeuner, l’incident semblait bel et bien oublié. Toutefois, à mesure que les poils poussaient sur mon menton et mes joues, la fébrilité me gagnait. Le vendredi, ça allait encore. Nous nous abandonnâmes à la même petite vie que les trois ou quatre jours précédents : faire les courses, dépenser une fortune en bricoles dont nous n’avions absolument pas besoin, acheter toutes les places d’un bateau-mouche pour une excursion privée dans le port non sans avoir embarqué clandestinement à bord coupes et champagne de façon à porter un toast, avec l’équipage, à la Boerentoren qui, au loin, dominait entrepôts, grues et mouettes. En raison de sa forme, nous avons proclamé ce gratte-ciel personnification de la ville d’Anvers et de tous ses habitants. Empotés, mollassons ! Empotés, mollassons ! criait Marc, je n’oublierai jamais la scène. Le steward, qui avait combattu au Congo, faillit lui coller un pain. Tu veux goûter du mollasson ! rugissait l’ancien para qui balança son champagne, coupe et tout le tralala dans l’eau de l’Escaut. C’est à peine s’il nous laissa le temps de descendre du bateau. Dans la foulée, la Zoologie, le cinoche, l’Ancienne Belgique, un club de jazz…

    tom lanoye,alain van crugten,traduction littéraire,deshima,flandre,belgique,littérature,crime parfaitMais aux premières heures du jour, nous voilà au café Den Engel, devant un dernier digestif. Je me frotte le menton, il est tout râpeux, je le sens et ça me reprend. Je garde ça pour moi, reste les yeux rivés sur mon verre de genièvre, dessinant avec le pied de petits cercles mouillés sur la table, les uns à côté des autres, une rangée de pièces de cinq francs. Marc me voit à l’œuvre et comprend. Je sais qu’il me voit faire et qu’il comprend. Mais aucun de nous deux n’aborde le sujet.

    Notre journée se termine ainsi dans l’abattement, à cinq heures et demie du matin. Les chaises du Den Engel sont déjà sur les tables, les cendriers ont disparu, nous payons nos consommations et tirons la porte derrière nous. Nous voici sur les pavés de la Grand-Place, il fait presque jour. Alors que je monte sans tarder dans la voiture, Marc va uriner contre les rochers qui forment le socle de la statue de Brabo. Et tandis qu’il pisse, je le vois lever les yeux vers l’énorme main coupée en bronze que le soldat romain, après avoir terrassé le géant, jeta, tel un discobole, dans l’Escaut, pour l’éternité et des poussières. Marc secoue sa belle tête comme pour dire : ris tant que tu veux, avec ton géant. Moi, j’ai affaire avec ce bonhomme-là. Il me manque des doigts, je sais ce que c’est. Sans prononcer le moindre mot, il me rejoint et nous rentrons en silence.

    Le lendemain, le samedi, nous faisons comme si de rien n’était. Nous nous levons tard, chantons, rions, sifflotons comme s’il y allait de nos vies. Dingue ce qu’on peut se mentir l’un à l’autre et à soi-même ! On se la joue gaie, vous voyez ce que je veux dire ? Genre : tu reprendras bien un peu de café, Marc ? Tu veux que je te chauffe du lait ? Tiens, Jacob, je te laisse le dernier croissant. Non, prends-le, Marc, j’en ai assez mangé comme ça. Allez, arrête tes simagrées, t’as encore faim. Non, je te promets, allez, fais-moi plaisir. Non, désolé. Non je t’en prie, non, vraiment… Spectacle lamentable. Question : est-on mieux loti avec quelqu’un qui ne cache pas ce qui le tracasse ?

    Moi, je ne suis pas comme ça, et je ne l’étais pas non plus à l’époque. J’ai enfoui ma tête dans le sable, chanté, ri et siffloté à m’en rendre malade. On est retournés en ville, encore et toujours des boutiques, des clubs et des boîtes, l’argent jeté par les fenêtres, la carte bancaire enfournée dans le terminal, pour enfin atterrir à la discothèque The Shark. Là, je vais aux toilettes, Marc me suis, fâché. Il commence à me secouer dans tous les sens. Il était déjà près de onze heures du soir. J’avais perdu toute notion du temps, il aurait tout aussi bien pu être quatre heures de l’après-midi. C’est quoi le problème ? qu’il me siffle à la figure. Comment ça, le problème ? Oui,  le problème ! Il me pousse contre le mur. Prenant peur, la dame pipi s’éclipse. Filer trois mille balles de pourboire au videur ! t’es tombé sur la tête ou quoi ! tu veux qu’ils nous zigouillent pour nous prendre notre fric ? Je ne savais pas quoi lui répondre, je ne me souvenais même plus avoir donné une telle somme. Et picoler comme ça, continue Marc, en me secouant de plus belle, à quoi ça te sert ? C’est pas pour le plaisir, tiens, regarde-toi, regarde ta tronche dans la glace, t’as une tête pire qu’un clodo. Il me pousse devant la glace accrochée au-dessus du lavabo crasseux. Il avait raison. Ma barbe de trois jours me donnait un visage plombé et émacié, j’avais les yeux injectés de sang. Ça fait deux ou trois heures que j’essaie de te calmer, ajoute Marc en déglutissant avec difficulté, mais tu m’écoutes même pas, c’est quoi le problème bon sang ? J’en ai jusque là, je me casse, tu viens ou tu restes ?

    tom lanoye,alain van crugten,traduction littéraire,deshima,flandre,belgique,littérature,crime parfaitD’un coup, la porte s’ouvre. Le videur, un balèze d’au moins un mètre quatre-vingt-dix, remplit l’encadre- ment. Il tient la tête penchée, plante un pouce dans les poches de son pantalon, avance sa bedaine et crache par terre. Alors les gars, dame pipi me dit qu’y a de la bagarre ? On se croit où ? Il fait un pas en avant, pose son bras massif sur mon épaule et ricane. Joli minois, hein, fait-il en désignant Marc du menton, enfin tant qu’on n’y touche pas. Je m’apprête à prendre la parole, mais le videur m’impose le silence. Écoute mon petit gars, dit-il à Marc, ce monsieur-là, c’est un vieil ami. Lui chercher des noises, c’est m’en chercher à moi, et j’aime pas ça. On va donc se mettre d’accord, toi et moi. Tu présentes tes excuses à monsieur, et tu dégages. Marc garde le silence. Le videur place une main derrière son oreille : Comment ? Marc garde le silence. Répète après moi, dit le videur : Je suis désolé. Marc garde le silence. Répète, dit le portier. Marc regarde ses chaussures et répète après lui. Plus fort ! Marc répète, plus fort. Eh bien voilà, dit le videur, c’était pas plus difficile que ça. Maintenant, dégage de ma vue avant que je change d’avis. Marc quitte les lieux. Je m’apprête à le suivre, mais le videur me retient. Je veux pas me mêler de ça, monsieur, me dit-il, mais laissez-le partir. Qui sait si, avant d’avoir pu dire ouf, vous allez pas vous retrouver avec un couteau dans le bide, je sais de quoi je parle, ça fait un bail que je bosse ici. Monsieur est à la recherche d’une chatte avec une poignée, bah, à chacun ses goûts. Mais  choisissez plutôt un petit gars de chez nous, c’est pas ça qui manque. Une kyrielle d’arguments, jusqu’à ce que je sorte mon portefeuille et lui donne un autre pourboire substantiel. Merci, il tapote de l’index la visière de sa casquette et tient la porte ouverte devant moi. Jouant des coudes, je me fraie un chemin à travers la masse des danseurs, remonte la rue où j’ai juste le temps de voir un taxi avec Marc à son bord disparaître au carrefour.

    J’ai retrouvé Marc à l’appartement. Assis sur une chaise de la cuisine en train de jouer du saxophone. Je voulais m’excuser mais, ne sachant par où commencer, je suis resté planté là à bredouiller et bégayer. Dans un premier temps, Marc a continué à jouer en me regardant comme si j’étais invisible. Puis il a posé le saxo sur ses genoux. Qu’est-ce que j’en ai à foutre, a-t-il dit avec lassitude, demain à cette heure j’aurai une tout autre apparence. J’ai jeté un œil sur la pendule. Il était minuit et demi. J’en ai plus que ras le bol, il a ajouté, encore heureux que j’aie le saxo, sinon ce serait vraiment à chier, je veux me débarrasser de ce physique aussi vite que possible.

    tom lanoye,alain van crugten,traduction littéraire,deshima,flandre,belgique,littérature,crime parfaitComment peux-tu dire ça ? j’ai demandé. Je n’ai jamais rien vécu d’aussi beau que toi, tel que tu es, cette semaine. Fais pas attention à ce que disent les autres. Qui parle des autres ? a répliqué Marc. Je me contrefiche de ce videur. C’est de toi dont je parle, t’es plus normal, et plus les jours passent, pire c’est. Tu me fais douter de tout.

    Je ne savais quoi rétorquer. Marc a poussé un soupir. Pour commencer, arrêtons de parler de ça et allons dormir. Demain matin, je veux aller de bonne heure aux puces pour acheter des anches pour mon saxo, tu crois qu’ils en auront ?

    Dès neuf heures du matin, le lendemain, le dimanche, le dernier jour que nous allions passer ensemble, nous déambulions sur le marché aux Oiseaux. Il faisait un temps magnifique. Marc était encore plus beau que les jours précédents. La perspective d’être libéré le soir même lui donnait des ailes. Il fendait avec aisance la foule, dansait plus qu’il ne marchait, tout le monde se retournait sur nous. J’essayais de progresser à la même cadence, me frottant le menton qui se confondait avec ma barbe de quatre jours.

    Marc trouva ses anches, nous avons mangé une gaufre, acheté des fleurs et un ou deux sandwiches. Il était déjà midi passé lorsque nous sommes rentrés à la maison. Marc ne tarda pas à tester les anches. J’ai fait du café. Nous avons mangé les sandwiches et Marc s’est remis à jouer du saxophone.

    Deux heures et demie sonnèrent. Nous avons évoqué les différentes façons de passer le reste de l’après-midi : promenade dans le parc municipal ou sur la plage Sainte-Anne, représentation en matinée au KNS, concert sur la Groenplaats ou, une fois de plus, cinéma, mais pour telle chose il était trop tard, pour telle autre il faisait trop beau et pour le reste, l’envie nous manquait. En définitive, nous sommes restés à la maison. Marc alterna saxo et piano. Calé dans un fauteuil, je l’écoutais, le regardais et me frottais le menton.

    En une semaine, il avait fait beaucoup de progrès au saxo. S’il jouait mieux du piano, il tirait à présent du cuivre une musique rythmée, ronde et gaie. Comment y parvenait-il avec ses huit doigts, je n’en sais rien. Il s’interrompit à plusieurs reprises, histoire, soi-disant, de boire un verre. Mais je savais que c’était pour tout autre chose, à savoir jeter un œil sur la pendule. Les heures s’écoulaient trop lentement à son goût ; pour moi, elles défilaient. Nous échangions peu de paroles.

    Et nous qui, les jours précédents, avions mangé dans les meilleurs restaurants, vu se succéder dans nos assiettes ris de veau, homard et caviar, nous avons ouvert ce soir-là une boîte de cassoulet, fait griller quelques tranches de pain rassis et bu un Nescafé.

    Ensuite, nous nous sommes couchés. Il y avait tant de fébrilité dans nos gestes qu’on eût dit qu’il nous fallait réapprendre à nous connaître. Puis nous avons retrouvé nos habitudes. Marc se montra plus dévoué que de coutume. Était-ce parce qu’il était content que la semaine touchât à sa fin, parce que j’avais de nouveau adopté un comportement normal, ou bien cherchait-il à me consoler ? Je n’en sais rien, mais la façon dont il m’a fait l’amour ce soir-là, ça avait quelque chose de formidable. Tout ce que je possède, je le donnerais pour revivre ce moment-là. Tout. Pourquoi sauvegarder les apparences, à présent que je suis vieux et décrépit ?

    Tom Lanoye, dessin Roger Klaassen

    tom lanoye,alain van crugten,traduction littéraire,deshima,flandre,belgique,littérature,crime parfaitÀ moitié endormi dans mes bras, Marc savourait le moment à peine écoulé. Il était déjà onze heures passées. J’ai doucement rabattu le drap pour le contempler une dernière fois. Il s’est réveillé. Pourquoi tu me regardes comme ça ? Arrête, tu me fais peur. J’ai gardé les yeux posés sur lui. S’il te plaît, a-t-il ajouté, arrête. Pourquoi tu te prends la tête ? Dans quelques minutes, je serai un étudiant, une jeune recrue, une chanteuse, que sais-je encore… Jusqu’à présent, ça s’est toujours très bien passé, pourquoi t’en fais tout un plat cette fois ? J’ai haussé les épaules. Merde, Jacob, demain t’auras déjà oublié à quoi je ressemble en ce moment. Je m’apprêtais à le contredire quand il entreprit de m’embrasser et me caresser sans une seconde de répit. À minuit moins dix, il m’avait mis dans un tel état que je ne pus faire autrement que reprendre le lubrifiant dans la table de nuit. Allongé sur le dos, en appui sur ses coudes, il me regardait me préparer. Quand je me suis glissé en lui, il a renversé la tête en arrière et fermé les yeux, redoublant de frissons. Embrasse-moi, m’a-t-il demandé. Je me suis penché en avant et j’ai trouvé ses lèvres. Pendant ce temps, je faisais de lents va-et-vient en lui. Je n’oublierai jamais à quoi tu ressembles en ce moment, lui ai-je dit entre deux baisers. Assez de blabla, il a ronchonné, continue. 

    Minuit a alors sonné à la pendule. Sous moi, j’ai sentis Marc se transformer. J’ai ouvert les yeux. Ils se sont posés sur le visage blanc et flasque d’un type de cinquante-deux ans. Je l’ai reconnu tout de suite. Marc était devenu moi.

    Je ne cherche pas d’excuses. Le choc a tout simplement été trop violent. Je me suis détaché de cet homme qui était allongé sur le lit. J’ai crié, mais aucun son n’est sorti de ma bouche. Me sentant trahi et humilié, je me suis levé. J’ai ouvert le placard, y ai pris mon fusil, l’ai chargé et ai tiré sur Marc à bout portant au niveau de la poitrine. Une seule pensée m’habitait alors, je m’en souviens parfaitement : pourquoi n’ai-je pas fait ça plus tôt ?

    Lorsque l’écho des coups de feu se fut dissipé, j’ai repris mes esprits et ai vu ce que je venais de faire. Des heures qui ont suivi, je ne garde qu’un vague souvenir. J’ai vomi et, croyez-moi ou pas, j’ai veillé le corps. Je ne saurais dire si j’ai pensé à quoi que ce soit. J’imagine que mon cerveau était vide.

    Mais quand le jour a commencé à se lever, l’idée de la prison à vie s’est immiscée en moi. Une cage, des barreaux, toujours les mêmes visages, toujours la même absence de visages, ou rien que mon propre visage… J’ai balancé le fusil sur le lit à côté de Marc, entassé des vêtements dans une valise, fourré quelques statuettes précieuses et bijoux dans un sac. Dans mon coffre, j’ai pris tous mes chèques, mon argent en espèces et le lot de diamants du connard de la 52nd Street, puis suis parti en direction de la France.

    Une bonne année plus tard, après avoir erré de ville en ville et connu échec sur échec, j’ai fini par atterrir en Espagne. Immobilier et tourisme international. Je pouvais me reposer sur ma connaissance des langues et mon talent en affaires ; grâce à mes activités dans le secteur du diamant, j’étais capable de me débrouiller dans toutes les métropoles du monde, sans compter que la chance a été amplement de mon côté. Je ne cherche pas à me vanter, mais sans moi, la Costa del Sol ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Pour récompenser mes initiatives, on m’a donné la nationalité espagnole. Depuis, je vis sous un faux nom et avec un faux passé. Vous écarquilleriez les yeux si je vous disais ce qu’il était possible de faire dans le pays du Generalísimo, à condition d’avoir les bonnes relations, d’être docile et de brasser de grosses sommes.

    tom lanoye,alain van crugten,traduction littéraire,deshima,flandre,belgique,littérature,crime parfaitAujourd’hui, je suis un sujet espagnol respectable, fortu- né, domicilié à Madrid. Cela choque peut-être votre sens de la justice. Après tout, j’ai commis un meurtre. Vous estimez peut-être que j’aurais dû être puni. À quelle fin ? Je regrette mon geste. Mais rien ne saurait ramener Marc. Sa mort me hante, certes. Comme je l’ai dit, je le vois partout. Hier encore, le garçon d’ascen- seur dans son uniforme écarlate. Je l’ai reconnu, c’était lui à tel point que j’ai failli l’embrasser. Une tentation intolérable. Dieu merci, j’allais au cinquième et non au cinquantième. J’imagine la scène : un type de soixante-seize balais qui essaie d’embrasser un gars à peine majeur dans l’ascenseur, et lui demande ce qu’il a fichu pendant toutes ces années.

    Tout ce qu’il me reste de Marc, c’est une coupure de presse. Je l’ai découpée à la main dans De Gazet van Antwerpen, une semaine après les faits, assis à une terrasse en face de la gare de Marseille, et l’ai conservée. Elle est jaunie et ses bords s’émiettent. « Crime crapuleux à Anvers », peut-on lire en capitales. Sous ce titre, en caractères gras également, mais plus petits : ‘‘Diamantaire abattu par un homme de couleur.’’

    ‘‘La police d’Anvers a annoncé hier que le diamantaire Jacob Schönfeld, 52 ans, avait été retrouvé sans vie à son domicile de la Lange Leemstraat. C’est un de ses confrères, inquiet de ne pas avoir reçu livraison d’un lot de diamants, qui a découvert le corps. Le crime semble avoir eu lieu dans la nuit de dimanche à lundi. Deux coups de feu ont été tirés sur la victime à bout portant, au niveau du cœur, avec sa propre arme, un fusil de chasse. Le tueur a emporté le portefeuille du diamantaire ainsi qu’un certain nombre d’objets de valeur, de l’argent et les diamants en question. L’homme, qui savait apparemment où se trouvaient tant l’arme que les objets de valeur, est en fuite. On pense qu’il s’agit d’un individu de couleur, d’environ 1 mètre 75, peau noire et yeux noirs, cheveux crépus noirs, carrure athlétique, âgé de 25 à 30 ans. Il lui manque deux doigts à la main droite.

    ‘‘Sur la base de plusieurs témoignages, la police a pu établir un portrait-robot. Dans les jours qui ont précédé le drame, M. Schönfeld a été vu en compagnie de cet homme de couleur dans de nombreux endroits de la ville. L’autopsie a révélé que M. Schönfeld a probablement eu des rapports intimes peu avant sa mort. Le parquet suppose que l’individu recherché a profité de cette intimité pour accéder au domicile de M. Schönfeld. Une fois son méfait accompli, il a tenté de maquiller son crime en suicide : sur l’arme, on a retrouvé les seules empreintes de la victime. L’enquête balistique exclut toutefois toute possibilité de suicide. Avec sang-froid, le criminel a effacé ses propres empreintes avant de presser les mains de la victime sur le fusil. Toute personne susceptible de fournir des renseignements complémentaires sur le suspect est priée de s’adresser au commissariat le plus proche…’’

    Sous le texte, il y a une petite photo me représentant et un portrait-robot de Marc. Un portrait pas très ressemblant. Visage trop anguleux. Si vous voyiez son sourire ridicule, un trait entre deux lèvres éteintes. Bien entendu, ce portrait ne révèle rien de ses petits tétons durs, de ses reins tendus, ni de l’éclat d’ébène de son membre. Mieux vaut que j’évite de penser à la façon dont il se détachait sur son ventre noir et musclé.

    Quand bien même cette reproduction est de piètre qualité, je la garde comme un bijou précieux. C’est tout ce qu’il me reste de Marc. J’ai de quoi m’arracher les cheveux quand je pense que j’ai oublié d’emporter son saxo.

    Voilà. Ça y est, je crois… Ne vous inquiétez pas, si je vous raconte cette histoire à vous plutôt qu’à un autre, ce n’est pas pour une raison particulière. Tout repose sur le hasard. J’étais invité à l’ambassade de Belgique, j’ai là deux ou trois gros clients ; sur place, j’ai choisi au petit bonheur une adresse dans l’annuaire téléphonique, la vôtre. Ça doit vous faire bizarre de recevoir une bande sonore d’Espagne, de la part d’un inconnu, qui vous demande une seule chose : l’écouter. Je compte sur votre curiosité. Peut-être à tort. Il est possible que vous jetiez la bande sans l’avoir écoutée. Cela ne fera pas beaucoup de différence. Tant que j’ai l’illusion que quelqu’un me prête l’oreille.

    tom lanoye,alain van crugten,traduction littéraire,deshima,flandre,belgique,littérature,crime parfaitPour être tout à fait honnête, je dois vous avouer qu’en ce moment, je ne suis pas encore certain à cent pour cent de vous envoyer la cassette. Je pense que je le ferai. Enfin, imaginons que je vous l’envoie, et imaginons que vous l’écoutiez… J’espère que cela ne vous causera pas trop d’embarras. Oui, je sais bien, ça vous choque peut-être, et vous allez vous sentir obligé de mettre au courant la police. Ça m’est égal. Autant que je sache, un meurtre n’est jamais prescrit. Mais tenez bien compte du fait que la police, à supposer qu’elle s’occupe encore de cette affaire, est à la recherche d’un Noir d’environ cinquante ans, alors que moi, pour eux, je suis mort. Et qu’il vous faudra leur demander de retrouver la trace d’un respectable citoyen espagnol dont l’arbre généalogique remonte aux conquistadors. Ma barbe et ma peau tannée concourent à rendre encore plus crédible ce mensonge. Ici, à Madrid, il m’est arrivé de négocier des contrats de construction immobilière avec d’anciennes relations d’affaires anversoises. Ces types ne m’ont pas reconnu. Comment les policiers pourraient-ils me reconnaître, après vingt-quatre ans ? Encore une chose : les médecins me donnent tout au plus six mois. Pour ma part, si je me fie à mon état actuel, je ne m’en donne que trois. Aussi, dites au procureur qu’il n’attende pas, pour résoudre l’affaire, de venir passer ses vacances ici avec sa progéniture.

    Bref. Police ou pas… À vous de voir ce que vous en faites. Ce n’est pas ça qui va rendre la Terre plate. Je vous remercie de votre attention. » (Clic.)

     

    []

     

    * Traduit du néerlandais par Daniel Cunin. En novembre 2012, ce texte a fait l’objet d’un atelier de traduction organisé par le département de néerlandais de l’Université Paris IV-Sorbonne. Nous remercions les organisateurs, les participants ainsi que Tom Lanoye qui a autorisé la publication de la version française dans la revue Deshima, n° 7, 2013 et sur flandres-hollande.

     


     Salim Jay commente Les Boîtes en carton de Tom Lanoye

     

    La langue de ma mère, monologue : Tom Lanoye sur scène 

     

     

     

  • Ruysbroeck l'Admirable / Ruusbroec de Wonderbare

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    Claude-Henri Rocquet

    et les amitiés harmoniques

     

     

    Après avoir présenté la réédition du Ruysbroeck l’Admirable de Claude-Henri Rocquet et évoqué ce qui rattache cet écrivain français aux Flandres, le blogue flandres-hollande accueille une critique de ce même ouvrage, signée Pierre Monastier.

    (version PDF)

     

     

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    L’œuvre de Claude-Henri Rocquet est un monde à part entière : ses paysages sont autant de lectures contemplatives et amoureuses ; la fertilité de sa plume puise aux richesses de l’art, la vision de son style s’étend dans un ample horizon spirituel. Il est des promeneurs connus en ce pays, que nous croisons comme une trame invisible au fil des livres publiés par l’écrivain : au détour d’une phrase, parfois en une simple incise digressive, surgissent le vieux maître Lanza del Vasto, Bruegel, Jérôme Bosch, François d’Assise, Ruysbroeck, Norge… silhouettes amicales qui traversent la destinée d’un homme dont l’œuvre est un prolongement indissociable. Nous sommes sans cesse dans une harmonique impressionnante d’artistes convoqués par un ami fidèle.

    *

    *          *

    Né en 1933 dans le nord de la France, Claude Henri-Rocquet traduit en quelques vers ses origines, dans lesquels il dévoile subrepticement les grandes lignes de son cheminement :

     

    Je suis né quai des Quatre-Écluses

    À Dunkerque le vingt octobre

    Et quelques jours plus tard cest à l’église

    Saint-Martin que lon me baptise

    Me prénommant Claude-Henri Georges.

     

    La dame qui tenait la loge

    Sappelait Madame Pertuse

    Ou pour dire vrai Pertusot

    Élevait-elle des oiseaux

    Dont sur la seiche le bec suse ?

     

    Ciel gris sur le canal deau grise

    Où le soleil faisait un incendie

    Cest là que jai reçu la vie

    Quen ai-je fait jusqu’à ce jour ?

    Il est grand temps daimer lamour.

     

    Il est grand temps daimer lamour

    Il est grand temps de vivre enfin

    Claude aujourdhui nommé Martin

    Du nom secret de ton baptême

    Cest ce que pour quoi tu vins au jour

     

    Il est grand temps d’être toi-même.

     


    ruusbroec,ruysbroeck,claude-henri rocquet,flandre,belgique,mystique rhéno-flamande,éditions salvator,apocatastaseIl n’est pas une strophe qui ne fasse mention de sa destinée spirituelle, du catholicisme de son enfance à l’orthodoxie revendiquée aujourd’hui, après de longues années marquées par le positivisme et un athéisme de cœur. L’œuvre traduit livre après livre son questionnement essentiel, artistique et mystique. Le professeur Rocquet s’efface sans cesse derrière l’homme de la quête ; à l’académisme glacial de l’universitaire scrupuleux, il substitue une langue ciselée, passionnée, vivante. Doit-il à ses modèles pareil positionnement ? Il écrit en effet de Ruysbroeck :

    « Cette façon dentendre et d’écouter la parole divine est la façon liturgique et monastique. Cest la façon du monastère, de la cellule, du chœur et de lautel. Ce nest pas celle de lUniversité. Cest la lectio divina, et lon parlait alors de ruminatio. Ce nest pas la disputatio, la démonstration, le syllogisme : art de lUniversité. [] Écriture inscrite au creux de la main et connue par cœur. »

    Claude-Henri Rocquet est un véritable écrivain, et nous n’aurions assez de cent pages pour mettre en exergue les vibrations de son ardente plume ; ainsi la méditation sur la fresque de Giotto représentant François d’Assise s’adressant aux oiseaux :

    « Tout le bleu le plus pur du monde naurait pas suffi à Giotto pour peindre ce moment céleste. Il montre la foule de ces petits aux pieds de saint François et quelques-uns accotent encore et vont se poser, sur la branche dun arbre, dans la poussière du chemin, pour goûter l'enseignement et le poème de François comme on se délecte deau fraîche, dune perle de rosée au creux dune feuille. Le cœur de Giotto est comme lun de ces oiseaux qui se recueillent et jubilent.

    Cest ici l’Éden, retrouvé, et le Paradis où nous serons avec tous les animaux, ressuscités avec nous. Toute la Création resurgira de lombre où le temps laura plongée. Les oiseaux chanteront avec nous Dieu dun chant éternel. Toute larme sera essuyée. Il ny aura plus de mort. Oiseaux, petits enfants du ciel, vous vivrez dans les arbres et parmi les rameaux de la Jérusalem céleste comme vous avez vécu avec Noé dans larche. Et toi, corbeau, même ton chant nous ravira ! Et toi, colombe, ta place est au plus haut des cieux, pour toujours. Oui, cest un paradis que cette prédication ailée qua peinte Giotto. Un poème, silencieux, pour faire entendre une musique, un chant. Un alléluia pour louer, comme Dante, en son dernier coup darcher, lAmour. »

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    *

    *          * 

    La publication récente de Ruysbroeck ladmirable en est un nouveau témoignage : cet ouvrage reprend en grande partie sa Petite vie de Ruysbroeck publiée chez DDB il y a plus de dix ans - moins le chapitre intitulé « Lire aujourd’hui Ruysbroek » -, auquel est ajouté un ensemble de textes aux thématiques diverses, rassemblé sous le titre : « Ruysbroeck et la mystique maternelle ». 

    Ruysbroeck s’inscrit dans une terre flamande que décrit avec exultation Claude-Henri Rocquet. Hadewijch d’Anvers, Béatrice de Nazareth, Marguerite Porete, etc., forment une de ces traditionnelles « morris dansen » qu’ont peintes avec munificence Pieter Brueghel et Jeronimus Bosch, également convoqués par l’écrivain. Le récit vit et vibre de cette foi en mouvement des XIIIe et XIVe siècles.

    Les chapitres s’attachent formellement aux lieux traversés par Ruysbroeck, lieux spirituels ou physiques, pour mieux déployer une théologie élaborée au fil des années, surtout àpartir de ses cinquante ans, lorsqu’il décide d’abandonner sa charge de chapelain de Sainte-Gudule pour gagner la forêt de Soignes et fonder le prieuré de Groenendael : les trois chemins qui conduisent au Royaume de Dieu, les trois degrés de la vie sanctifiée, les trois types d’hommes bons et fidèles, les sept clôtures… Chaque distinction faite par le mystique vise in fine l’unité ; il redécouvre en un langage propre les grandes intuitions des Pères du Désert.

    ruusbroec,ruysbroeck,claude-henri rocquet,flandre,belgique,mystique rhéno-flamande,éditions salvator,apocatastase« Jamais Ruysbroeck noublie que Dieu est un en trois Personnes. Que lessence de Dieu est Unité et Trinité. Et lun et le ternaire sont en lhomme, en lhumanité, en chaque homme.

    Comme il est trois degrés dans le chemin vers Dieu, il est trois degrés dans la nature humaine : corps, âme, esprit. Mais chaque degré a son unité, et les trois degrés, bien que le supérieur ait à gouverner linférieur ont ensemble leur unité. Au plus haut degré de la nature, au plus haut degré de la nature humaine, lunité est lessence, lunité est celle de l’être, par quoi toute créature existe, sans quoi elle ne serait pas, et cette essence est en Dieu. Ainsi, dans la nature même en son plus haut degré, lhomme accède à la surnature divine.

    Entrer en soi-même et entrer dans le mystère de Dieu sont un même chemin. Sengloutir dans labîme de Dieu et se donner à son prochain sont le même chemin. Entrer dans la conscience de sa conscience, de la conscience humaine, est rencontrer le Christ, essence de lhomme, homme essentiel, homme commun à tous les hommes, et cest rencontrer en lui lessence de Dieu. Rencontrer le Christ, lun de la Trinité, cest rencontrer la Trinité et lUnité. » 

    Commentant un autre extrait de Ruysbroeck, Claude-Henri Rocquet insiste :

    « Cette union dont parle Ruysbroeck, cette communion, cette ‘’vie commune’’ dans lamour, est au cœur de sa vie et de son œuvre. Lexégèse de Ruysbroeck ne se sépare pas de son expérience intérieure, de son enseignement mystique. »

    Il est une joie qui filtre à chaque page, celle de l’apprenti qui trouve dans ses maîtres des chemins mystiques insoupçonnés, des instruments pour façonner année après année l’âme en conformité avec l’Absolu, un mode d’emploi exemplaire pour inscrire ses pas dans ceux qui ont parcouru la vallée terrestre avant lui.

    Ruusbroec, Opera Omnia, 8, Brepols, 2001
    ruusbroec,ruysbroeck,claude-henri rocquet,flandre,belgique,mystique rhéno-flamande,éditions salvator,apocatastaseClaude-Henri Rocquet est le fils secret de ses sujets ; ses modèles sont des géniteurs. Ses livres sont autant d’hommages à ceux qui l’ont enfanté spirituellement à une grâce qu’il sert, qu’il tente d’étreindre d’envolées lyriques mais qui le dépasse continuellement. Il a trop vécu intérieurement dans ces plaines mystiques flamandes pour rester à distance d’une expérience de l’amour infini, qu’il effleure de toute sa vigueur comme la main caresse les nombreux cahiers qui parsèment son bureau. Comme Ruysbroeck, il semble ne plus savoir écrire désormais sans que jaillisse, volontairement ou non, les fruits de sa propre contemplation silencieuse. Son Ruysbroeck ladmirable est un enchâssement mystique, son humble propos s’insérant en des tonalités semblables dans la douzaine d’ouvrages écrits par le moine six siècles plus tôt, jusqu’à confier - lui qui est marié à l’écrivain Anne Fougère : « Tout homme qui cherche son unité en Dieu, par lamour, est moine. »

    *

    *          *

    La deuxième partie de son ouvrage, qui compte une soixantaine de pages, est plus surprenante : non seulement elle consiste en un assemblage composite de quatre textes, mais certains d’entre eux ne présentent qu’un lien indirect avec la figure de Ruysbroeck ; ce dernier ferait presque figure de prétexte à la publication, ne serait-ce que dans le premier texte, qui offre une belle méditation sur sainte Véronique, seule femme présente dans Le Portement de la croix de Jérôme Bosch, ou encore dans le troisième texte intitulé « Mystique nuptiale, mystique maternelle, Eucharistie », qui s’ouvre sur Ruysbroeck pour aussitôt glisser vers Hadewijch d’Anvers avant de traiter l’épineuse problématique de l’apocatastase, sur laquelle Claude-Henri Rocquet achoppe. 

    La question de la mort et des fins dernières habite l’œuvre de notre auteur ; il serait fastidieux de relever toutes les phrases qui abordent, même subrepticement, la fin de la vie ici-bas. Alors qu’il résume Les sept clôtures de Ruysbroeck, Claude-Henri Rocquet glisse un rapide commentaire, sans s’y attarder.

    « La journée du jour sachève ainsi comme sachèvera la journée de la vie. Sendormir est apprendre à mourir comme s’éveiller préfigure la résurrection. [] À son réveil, au réveil de la mort, celle qui dort verra venir à sa rencontre son bien-aimé. »

    Dans son commentaire des fresques de Giotto sur François d’Assise, la mort est partout : des stigmates du saint à la mort du chevalier de Celano et du Poverello ; le crucifix en est le centre, le cœur, le sens.

    « Cet office des morts, et ce crucifix qui se penche vers nous et vers François, est un credo, laffirmation de notre espérance. Il tient ensemble la naissance et la mort du Christ. »

    ruusbroec,ruysbroeck,claude-henri rocquet,flandre,belgique,mystique rhéno-flamande,éditions salvator,apocatastaseCar c’est bien de la mort du Christ dont il est question ultimement, dans laquelle toute vie et toute mort s’inscrivent. La mort ouvre un abîme dramatique à toute existence humaine ; le sacrifice du Christ sur la croix trace un sillon d’espérance : le drame trouve son bienheureux déploiement. L’écrivain ne saurait y demeurer insensible : que deviennent les premiers mots quand la seule perspective d’avenir certaine est un dernier souffle ? L’acte d’écriture est encore le témoin d’une existence donnée, réalisée, transmise, pourvu qu’il soit offrande de vie jusque dans sa finitude.

    « Plus j’écris et plus jai le sentiment que la pensée de la mort est au cœur de lacte d’écrire – pour se préparer à la mort, et pour y opposer la mémoire, la force de vie, lespérance. Et plus jai conscience de la vanité de toute parole, de toute pensée, de toute écriture – de leur radicale insuffisance – devant la mort quand il faut la vivre, en réalité, en vérité. Il ny a que le silence et la charité qui tiennent devant la mort. »

    Cette espérance porte le poète qui quitte son jardin secret pour naître au monde par la publication, jusqu’à sa propre mort et son éternelle renaissance.

    « Et maintenant que nul n'aura plus soin de vous
    Mes arbres et mes herbes folles
    Frères et sœurs de sève et de silence
    Vivez vivez tenaces contre le rocher
    Je vous confie au ciel à sa pluie à ses flammes
    Je vous confie à vous-mêmes je vous confie
    Au temps et à la terre
    Au loin j'écouterai dans la rumeur humaine
    Votre sagesse instruire les étoiles » 

    ruusbroec,ruysbroeck,claude-henri rocquet,flandre,belgique,mystique rhéno-flamande,éditions salvator,apocatastaseCette éternité même interroge encore le croyant qu’il est, irréductible porteur d’une lumière qui éclabousse de ses deux bois la face d’un monde errant. Se peut-il qu’un être sombre sans fin, loin de Dieu ? Le questionnement affleure dans la première partie de l’ouvrage de Claude-Henri Rocquet, né de quelques lignes de Ruysbroeck que l’auteur ne comprend pas ni n’admet : le mystique flamand, à la hauteur de vue si prodigieuse, conçoit néanmoins l’existence d’un enfer éternel. Il s’interroge avec indignation, presque naïvement. 

    « Comment un homme dun tel cœur pouvait-il concevoir quune partie de lhumanité fût exclue éternellement de la lumière éternelle ? Comment une âme montée si haut dans la contemplation et dans lamour de Dieu pouvait-elle oublier que la miséricorde de Dieu est infinie ? Comment pouvaient en elle saccorder lexpérience de lamour fou de Dieu et la croyance à lenfer ? Comment ce mystique pouvait-il sabstenir despérer lapocatastase [nous y sommes ! PM], cest-à-dire la réintégration finale de toute lhumanité dans la lumière et lamour de Dieu ? - L’époque ? L’époque nexplique pas tout. [] Cest quun fil sépare, au plus haut degré de la vie intérieure, lexpérience de Dieu et lillusion spirituelle. »

    Claude-Henri Rocquet ne poursuit pas davantage : après plusieurs interrogations, certaines maladroites dans leur formulation, il a mentionné cette infime distinction entre expérience et illusion, distinction non perçue par le mystique au XIVe siècle mais dont lui, six siècles plus tard, semble avoir la clef. Quelle est-elle ? Nous l’ignorons. Il faut attendre le troisième texte ajouté dans cette édition pour voir resurgir la question qui, décidément, le hante. Ruysbroeck ne s’y attardait pas ; Rocquet ne peut sauter à pieds joints au-dessus de l’obstacle. L’espérance qu’il professe ne saurait trouver une contradiction dans un scénario privé d’un happy end convenu.

    *

    *         

    Il y a ceux qui affichent sèchement leur certitude qu’il existe des âmes humaines déjà damnées. D’autres plus nombreux - tel notre écrivain - ne peuvent imaginer qu’un seul être subisse les affres d’une damnation éternelle ; pire, il en est parmi eux qui le conçoivent d’abord comme un océan de feu et de soufre, non comme un refus ferme de la présence divine… Claude-Henri Rocquet n’échappe curieusement pas à ce travers. Dans ces deux options extrêmes, Dieu et l’homme se voient radicalement privés de leur liberté ; il est une nécessité d’une grande embrassade finale, d’une orgie béatifique, à la manière des grands banquets gaulois, après une belle aventure humaine.

    C.-H. Rocquet, François et l'itinéraire, 2008
    ruusbroec,ruysbroeck,claude-henri rocquet,flandre,belgique,mystique rhéno-flamande,éditions salvator,apocatastaseClaude-Henri Rocquet commence par condamner avec raison des excès commis ici-bas par des hommes d’Église, avant de les confondre finement avec la notion d’un enfer éternel, en un raisonnement léger et douteux, par des références bibliques qu’il interprète en les forçant. C’est qu’il sait ce à quoi il se frotte : toute la tradition de l’Église, majoritaire les premiers siècles, unanime depuis le deuxième concile de Constantinople en 553 (Ruysbroeck compris), qu’il durcit sciemment en un injuste choix entre Origène et Augustin.

    Plus encore, Claude-Henri Rocquet s’oppose au texte saint lui-même. Le terme apocatastasis n'apparaît qu'une seule fois dans la Bible, lorsque Pierre, après avoir guéri un mendiant handicapé, se tourne vers les témoins et annonce la fin des temps.

    Il [Jésus] doit rester dans les cieux jusqu’à ce que vienne le temps où Dieu restaurera toutes choses (apocatastasis), comme il l'a promis il y a longtemps par ses saints. (Ac 3,21)

    Comme tout hapax, le mot lucanien a un sens incertain : ce tout renvoie-t-il à l’universel, à l’ensemble de la promesse, à l’alliance abrahamique accomplie pleinement par le Messie…? En revanche, le Nouveau Testament regorge, sous une forme ou une autre, de références indiquant l’éternité de l’enfer : Mt 3,12 ; 13,41-42 ; 18,8 ; 25,41 ;  Mc 9,44-49 ; Lc 16,23-24 ; Jude 7 ; Ap 14,11 ; 20,11 ; 22,4-5… Claude-Henri Rocquet le sait ; c’est pourquoi il continue son impuissante lutte, par une accusation de fondamentalisme, de « littéralisme », de « théologie de la terreur », etc. Il se fait Alexandrin contre l’école d’Antioche, maître ès interprétations contre toute forme de magistère imposé ; sa théologie devient pure affectivité devant un problème qu’il ne sait résoudre, sinon en prenant la place de Dieu. La langue s’enflamme, l’écrivain l’emporte ; la raison est mise au ban, le philosophe se meurt. 

    Claude-Henri Rocquet est un homme fin. Il connaît les arguments adverses. Il ne les affronte pas. S’il ne peut les contredire, il les balaye avec dextérité, d’un revers de main. La liberté de l’homme qui ne s’achèverait pas par un pardon absolu de Dieu n’est plus selon lui que « ratiocination », « sophisme », « vain cliquetis de concepts ». Il ne prend finalement pas la mesure du drame qui se joue depuis la Création dans cet espace infime de la liberté. Elle n’est pas un concept mais une réalité existentielle, inscrite dans notre nature… Il refuse de la prendre au sérieux.

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    Rogier van der Weyden,

    Polyptyque du jugement dernier,

    Musée de l’Hôtel-Dieu, Beaune (1446-1452) 

     

    N’est-il pas de miséricorde dans cette pudeur de Dieu à ne pas la forcer ? Quel serait l’amant qui imposerait de force l’union ?

    Que votre oui soit un oui, que votre non soit un non Le « oui » serait pour lui définitif mais pas le « non »… curieuse contradiction résolue dans une miséricorde divine qui force la volonté de l’homme à l’extrême.

    Si je ne puis affirmer qu’il n’y a aucune âme humaine en enfer, il m’est néanmoins permis de l’espérer, à la suite de Charles Péguy ou de Hans-Urs von Balthasar. Le déclarer reviendrait à usurper le jugement de Dieu ; l’espérer nous place à côté du Christ sur la croix lorsque, au moment d’expirer, il implore le pardon pour toute l’humanité.

    La condamnation de l’apocatastase par le cinquième concile œcuménique à Constantinople (reconnu par les Églises catholiques et orthodoxes) m’interroge personnellement sur les conséquences anthropologiques que cela suppose. Claude-Henri Rocquet s’indigne de la possibilité d’un enfer éternel qu’il ne peut concevoir ni de cœur ni d’intelligence ; je préfère davantage considérer attentivement ce que l’affirmation d’un enfer éternel, énoncé presque unanimement par la Bible et la tradition, nous dévoile de la réalitéde la compassion.

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    Claude-Henri Rocquet, juin 2014 (© MHC) 

     

    En affrontant la question de l’apocatastase, Ruysbroeck s’est retiré et Claude-Henri Rocquet imposé au premier plan. Ainsi l’écrivain procède-t-il régulièrement, brisant les conventions arbitraires qui envisagent une biographie avec distance, avec - quel terrible vocable ! - objectivité. Il s’enthousiasme, pleure, chante, complimente, condamne avec une même liberté, dont témoignent les nombreuses pages noircies au fil du temps : ici, il s’oppose à sa propre Église sur un problème délicat ; là, il arbore un christianisme face à une société agonisante en l’absence de sens. Son écriture obéit au seul diktat de l’amour, de l’homme à Dieu. Laissons-le déployer une dernière fois sa parole des profondeurs, au moment de clore notre propos, par une de ces pages où perce l’insaisissable mystère, celui de la Transfiguration - si chère aux orthodoxes - et de l’ultime révélation.

    « Admirable par la connaissance de l’Écriture, par la lecture inspirée de l’Évangile et de lApocalypse. Cest par l’Écriture que Ruysbroeck explique le mystère indicible de lexpérience mystique, par la manne et le caillou blanc, par la Transfiguration sur le Tabor : parole commune. Cest sur l’Écriture quil fonde son enseignement, lautorise, le vérifie. Et en même temps, lexpérience intérieure et la contemplation éclaire l’Évangile, ouvre le livre scellé. Quelquun avant Ruysbroeck avait-il montré le chemin qui va de la révélation du Tabor à la révélation de lApocalypse ? Entendre Ruysbroeck, cest apprendre à lire le livre intérieur de lhomme, le livre humain que nous sommes, et cest apprendre à lire l’Écriture, à nous y orienter comme les mages guidés par l’étoile à Bethléem, à voir dans le paysage montagneux quelle constitue, livre après livre comme les plis des plaines et des monts, les plis des horizons successifs, - à voir se lever le soleil sur les vallées obscures, et se dessiner le fil des chemins, à voir le paysage de la parole apparaître comme un édifice, un temple, l’évidence de la Jérusalem éternelle. Et cest le même livre, le livre de lhomme et le livre de Dieu, le livre intérieur à chacun et le livre plus intérieur. La connaissance de lun accroît la connaissance de lautre, la lumière de lun saccroît par la connaissance de lautre. Noverim me, noverim Te. Une lumière éclaire une lumière. Un seul livre : dun côté si clair et tout proche, et de lautre, insondable, disant lindicible, couvert de la nuée obscure qui enveloppe les trois disciples jetés face contre terre et qui ont vu la face éblouissante de Dieu conversant avec Élie et Moïse. Un même livre : puisque Dieu sest fait homme et a parlé parmi nous laraméen comme Ruysbroeck le thiois, le flamand. »

     

    Pierre Monastier

    28 août 2014

     

     

    Joseph Haydn,


    Les Sept Dernières Paroles du Christ sur la Croix,



    Quatuor Ludwig,

    

texte de Claude-Henri Rocquet, 
dit par Alain Cuny

     

     

    Œuvres de Claude-Henri Rocquet citées dans l’article

     

    - Ruysbroeck ladmirable, Salvator, Paris, 2014.

    - Vie de saint François dAssise selon Giotto,

    Éditions de L’Œuvre, Paris, 2011.

    - Les Sept Dernières Paroles du Christ sur la croix,

    Arfuyen, Paris, 1996.

    - Le Village transparent, Éolienne, Paris, 1994.

    - LAuberge des vagues, Granit, Paris, 1986.

      

     

  • Ruysbroeck selon Claude-Henri Rocquet

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    À l’occasion de la réédition de

    Ruysbroeck l’admirable

     

     

    Ce « Nord » dont je parle est un pays réel et c’est un pays imaginaire. « La Flandre est un songe », dit Ghelderode, qui fait de cette espèce de devise le titre d’une de ses œuvres que je préfère. C’est un pays aux frontières aussi imprécises que celle du ciel et de la mer à l’horizon.

    C.-H. Rocquet

     

     

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    Né à Dunkerque voici plus de quatre-vingts ans, Claude-Henri Rocquet n’a pas manqué, au fil de ses ouvrages, de revenir à la Flandre au sens large, le plus souvent à travers des écrits sur la peinture – les plus récents s’apparentant à des méditations dans une « écriture qui s’arrime au mystère de la foi » (1) –, parfois au cœur de poèmes (en prose) comme dans L’auberge des vagues (Granit, 1986) où il chante Joachim Patinir et la ville natale.

    Claude-Henri Rocquet, Ruysbroeck, Ruusbroec, peinture, littérature, mystiqueÉvocation des jeunes années, le texte « Nord » révèle cette tendresse pour les contrées septen- trionales, qui n’empêche toutefois pas lauteur de tourner son regard vers l’Italie de François d’Assise et de Giotto, lAmérique du dissident Hopper ou encore vers l’Espagne de Goya« Le temps et l’espace, le réel et l’imaginaire forment un seul tissu, et ce tissu, pourtant collectif, est singulier en chaque âme, en chaque esprit. Français, parce que de naissance et de langue française, on se reconnaît Flamand, et cette filiation, ce fil, comme souterrainement, rêveusement, vous conduit en Espagne – il m’a conduit à écrire Goya. La patrie n’est pas une île mais un archipel. La patrie est une constellation. »

    Des livres assez récents marquent également l’intérêt que le Parisien d’adoption porte à deux grandes figures des Pays-Bas : Vincent van Gogh jusqu’au dernier soleil (Paris, Mame, 2000) et Érasme et le grelot de la Folie (illustré par Céline Le Gouail, Paris, Les Petits Platons, 2012). À propos de l’écriture des pages consacrées à Van Gogh, Claude-Henri Rocquet précise que « c’est aux mineurs de ma famille, de mon pays, que je pensais quand je l’imaginais en Belgique, pasteur et déjà peintre, le Borinage étant de même nature que les mines du nord de la France… » 

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    Passé d’un athéisme (du cœur et positiviste) à lÉglise orthodoxe, Claude-Henri Rocquet s’est penché sur le catholique Jan van Ruusbroec, offrant une des œuvres du mystique brabançon en traduction : Les Sept degrés de l’échelle d’amour spirituel de Jean Ruysbroeck (Paris, Desclée de Brouwer, 2000). Deux ans plus tôt, il avait publié un Ruysbroeck l’admirable dont une version corrigée a vu le jour en 2003 sous le titre Petite vie de Ruysbroeck, toujours chez Desclée de Brouwer. C’est ce même livre, dans une édition remaniée et augmentée, que viennent de donner les éditions Salvator.

    claude-henri rocquet,ruysbroeck,ruusbroec,peinture,littérature,mystique,bruegel,boschDans les belles pages de « Nord » justement, Claude-Henri Rocquet expose son chemine- ment d’historien de l’art en qui va naître le désir de revenir, par la mar- che et l’écriture, sous les cieux flamands : « Ce n’est pas le Nord qui m’attachait à Bosch, mais sa peinture, son monde intérieur, son œuvre, l’énigme de cette œuvre. Je ne savais presque rien de Ruysbroeck ; j’ai eu l’intuition qu’une part de l’œuvre de Bosch s’éclairerait à la lumière de Ruysbroeck. J’ai commencé à le lire. Et Ruysbroeck rayonne dans certaines pages de Bruegel. Pourtant, si j’ai eu le désir d’écrire une ‘‘petite vie de Ruysbroeck’’, ce qui impliquait la lecture attentive de toute l’œuvre, ce n’est pas le maître spirituel, le mystique, et sa mystique, qui en premier lieu m’attirait vers lui, mais son lien avec le Nord, avec la forêt de Soignes, près de Bruxelles, où je suis allé, marchant de Groenendael à Rouge-Cloître, sous les grands hêtres pourpres, et qui est devenue pour moi un lieu mythique : ma forêt de Brocéliande. »

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    La fin de l’introduction intitulée « L’ami invisible » éclaire mieux encore le parcours de cet écrivain resté attaché à un Ita- lien dascendance maternelle flamande, Lanza del Vasto (2) : « Je ne sais plus d’où me vint l’intuition d’un lien entre Jérôme Bosch et Ruysbroeck, qu’un siècle et demi sépare, mais c’est en cherchant, voici trente ans, le sens et le dessein, la structure spirituelle, de l’œuvre de Bosch que j’ai rencontré celle de Ruysbroeck. […] Plus tard, quand j’écrivais une vie de Bruegel, j’imaginai, où plutôt je vis, un épisode qui ne se trouve nulle part évoqué : Bruegel égaré dans la forêt de Soignes, fiévreux, malade, et sauvé, guidé, par une lumière, une présence. C’était comme un rêve du personnage en même temps qu’un rêve pour moi, qui l’écrivais. Avais-je le droit d’inventer ainsi un moment à la lisière de l’histoire et du songe ? Certaines peintures de Bruegel, et la littérature elle-même, autorisaient cette couleur fantastique. Mais la page, en somme dédiée à Ruysbroeck, et tout éclairée par le rayonnement du tilleul de Soignes, je l’écrivis un 2 décembre. Et j’ignorais alors que le 2 décembre est jour de la mort et de la fête du bienheureux Jean Ruysbroeck, à Malines. Quand je l’ai su, il m’a semblé que ce que je croyais de l’ordre du fantastique était proche du surnaturel, de l’invisible, et qu’il s’agissait moins d’imaginaire que d’imaginal. J’ai pris cette coïncidence pour un signe adressé de son séjour incorporel par un ami et j’ai placé devant mes livres, comme une icône, la reproduction du seul portrait qu’on ait de lui : la copie, ancienne, d’une peinture perdue. Ruysbroeck, vêtu de noir et de blanc, l’habit des augustins, y lève les yeux vers le signe d’un rayonnement. J’avais acquis toute son œuvre pour accompagner mon voyage dans la Flandre de jadis, celle de Bruegel, et pour la lire le jour venu.

    claude-henri rocquet,ruysbroeck,ruusbroec,peinture,littérature,mystique,bruegel,bosch« Il est vrai que j’avais senti, à l’origine de ce livre sur Bruegel, la présence, le soutien, de Lanza del Vasto. Lanza n’était plus de ce monde. Je savais ce qu’il devait à saint Augustin et à saint Thomas. J’ignorais que cet hom- me né en Italie, mais d’une mère anversoise, devait à Ruysbroeck, en partie, sa conversion.

    « En écrivant sur Bruegel et Bosch, je me rapprochais de mon pays natal, La Flandre, Dunkerque, je le découvrais dans une autre lumière, je reconnaissais le sens qu’à pour notre vie le fait d’être né dans une certaine famille, un certain paysage, sous un certain ciel, et je comprenais mieux que la vocation de toute patrie est d’être une terre spirituelle, un lieu où l’invisible prend forme et couleur, où le visible et le sensible accueillent le surnaturel, un lieu de passage, un lien particulier entre l’humain et le divin. C’est à partir de ce sentiment spirituel de la patrie que toutes les patries, et les plus lointaines, les plus étrangères, les plus hostiles, nous sont fraternelles. Et j’eus le désir d’écrire un livre consacré à l’esprit du Nord, à la merveille resplendissante et douce des béguinages, à Memling et à l’art populaire, à cette piété dont Ruysbroeck est la source, la résurgence, et l’Imitation de Jésus-Christ, le joyau. Le livre que je termine aujourd’hui vient de là.

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    « J’ai voulu m’approcher de Ruysbroeck par le chemin de ses livres : traverser la forêt de ses livres, en recevoir la lumière. Je le vois comme Jérôme Bosch a représenté les anachorètes, les ermites : à l’abri d’un saule creux, au bord d’un ruisseau, tandis que les dernières agitations de l’âme achèvent de s’effacer comme se dissipe un mauvais rêve. »

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    Si la nouvelle édition de Ruysbroeck l’admirable ne reprend pas le chapitre « Lire aujour- d’hui Ruysbroek », elle en comprend de nou- veaux regroupés sous l’intitulé « Ruysbroeck et la mystique maternelle » (3). Claude-Henri Rocquet s’explique : « Le livre publié, un dialogue avec Michel Cazenave, à France Culture, m’a rendu plus attentif à ce qui chez Ruysbroeck porte sur le ‘‘féminin’’ et j’ai écrit ‘‘Ruysbroeck et la mystique maternelle’’, qui prolonge la nouvelle édition de Ruysbroeck l’admirable. Bosch sans doute s’est nourri de l’enseignement de Ruysbroeck. Et Ruysbroeck écrivait et voyait en peintre. Tout près du monastère de Groenendael, à Rouge-Cloître, Hugo van der Goes vécut ses dernières années. »

     

    (1) Articles : « Bosch » et « Bruegel l’ancien » dans l’ Encyclopædia Universalis, Paris, 1965.

    « La Fable de Babel » p. 111-112 et « Notice sur ‘‘La pie sur le gibet’’ n°76 », p. 274, dans le catalogue de l’exposition « Fables du paysage flamand, Bosch, Bles, Brueghel, Bril » au Palais des Beaux-Arts de Lille du 6 octobre 2012 au 6 janvier 2013, sous la direction d’Alain Tapié, Paris, Éditions Somogy.

    claude-henri rocquet,ruysbroeck,ruusbroec,peinture,littérature,mystique,bruegel,bosch« Bruegel-Majewski, du tableau au film », Magazine des Arts, avril-mai 2012, n°2, p. 86-97.

    « Le peintre de Rouge-Cloître » (sur Hugo van der Goes), NUNC, n° 32 (dossier Charles Péguy), février 2014, p. 107-118.

    Livres : Bruegel, la ferveur des hivers, Paris, Mame, 1993.

    Jérôme Bosch et l’étoile des mages, Paris, Mame, 1995.

    Bruegel ou L’atelier des songes, Paris, Denoël, 1987, rééd. Zurfluh, 2010 (épuisé).

    « Dans l’histoire de l’art et de la littérature, les influences ont sans doute moins d’importance, elles sont moins fascinantes, moins riches de sens, que les métamorphoses, les filiations : l’œuvre de Bau- delaire se transforme en celle de Mallarmé, celle de Mallarmé en Valéry, et nous savons ce que Rimbaud doit à Hugo et Claudel à Rimbaud. La création engendre et suscite la création.

    Claude-Henri Rocquet, Ruysbroeck, Ruusbroec, peinture, littérature, mystique« Les contemporains de Bruegel voyaient en lui un ‘‘nouveau Bosch’’. Quand j’ai écrit sur l’un et l’autre, vers 1968, pour l’Ency- clopædia Universalis, je voyais deux esprits s’oppo- ser, sinon se contredire : un esprit religieux et mysti- que, inséparable de la Bible, un esprit imprégné de la pensée antique, et tourné vers la terre et la ‘‘nature’’. Je déchiffrais Bosch à la lumière de Ruysbroeck. Et puis, chez Bruegel, j’ai vu, au-delà de la terre paysanne, au-delà de ses Géorgiques, sa proximité avec les géographes de son époque et, dans certaines de ses œuvres, sa relation avec le mythe : le Labyrinthe et Babel. Ce qui m’a conduit à reconnaître en lui un esprit religieux, un peintre chrétien.

    « La question de ‘‘l’hérésie’’ me semble au cœur de l’œuvre de Bosch : dans Le Jardin des délices, en particulier. Pour certains, cette peinture est une apologie de l’hérésie des Adamites ; pour d’autres, dont je suis, la mise en scène est le rejet de ce dévergondage ‘‘spirituel’’. La famille de Bruegel est celle de l’ ‘‘humanisme chrétien’’.

    claude-henri rocquet,ruysbroeck,ruusbroec,peinture,littérature,mystique,bruegel,bosch« Je n’envisage ici que le ‘‘sens’’ de ces œuvres. Je ne dis rien de leur génie, de la beauté de leur peinture. Qu’ils soient du Nord, ‘‘flamands’’, compte dans mon attachement à leur œuvre : ma ‘‘prédilection’’. Leur paysage est celui de ma naissance et de ma jeunesse. Ils ont puisé aux traditions populaires, aux jeux de mots et aux traditions du peuple : au ‘‘folklore’’, si l’on veut désigner cela d’un mot. Cela, chez Bruegel, s’allie à un grand savoir, une réflexion de philosophe : la kermesse et Platon, le carnaval et la bibliothèque peuvent confluer. C’est sur ce point, et non par les truculences, que se rejoignent Rabelais et Bruegel, Érasme.

    « Le sens du ‘‘peuple’’, chez Bruegel, n’est pas seulement celui des hommes en un certain lieu de la Terre, en un certain temps de l’Histoire, une patrie : ce sens du ‘‘peuple’’, en son fond, est un humanisme, un sens du ‘‘genre humain’’, une connaissance de l’homme. Un amour de l’homme, aussi ; mais sans l’amour, qu’est-ce que la ‘‘connaissance’’ ? »  (entretien de Claude-Henri Rocquet avec Pascal Amel, « L’œil de Claude-Henri Rocquet. Écrire la peinture », (art absolument), n° 52, mars-avril 2013, p. 105-106.)

    claude-henri rocquet,ruysbroeck,ruusbroec,peinture,littérature,mystique,bruegel,bosch(2) Claude-Henri Rocquet, Lanza del Vasto, serviteur de la paix, Paris, L'Œuvre, 2011.

    Anne Fougère & Claude-Henri Rocquet, Lanza del Vasto : pèlerin, patriarche, poète, Paris , Desclée de Brouwer, 2003.

    Lanza Del Vasto, Les Facettes du cristal : entretiens avec Claude-Henri Rocquet, Paris, Le Centurion, 1981.

    quatrième de couverture

    Claude-Henri Rocquet, Ruysbroeck, Ruusbroec, peinture, littérature, mystique« La rencontre de Lanza del Vasto est l’une des grâces majeures de ma vie. Si vers ma vingtième année je n’avais pas rencontré cet homme, sa lumière, son enseignement, et sa patience envers le jeune maladroit que j’étais, aurais-je eu connaissance du très ancien et toujours vivant chemin de l’homme, aurais-je commencé d’ouvrir les yeux dans la nuit intérieure, aurais-je su dissiper enfin le mensonge de l’inepte violence ? Mais cette grâce, qui fut d’abord un émerveillement, j’en ai sans doute longtemps méconnu la nature et la force. Longtemps, je me suis tenu à l’écart de cette grande figure paternelle, j’étais irrité de sa foi en ce Dieu dont notre bavardage fait un mort, un ennemi ; je me crus même un cœur hostile à ce cristal. Pourtant, à travers les années, parfois, il m’arrivait de rêver de lui et de ses compagnons ; et la blancheur de ces rêves au réveil m’était douce : lumière et laine dans le désert et la confusion des jours. »

    Claude-Henri Rocquet, Ruysbroeck, Ruusbroec, peinture, littérature, mystique(3) Pages publiées sous une forme différente : « Ruys- broeck. Mystique nuptiale, mystique maternelle » in Alain Dierkens & Benoît Beyer de Ryke (ed.), Maître Eckhart et Jan van Ruusbroec – Études sur la mystique « rhéno-flamande » (XIIIe_XIVe siècle), Bruxel- les, Éditions de l’Université de Bruxelles, [Problèmes d’Histoire des religions], t. XIV, 2004, p. 211-226. Il s’agit des chapitres : « Luc et Véronique », « Mystique nuptiale, mystique maternelle, Eucharistie », « Sainte Belgique » et « Le livre des douze béguines », le quatrième portant en grande partie sur la question de la traduction.

     

     

    Claude-Henri Rocquet, conférence, fin 2012, Nîmes 

     

     

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    Le jardinier de Babel

    portrait de Claude-Henri Rocquet par Xavier Dandoy de Casabianca

    (vidéo, 1993)

     

     

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  • Édouard Rod sur Maeterlinck, traducteur

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    Rêveries sur un livre mystique

     

     



    Rod00.pngL’Ornement des noces spirituelles
    , traduction d’une des œuvres de Ruysbroeck (ou Jan van Ruusbroec) par Maurice Maeterlinck a eu un grand retentissement. On la lit toujours, elle a encore été rééditée en 1990, soit un siècle après sa parution, alors que venait de voir le jour chez Brepols l’édition de référence, à savoir le volume III des œuvres complètes du mystique flamand : Opera omnia III. Die geestelike brulocht. De ornatu spiritualium nuptiarum (1988, texte moyen néerlandais annoté et présenté en regard de la traduction latine de Sirius et d’une nouvelle traduction anglaise).

    Parmi les écrivains qui ont tout de suite manifesté leur enthousiasme, on relève le Suisse Édouard Rod (1857-1910). C’est sa critique accueillie en page 3 de la Gazette de Lausanne du 2 mai 1891 que nous reproduisons ci-dessous.

     

     

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    The Blue Bird (1918) de Maurice Tourneur d'après M. Maeterlinck

     


     Béatrice Arnac chante Et s'il revenait un jour de M. Maeterlinck

     

     

  • Un maître inconnu : Guido Gezelle

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    Guido Gezelle

    par Camille Melloy

     

     

    La plus haute poésie

    Est peut-être de mourir.

      

    Le vers français n’a pas de pieds, il a des ailes.

     

    C. Melloy

     

      


    Camille Melloy, traduction littéraire, lettres flamandes, belgique, catholicisme, stijn streuvelsParmi les auteurs flamands d’expression française, le prêtre Camille Melloy (pseudonyme de Camille Joseph de Paepe, 1891-1941), pourtant reconnu de son vivant, lauréat de prix assez prestigieux (1), distingué à titre d’étranger par la Légion d’Honneur, est effacé des mémoires. « Quelqu’un est mort. Ce sera moi. / On lira dans les faits-divers / ‘‘Le décès de Monsieur Melloy, / Auteur de cinq recueils de vers.’’ // (En eussè-je publié dix, / Rien n’en reste) De profundis… », annonçait-il dans « Anticipation », une des pièces de la plaquette Requiem qu’il composa peu avant de disparaître. Et, s’adressant à la mort aux « côtes d’affamée », dont il sent « le groin » l’effleurer : « Mes œuvres ? Ce baluchon plat. / Ouvre-le, c’est elles : poussière. / Les vers mêmes n’en voudraient pas. » Ou aux flocons de neige et aux jours qui passent : « Tassez l’oubli sur les squelettes / Des trépassés. »

    Melloy-23.pngPoète, romancier, essayiste et traducteur originaire de Melle dans la région gantoise, Melloy a pourtant laissé un nombre non négligeable de publications (2) dont Variations sur des thèmes impopulaires parue aux éditions Ça ira en 1939, des contes pour enfants, des écrits autobiographiques (par exemple L’Offrande filiale) et des récits ou romans ramenés de ses nombreux voyages (Voyages sans Baedeker ; Suomi, ou Le bonheur en Finlande ; Détective en Scandinavie…). Si Francis Jammes a pu dire du recueil Retour parmi les Hommes qu’il s’agissait de « l’un des plus beaux livres de poésie et de foi que je sache ; car il y a des livres de poésie sans foi, et de foi sans poésie », Maurice Carême estimait pour sa part que le poète flamand était « souvent victime d’une facilité qui l’a seule empêché de devenir un grand poète chrétien ».

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    Lettre de C. Melloy au compositeur Alfons Moortgat,

    10/10/1936 (coll. AMVC-Letterenhuis)

     

    À la différence d’un Maeterlinck, d’un Verhaeren ou d’un Eekhoud, Melloy maîtrisait tout aussi bien, voire mieux, le flamand – sa langue maternelle dans laquelle il composa des poèmes alors qu’il était brancardier sur le front de l’Yser – que le français, langue qu’il adopta afin de donner voix, dans ses vers, à une forme d’étrangeté, de distanciation, de dépaysement. Grâce à ce choix, ce docteur en philologie, professeur de français, de lettres classiques, de poésie et de rhétorique (il eut comme élève Félicien Marceau et Charles de Trooz) à Louvain et à Melle, a pu partager certains de ses goûts en dévoilant des écrivains d’expression néerlandaise au lecteur francophone, notamment par le moyen d’articles et de traductions. Il s’est ainsi mis au service des Flamands Stijn Streuvels, Felix Timmermans, Guido Gezelle, Karel van de Woestijne ou encore des Hollandais  Antoon Coolen et Herman de Man, romancier juif à succès converti au catholicisme. Avec quelques-uns – dont les deux premiers nommés qui ont eux-mêmes traduit une ou deux ses œuvres –, il a entretenu une profonde amitié. Ainsi, il a fait le voyage de Terre sainte – qu’il relate sous forme de roman dans Voyages sans Baedeker – en compagnie de Streuvels et de Coolen. Le 18 mars 1936, dans une lettre à Yvonne Waegemans, auteur de livres pour la jeunesse, le prêtre affirme qu’il donne la priorité à son œuvre sur son travail de traducteur : s’il a mis en français Timmermans et Streuvels, c’est par amitié.

    Melloy-12.pngRapprochant les parcours du romancier Cyriel Buysse et de C. Melloy pour mieux les distinguer, Reine Meylaerts éclaire certains aspects de la place singulière qu’occupait le prêtre-poète dans le champ littéraire belge : « Buysse est entré dans l’histoire comme l’un des plus importants écrivains ‘‘flamands’’ du début du XXe siècle, tandis que Melloy jouissait d’une solide réputation en tant qu’écrivain ‘‘francophone belge’’. Pourtant, tous deux ont connu des phases répétées d’écriture dans l’autre langue nationale et ont également déployé des activités de (auto) traduction. En fait, Buysse avait d’abord essayé de percer dans la littérature française (belge). Le succès se faisant attendre, il s’est rabattu sur le néerlandais. Pourtant, dans un premier temps, il continua à rédiger ses œuvres en français, pour les traduire ensuite lui-même en néerlandais. Buysse soigna également personnellement sa diffusion en France, traduisant lui-même Zoals het was en français (C’était ainsi)pour la maison parisienne Rieder.

    Melloy-5.pngCamille Melloy fit ses débuts littéraires au front de la Grande Guerre avec des poèmes néerlandais et français. Puisque, selon ses propres dires, il reçut uniquement des encoura- gements du côté francophone, il laissa tomber le néerlandais pour se transformer en écrivain flamand francopho- ne. Toutefois, Melloy continua à traduire nombre de ses confrères flamands néerlandophones en français. Ainsi il développa une collaboration fructueuse avec Stijn Streuvels, contemporain de Buysse et un des doyens de la littérature flamande néerlandophone, pour la traduction de leurs livres de jeunesse respectifs. Melloy traduisit Prutskes vertelselboek (1935) de Streuvels en français (Contes à Poucette, 1935) tandis que ce dernier traduisit Cinq contes de Noël (1934) de Melloy en néerlandais (Vijf Kerstvertellingen, 1935).

    Ch. Baussan, « Le Miserere du trouvère », La Croix, 23/05/1937

    camille melloy,traduction littéraire,lettres flamandes,belgique,catholicisme,stijn streuvelsBref, d’une façon ou d’une autre, Melloy, Buysse et tant d’autres étaient des littérateurs bourlinguant entre les cultures. […] Le parcours littéraire de Melloy, un Flamand néerlandophone s’étant converti à l’emploi de la langue littéraire dominante, formait aux yeux des dominants une illustration par excellence de la supériorité du français. La critique francophone se plaisait par conséquent à accentuer que l’option du français était un choix naturel, non forcé, une option d’intelligence et de prestige sans aucun dédain pour le néerlandais. […] un Flamand bilingue, professionnel de la médiation culturelle comme Melloy faisait l’objet d’une attention non moins suivie que controversée dans la presse littéraire néerlandophone. En 1934 par exemple, Melloy reçut le prix français Edgar Poe : une distinction de la Maison de Poésie pour un poète de nationalité non française. La critique néerlandophone saisit l’occasion de rendre hommage au poète, témoignant de la sorte du désir de s’approprier un auteur que les francophones considéraient au même moment comme un des leurs. Aussi le qualifiait-elle de compatriote (‘‘landgenoot’’), de ‘‘Flamand’’ (‘‘Vlaming’’), qui possédait toutes les  caractéristiques du peuple flamand et qui puisait son inspiration dans le pays flamand. Aux yeux des dominés, le ‘‘peuple’’ – ou faut-il dire la ‘‘race’’ ? – et le territoire’’ étaient en d’autres termes les éléments décisifs dans l’appartenance identitaire d’un écrivain flamand francophone. L’on tentait de camoufler ou de neutraliser l’aspect clé de la défense d’une littérature nationale ‘‘belge’’ domi- nante, à savoir la langue française. À cette fin, la presse néerlandophone accentuait par ailleurs les signes de respect pour la culture dominée : Melloy n’avait pas dénié sa langue maternelle, il portait un réel intérêt à la littérature flamande et entretenait des contacts étroits avec ses confrères flamands néerlandophones.

    camille melloy,traduction littéraire,lettres flamandes,belgique,catholicisme,stijn streuvelsMalgré ses activités littéraires en langue française, Melloy était donc toujours un ‘‘vrai’’ Flamand, sur qui l’attitude supérieure des dominants n’avait pas de prise. N’empêche que l’auteur continuait à faire figure d’exception à cause précisément de sa langue d’écriture : ce qui pour la culture dominante représentait l’identité par excellence d’un écrivain national, formait une sérieuse entrave identitaire pour la culture dominée. Elle compliquait surtout les références à la langue littéraire (le français) des représentants interculturels du mythe nordique. Aussi faut-il constater une certaine virtuosité dans la combinaison des étiquettes géolinguistiques. Dans la presse néerlandophone, Camille Melloy n’était pas désigné comme Flamand francophone (‘‘Franstalige Vlaming’’), expression d’usage dans les milieux francophones, mais comme Flamand écrivant en français (‘‘Fransschrijvende Vlaming’’). […] Il est par ailleurs piquant de constater que Melloy ne semblait pas dénier la perception ‘‘flamande’’ néerlandophone de sa personne ; tant dans sa  correspondance que dans des interviews par exemple, il accentuait sa familiarité avec les lettres flamandes et avouait avoir le projet d’écrire en ‘‘flamand’’. En même temps, il ne cachait pas ses activités, quelque peu compromettantes aux yeux de certains néerlandophones, de traduc- teur d’auteurs flamands. » (source).

    Melloy-10.pngCe prêtre-poète, mort un 1er novembre, un peu plus de vingt ans après son ordination, a souvent défendu sa foi dans ses écrits. Il reconnaissait en Francis Jammes et Paul Claudel des maîtres. Dans Le Beau réveil (1922), sa première œuvre en prose, « un recueil d’articles et de causeries » sur le renouveau catholique dans les lettres françaises et belges d’expression française, il leur consacre à chacun un essai. Ces pages, qui rejoignent en bien des points Le Réveil de l’esprit de Robert Vallery-Radot, mettent en avant une esthétique dont Melloy ne dérogera jamais et qu’il faut comprendre au regard de sa double vocation : 

    Puisque Tu m’as frappé d’un double sceau, mon Maître,

    Garde-moi près de l’homme et près de Toi, pour être

    Devant Toi son poète, et devant lui Ton prêtre.

    (« Prêtre et poète », Enfants de la Terre, 1933)

     

    Melloy-7.pngLa poésie se fait prière, le poète offrant « au Créateur l’hommage de la création entière ». Melloy fait sien les mots de Max Elskamp : « Vivre en grâce avec Dieu, en amitié avec les hommes, en familiarité avec les bêtes. » Le sentiment de la nature ou « franciscanisme » constitue une source essentielle de son lyrisme qui privilégie les thèmes suivants : la solitude, la nostalgie, l’amitié et la terre, mais aussi la joie et l’ivresse « de posséder la Vérité divine, par la foi ». La teneur à la fois macabre et facétieuse de certains de ses vers masque peut-être l’amertume d’un homme à la santé fragile qui s’est souvent senti incompris et isolé. (3)

    Gezelle-LaFleur.pngUn chapitre du volume Le Beau réveil porte sur son compatriote Guido Gezelle (1830-1899) : « Un maître inconnu : Guido Gezelle » (p. 161-188). C’est ce texte que nous reproduisons avec la trentaine de notes qui l’accompagne. (4) Camille Melloy cite abondamment son modèle à travers deux traductions disponibles à l’époque. Il faut bien avouer que ce n’est que depuis une date très récente que l’on dispose d’un choix de la poésie du Brugeois véritablement mis en français. Le mérite en revient à un autre Belge des Flandres, l’écrivain Paul Claes qui a publié en 2011 La Fleur (éd. Via Libra, Anvers) : « Vingt-sept poèmes majeurs et complets constituent, dans ce précieux petit livre, autant de brillantes partitions. La lettre et l’esprit uniques de Gezelle, ses enjambements surprenants et sa pensée procédant par bonds résonnent ici en un français impeccable, sur un rythme et selon une mesure qui épousent étroitement ceux de l’original. » (5) Les tentatives précédentes, par exemple celles de Michel Seuphor, Henry Fagne, Maurice Carême ou de Liliane Wouters, n’affichaient pas la même ambition. En guise d’illustration, citons un court poème figurant dans la plaquette bilingue La Fleur :

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    (1) 1929 : Prix Claire-Virenque pour Le Parfum des buis ; 1931 : Prix Artique pour Retour parmi les hommes ; 1933 : Prix Eugène Schmitz pour Enfants de la terre et Prix Edgard Poe 1934 pour le même ouvrage ; 1942 : prix Auguste Michot (à titre posthume).

    S. Streuvels, L'Enfant de Noël, trad. C. Melloy, rééed. 1962

    Streuvels-Melloy-EnfantdeNoël.png(2) Au total 74 publications sous forme de volume et 185 contributions diverses. Voir Bibliographie des écrivains français de Belgique. 1881-1960. Tome 4, Bruxelles, Académie royale de Langue et de Littérature françaises, 1972, p. 212-219. Deux de ses opuscules ont été traduits en néerlandais il y a peu par Pol Van Caeneghem : Melle avant le déluge (De Gonde, 34, n° 3, 2006, p. 19-25) et L’Offrande filiale (traduction parue dans différents numéro de De Gonde en 2013).

    Ch. Baussan, « Voyages sans Baedeker » La Croix, 12/10/1936

    Melloy-LaCroix12101936.png(3) Sur Camille Melloy, on pourra lire en français : Marcel Lobet, Camille Melloy, 1928 ; Louis Lefebvre, « La poésie de Camille Melloy », La Revue Générale, 15 avril 1931, p. 490-496 ; Camille Melloy, Requiem, préface de Marcel Lobet, 1941 ; Henri Davignon, « Un poète flamand de langue française. Camille Melloy 1891-1941 », Académie Royale de Langue et de Littérature françaises, t. 20, n° 4, décembre 1941, p. 121-133 ; Marcel Lobet, Les plus beaux poèmes de Camille Melloy, préface de Charles De Trooz, 1942 ; Charles De Trooz, Souvenirs sur Camille Melloy, 1946 ; Monique Scheerlinck, Camille Melloy. De la vie à l’œuvre, mémoire de licence, Louvain, K.U.L., 1989 ;  Reine Meylaerts, « Cent soixante ans sans la Flandre ou les trous de l’historiographie belge », Textyles, 24, 2004, p. 81-89 ; dans L’aventure flamande de la Revue Belge (2004), Reine Meylaerts évoque à nouveau à maintes reprises C. Melloy ; de même Cécile Vanderpelen-Diagre dans Écrire en Belgique sous le regard de Dieu : la littérature catholique belge dans l’entre-deux-guerres (2004).

    Ch. Baussan, « Enfants de la Terre » La Croix, 01/05/1936

    Melloy-LaCroix01051933.pngEn Flandre, quelques contributions récentes révèlent l’intérêt que suscite, en particulier dans sa ville natale, le rôle de passeur de cette figure des lettres : X, « Camille Melloy », Heemkundige Vereniging De Gonde, 16, n° 2, 1988, p. 7-14 ; Jan Olsen, « Camille Melloy. Enkele biografische notities », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 17-21 ; Jan Olsen, « Genealogische schets t.b.t. Camille Melloy », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 22-26 ; Daniël Lemmens, « Twee vrienden : Camille Melloy en Felix Timmermans », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 27-38 ; Daniël Lemmens, « Verwantschap en gemeenschappelijke thema’s bij C. Melloy en F. Timmermans », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 39-52 ; X, « C. Melloy maakt F. Timmermans bekend in Frans taalgebied », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 51-60 ; Daniël Lemmens, « Het verhaal van een vertaling : De Harp van Sint-Franciscus », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 61-72 ; X, « F. Timmermans illustreert Melloy’s Louange des Saint Populaires », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 73-78 ; Reine Meylaerts, « De taal is gansch het volk: Vlaamse literatuur en haar Franstalige promotoren tijdens het interbellum in België », Neerlandica extra muros: tijdschrift van de Internationale vereniging voor neerlandistiek, XXXIV, 1996, p. 13-27 ; Stijn Vanclooster, « Camille Melloy », Zacht Lawijd, 1, oct. 2001, p. 34-39 ;Stijn Vanclooster, « Camille Melloy vertaalt Het kerstekind », in Marcel De Smedt (réd.), Kerstwake. Jaarboek VIII van het Stijn Streuvelsgenootschap, Tielt, Lannoo, 2003, p. 217-238 et 272-273 ; Reine Meylaerts « Stijn Streuvels en Camille Melloy: schrijven en vertalen in België », Zacht Lawijd, 10, 2011, p. 49-69 ; Daniël Lemmens, « De drie Paepkens : Camille, Joseph en Leopold De Paepe », De Gonde, 41, n° 2, 2013, p. 13-16 ; « Camille Melloy blijft ons boeien », De Gonde, 42, n° 1, 2014.

    (4) En 1939, Melloy devait publier des lettres inédites du grand poète du XIXe siècle : « Guido Gezelle directeur d’âmes. Lettres inédites », La Revue Générale, LXXII, 1939, p. 307-318. Sur son poète de prédilection, il a également donné des contributions à diverses revues.

    (5) Frans De Haes, « Guido Gezelle entendu par Paul Claes », Septentrion, n° 2, 2013, p. 81.

     

     

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    C. Melloy, Le Beau réveil, Tours, Marcel Cattier, 1922

     

     

     

    Un maître inconnu : Guido Gezelle

      

    De la terre des Flandres qui offre au soleil d’été ses vertes plaines, un jour une source a jailli. Elle avait la couleur du ciel. Son chant, longtemps solitaire et dédaigné, était pur et clair pourtant. Peu à peu, les hommes se sont approchés, et ils ont senti la vertu qui émane d’elle.

    Ce chant, ce sont de petits poèmes ténus et simples, pomme le carillon des couvents d’une ville mystique ; cette source, c’est l’âme d’un humble prêtre du diocèse de Bruges qui « a passé en faisant le bien ».

    La renommée de Guido Gezelle n’a guère franchi encore les frontières de la Belgique flamande et de la Hollande (1).

    Étude et traduction de Michel Seuphor

    Melloy-24.pngEt pourtant ce poète descriptif et lyrique est un maître ; un initiateur qui infusa une vie nouvelle à la poésie de son pays, et qui, bien avant Claudel et Jammes, réintégra dans la littérature l’inspiration je ne dis pas religieuse, mais catholique. – C’est un poète régionaliste si vous le voulez, en ce sens que sa terre patriale servit comme de tremplin à ses élans ; mais c’est aussi un poète universel, par la qualité de son lyrisme, par les profonds sentiments humains qui chantent dans ses vers. « Nous n’avons pas seulement ici, écrit Charles Grolleau, un poète de terroir dont l’œuvre ne vaut que pour ceux de son coin natal, mais un très grand parmi les grands ; – une œuvre qui même dépouillée de ce qui dit sa race et son milieu, rend le son, qui ne trompe jamais, d’une âme créé pour tous. » (2)

    Il appartient de droit à la littérature universelle au même titre que Frédéric Mistral, le chantre de la Provence, auquel il fait songer quelquefois.

    Son influence, en son pays, est considérable. Il a fait école. Quel est le poète flamand d’aujourd’hui qui ne doive quelque chose à ce « grand semeur de beauté » ? Même plusieurs poètes belges d’expression français ont subi son charme. L’auteur d’Au milieu du Chemin de notre Vie, Dom Bruno Destrée, m’avoua un jour qu’il faisait ses délices des ravissantes piécettes du maître Westflamand, et me conseilla d’apprendre de lui ce qu’est la vraie poésie catholique.

    Que ne puis-je répandre son œuvre ! Elle serait, pour bien des âmes desséchées, la rosée rafraîchissante, pour bien des cœurs ulcérés le baume qui guérit, pour tous une source d’exquise et pure jouissance !

    Gezelle-photo0.pngGuido Gezelle naquit à Bruges le 1er mai 1830. Ses parents étaient de petites gens, très honnêtes. Son père, horticulteur et pépiniériste, l’emmenait volontiers parmi les arbres et les fleurs, royaume féerique où l’enfant apprit à lire dans le beau livre d’images de la Création. Issue d’une famille de cultivateurs, sa mère bonne et pieuse mit tous ses soins à lui inculquer l’amour de Dieu. Dans sa vieillesse le poète aimait encore à se rappeler les saluts du soir au Couvent Anglais, où sa mère le conduisait souvent. La petite croix dont, selon la belle coutume flamande, elle avait chaque soir marqué son front, lui demeura toujours, dit-il, profondément imprimée dans l’âme.

    Guido fit ses études au Collège des Dunes d’abord, ensuite au petit séminaire de Roulers, où, trop pauvre pour payer sa pension, il faisait à certaines heures l’office de portier. Après ses années de théologie au grand Séminaire de Bruges, il fut ordonné prêtre (1854) et envoyé à Roulers, où, après avoir enseigné pendant trois ans le commerce et la comptabilité, il fut nommé professeur de Poésie. Jamais maître ne fut moins pédant, moins routinier ; jamais éducateur n’eut sur le cerveau et le cœur de ses élèves une emprise plus forte. Délaissant toutes les méthodes en honneur, il se proposa de « faire aimer » la vérité et la beauté dans le miroir des littératures anciennes et modernes. Il ne forma pas, probablement, des « forts en thème ». Mais il découvrit et développa le talent naissant de plusieurs hommes qui se firent un nom dans les lettres flamandes (3).

    Gezelle-LaFleur0.pngSa méthode consistait à lire et à commenter des pages très belles et très peu connues de la littérature universelle (4) : de saint François d’Assise comme de Longfellow, de Burns comme de sainte Thérèse (5). Il sut communiquer à ses élèves sa belle flamme d’enthousiasme. « Les devoirs de style, dit un de ses biographes, ne se faisaient plus qu’en vers. Quand le devoir n’était pas satisfaisant, Gezelle corrigeait en composant au verso un poème de son cru : on en a retrouvé qui ne manquent pas de charmes. » (6)

    Ce professeur d’enthousiasme fut aussi un professeur de piété. Son âme tendre, encline au mysticisme, se révélait dans le soin avec lequel il ornait la crèche, à Noël, ou la statue de la Vierge, au mois de mai. « Autour du lustre auquel était suspendue la lampe du sanctuaire, il se plaisait à enlacer des feuilles de vigne et des épis de froment, qui rappelaient, dans leur langage emblématique, la Sainte Eucharistie. » (7) Il réunissait les élèves pour la prière, et les entraînait à faire avec lui l’exercice du chemin de la Croix.

    Ainsi, après leur avoir donné le goût du beau, il leur donna le goût de Dieu.

    Gezelle-Grolleau.pngSa réforme hardie dans l’enseignement de la littérature déplut-elle à ses supérieurs ? (8) Je l’ignore. Mais ils le nommèrent surveillant et le chargèrent d’enseigner l’allemand et l’anglais dans les cours supérieurs. En 1860, son évêque le rappela à Bruges pour y fonder avec le Dr Algar un pensionnat anglais, entreprise qui échoua. De 1861 à 1865, nous trouvons Gezelle vice-recteur et professeur de philosophie au Séminaire pour missionnaires anglais, et de 1865 à 1871, vicaire de l’église Sainte-Walburge. Envoyé à Courtrai, il y fut vicaire de l’église Notre-Dame jusqu’en 1889, ensuite directeur des Sœurs de l’Enfant Jésus. Rappelé encore à Bruges en avril 1899, comme directeur des chanoinesses anglaises, il s’y éteignit doucement le 27 octobre de la même année.

    Bruges, Roulers, Courtrai. Toute son existence laborieuse s’écoula dans ces trois villes. Il n’avait quitté son pays qu’une seule fois, pour un assez court séjour en Angleterre, au château du duc de Norfolk. (9)

    Sa vie avait été un modèle d’activité, d’humilité, d’abnégation, de bonté. Ceux qui l’ont connu citent de nombreux traits de sa charité vraiment exquise. Plus d’une fois il se dépouilla du nécessaire pour aider les miséreux. Lorsque le choléra régna à Bruges, en 1866, sa charité monta jusqu’à l’héroïsme. Partout il a laissé le souvenir d’un homme aimable, d’un savant modeste, d’un prêtre zélé. Aux yeux du monde qui juge d’après les apparences, Gezelle n’a guère « réussi ». Il ne fut pas toujours compris (10), il connut l’amertume des échecs et de l’oubli. Et cette souffrance supportée en silence ajoute une auréole à celle de la charité et du génie.

    CouvGezelleWouters.pngSa vie littéraire ne fut pas moins éprouvée (11) que sa vie sacerdotale. Après des débuts précoces, où il ne s’était pas encore dégagé de toute rhétorique et de tout romantisme, il composa pendant plusieurs années de beaux poèmes (12) que la critique négligea, ou attaqua cruellement. On lui reprochait surtout d’écrire en une langue qui n’était pas le néerlandais officiel, et de briser les vieux cadres classiques. Sa langue, ses tours, ses images, ses rythmes, tout était nouveau. Gezelle précédait de cinquante ans ses contemporains !

    Suivent plusieurs années où cette belle voix se tait, où ce grand poète ne publie plus que des travaux de folklore et de linguistique, d’ailleurs fort remarquables. Mais ses dernières années furent une révélation. Il publia en 1893 et en 1897 deux recueils : Tijdkrans (Cycle (ou guirlande) du Temps) et Rijmsnoer (Collier (ou guirlande) de poésies autour de l’année), deux chefs-d’œuvre, qui suffiraient à lui assurer une des premières places parmi les poètes de notre temps. Le pays s’émut et admira. Mais Gezelle allait mourir. (13)

    Guido Gezelle fut un prêtre-poète, dont l’art et la vie furent toujours étroitement unis et intimement fondus ensemble. Son chant n’est que la fleur de son âme, et l’amour de Dieu qui fit de lui un saint, fit de lui un grand poète. Le sourire qu’ont connu les collégiens de Roulers, les malades de Bruges et les pauvres de Courtrai, est le même que celui qui répand sur son œuvre poétique une douce sérénité. Pas de vie plus belle, plus une, plus harmonieuse ; pas de poésie plus spontanée, plus pure, plus vraie.

    Gezelle-5000.png

    Amour de la nature, simplicité, fraîcheur, pittoresque, richesse de la mélodie et du rythme, sincérité et profondeur, toutes ces qualités se trouvent à un degré supérieur dans son œuvre, animée par le grand souffle catholique, rayonnante de la joie spirituelle des enfants de Dieu.

    Gezelle a aimé la nature à la façon de François d’Assise. Toute son œuvre n’est qu’une paraphrase, tour à tour sublime et familière, du Cantique du Soleil. Et volontiers il dirait avec le Poverello : notre frère le soleil, notre sœur l’eau, notre mère la terre. Il aime les créatures d’une amitié sereine et joyeuse, avec un cœur d’enfant. La phrase naïve qu’il prononça en mourant exprime cela très bien : « Ik hoorde toch zoo-geerne de veugeltjes schufelen » (Ah ! que j’aimais d’entendre gazouiller les petits oiseaux !). Toute sa vie de poète a été penchée sur les beautés de la terre, de préférence sur les plus humbles et les plus cachées.

    Gezelle-Mort.pngIl connaissait toutes les plantes de sa Flandre, leurs noms populaires et leurs noms savants, leur forme, leur odeur, leurs propriétés. Il les regardait et leur parlait. Les arbres, les fleurs et jusqu’aux herbes sont décrits dans ses vers avec une précision que peut seul trouver un savant doublé d’un poète. « Tous les arbres des Flandres : le chêne, le tilleul, les aulnes, le hêtre et le bouleau ‘‘flexible qui fouette le vent du fléau de ses branches’’, y sont chantés, mais avec une prédilection particulière les saules, les arbres fruitiers et les peupliers. Toutes les fleurs et toutes les plantes qui poussent sur le sol natal trouvent aussi en lui un admirateur et un ami, jusqu’aux plus méprisées, comme le chardon et la traînasse, jusqu’aux plus inconnues hors des Flandres, comme la joubarbe. » (14)

    Gezelle est le chantre de la vie. Il s’extasie devant cette merveille qu’est un être vivant, se mouvant, agissant. Les insectes, les oiseaux, les animaux de la ferme lui inspirent de jolies pages. Les oiseaux surtout. Son vers très musical et très souple imite avec beaucoup d’art leurs chants (15) ou leurs sautillements (16). Le rossignol et l’alouette sont ses préférés. Écoutez comme il s’impatiente du retard du rossignol : 

    Je ne t’entends pas encore, ô rossignol, et le soleil de Pâques est pourtant à l’Orient. Où restes-tu si longtemps ? Oublies-tu peut-être de venir nous consoler ?

    Ce n’est pas encore l’été, c’est vrai, et nulle feuille ne paraît sur les haies : il y a de la glace dans le vent, de la neige dans l’air, il tempête, il pleut à verse.

    Pourtant de tous côtés j’entends étourneaux et pinsons ; le merle rit et babille ; c’est le moineau, la mésange ; c’est le coucou qui appelle au bois ; c’est l’hirondelle ; et partout l’on vole et l’on gazouille. 

    Où reste-t-il si longtemps, le rossignol ? Oublie-t-il de venir nous consoler ? Ce n’est pas encore l’été il est vrai ; mais l’été arrive : voici que le Soleil de Pâques est à l’Orient ! (17)

    Gezelle-Signature.pngGezelle n’eût pas été un vrai Flamand, un fils de cette race de peintres, s’il n'eût pas été amoureux de la lumière et des couleurs. Il se grise à cette fête constamment variée qu’est le spectacle des saisons. Tous ses poèmes presque ont l’odeur et le goût de la saison qui les vit éclore. Il aspire avec une espèce de volupté les senteurs de la terre, et sans doute, sans le seutiment religieux très intense qui gardait pure et réglait son âme passionnée, cet amour violent de la nature l’eût plongé dans l’ivresse panthéiste. Jugez-en par ce poème d’Octobre :

    Ô bois d’octobre, que vous sentez bon, quand le temps est frais et humide et que le soleil couve, blotti dans la toison que fait l’atmosphère !

    Les feuilles mortes couvrent déjà le sol marécageux ; les sentiers disparaissant sous les feuilles tombées, peuvent à peine être devinés.

    Partout s’élève une vapeur qui me ravit les sens, pleine de senteurs merveilleuses qui ne viennent pas des fleurs claires et joyeuses, car le vent les a déjà fanées.

    Non, ce sont les senteurs des feuilles et des arbres, de l’écorce et des racines, des engrais d’automne, des vapeurs d’automne qui jaillissent de la terre.

    C’est la vie qui abandonne le bois et qui, d’un vol lent, s’en va au ciel, s’élevant comme l’encens dans l’église…

    … Que vous sentez bon, arbres grands et petits ; et de même les feuilles, à vos pieds, répandent leur doux baume sur le lit de mort de l’année.

    Je me complais au milieu de vous ! Puissé-je ne respirer jamais d’autre senteur que celle qui monte, comme une atmosphère de vie, de vos feuilles mortes.

    Ô bois d'octobre, que Dieu soit loué par tous ceux qui s’approchent de vous et qui, dans la chute des feuilles, cherchent et trouvent une consolation pour leur âme ! (18)

    Gezelle-Spreuken.pngVous le voyez : rien qui ressemble aux élégies mièvres des décadents ; rien non plus qui ressemble à une noyade dans le « grand Tout ». Sa gerbe cueillie, Gezelle l’offre à Dieu, comme des prémices. Loin de le le détourner du Ciel, les créatures l’en rapprochent. Elles lui parlent comme des symboles. Il demande aux fleurs leur innocence, aux oiseaux leur âme musicale et leurs ailes, parce que l’innocence, le chant, les ailes sont des moyens de s’élever à Dieu. Le soleil lui rappelle la Lumière Incréée ; la lune, la pureté de la Vierge Marie. Presque tous ses poèmes débutent par un tableau et s’achèvent en cantique.

    Assez rarement il chante les aspects grandioses de la nature. Les montagnes, qu’il ne connaissait pas, et la mer, qu’il voyait rarement, ne sont guère évoquées dans son œuvre. Cependant le firmament et la plaine l’inspirent parfois magnifiquement. Qu’on juge de sa puissance lyrique, par cette ode où il crie et sanglote son adoration devant le Dieu trois fois Saint dont il lit le nom au ciel et sur la terre (l9) :

    Être incréé et éternel, l’être le plus parfait qu’on cherchera en dehors de Toi est encore incapable de T’égaler d’aucune manière, d’exprimer ton existence ou de prononcer ton nom !

    Avant qu’il y eût une mesure de temps et de nombre, avant que rien ne fût de ce qui est, Toi seul tu étais, Toi seul as su qui et comment Tu étais antérieurement, ce que Tu es à présent et ce que Tu seras éternellement, sans succession et sans équivalent.

    Comment, comment oserai-je parler ? D’épaisses écailles couvrent mes yeux ; ma langue ne connaît pas de mot dont l’énoncé n’obscurcisse ta splendeur ou qui puisse prétendre aucunement mesurer l’ombre de ta grandeur !

    Ô ciel, abîme des merveilles de Dieu, ô mer, ô foudre à la voix puissante, ô nuit, ô brouillard obscur, profond, dites-moi, dites-moi vite quel est le nom de ce Dieu qui vous a créés si surabondamment pleins de sa grandeur ?

    Ô rivières richement encadrées de verdure, ô clair et joyeux miroir du ciel, ô bleu infini, ô vert infini ; oiseaux cachés dans les bois, ne pourriez-vous pas exprimer en votre langage ce Nom encore imprononcé ?

    Ô étoiles, montrez-le moi en lettres de feu ! Ô éclairs, faites-le éclater au large dans l’immense voûte céleste ! Qu’est-il donc, pour que nul ne soit capable de savoir Son Nom et comment il s’appelle, Lui – l’Être même ? (20)

    Gezelle-Héraut.pngIl ne faut pas s’étonner cependant de voir le lyrique aux élans sublimes se plaire dans le bonheur quotidien de la vie paysanne. C’est un « chêne plein d’oiseaux », dont la cime baigne dans l’azur lumineux, mais dont les racines s’ancrent profondément dans la terre patriale. Et si le prêtre est le député des hommes auprès de Dieu, il est aussi le député de Dieu auprès des hommes.

    Fils de paysans, Gezelle s’est fait le chantre ému de la vie agreste. Dans ses promenades, il s’arrêtait pour contempler les travaux des champs, pour causer avec les gens simples, fermiers, journaliers, hommes frustes qui bêchent, sèment, récoltent, ou prennent, sur le bord du fossé, leur repas de neuf heures : du lard et une tartine de pain noir qu’on mange sur le pouce. Il écoutait le savoureux parler des campagnards, en retenait les archaïsmes, les images et les proverbes qui poussent dru en Flandre. Et dans ses vers il fait revivre tout cela. Comme son « Waterspegel » (miroir de l’Eau), son âme est un miroir qui reflète toute la vie de « ses » paysans :

    … Et la terre aussi se reflète en ce miroir et témoigne de l’art du Maître ; elle y rit si tendre et si charmante, de toutes ses herbes, de tous ses buissons en fleurs ! Le Maître y mit les sarcleuses accroupies dans le lin ; je les ai vues ; partout où elles avaient rampé, les tiges étaient couchées. Il y mit la moisson ; j’ai entendu la pierre faire « zingezang » sur la faux ; j’ai vu les lieurs de gerbes assemblés au travail ; le blé tombait fort et dru : le voilà en javelles, sur le sol piqué de chaumes ; et le cœur du paysan s’épanouit à voir ses enfants aux têtes bouclées jouer à cache-cache autour des gerbes. Il y mit les vaches qui, marchant vers l’étable, en lente file ruminante, mugissent, frappent l’air de leur queue et aspirent à longs traits l’eau du ruisseau. (21)

    Gezelle-WestVlaanderen.pngGezelle veut réveiller la fierté dans l’âme de ses frères, par le rappel des gloires du passé. Il veut leur faire aimer leur terre, arrachée d’abord à la mer, arrachée plus tard à l’étranger ; leur langue, si pleine, si riche, si apte à tout peindre ; leur foi catholique et romaine qu’ils gardèrent toujours avec une fidélité si obstinée. Et tel est son amour pour sa « Mère Flandre » qu’elle semble s’incarner en lui. « Son génie est la clé de voûte de l’âme flamande, dit Charles Grolleau (22). Il suffît de le connaître pour la pénétrer tout entière ; et l’on ne peut le connaître bien que si l’on se laisse imprégner tout d’abord par l’atmosphère brumeuse et souriante du pays où il est né. »

    On comprend aisément que cet humble prêtre, qui demeura toute sa vie un campagnard, qui voyagea peu, qui eut peu de relations et qui se défendit toujours d’être un « homme de lettres », ait gardé et communiqué à son œuvre la simplicité qui est le caractère distinctif de son peuple. Son âme que n’effleura jamais un souffle impur et dont nulle passion mauvaise ne flétrit la fraîcheur, se livre, candide et franche, dans son œuvre d’une si belle sincérité :

    Ainsi je parle,

    Ainsi je pense,

    Ainsi je chante,

    Ainsi j’agis.

    Anthologie-Flandre-Brachin.png« Doux et bon je voudrais être, comme la fraise parfumée, comme le lis blanc et délicat, comme le romarin embaumé. Si j’avais tous les trésors de la terre, je les donnerais pour un cœur d’enfant, ô si volontiers ! » Cet idéal, il le réalisa. Avant de rendre le dernier soupir, il pouvait dire : « Je suis tranquille, je crois que j’ai toujours vécu in simplicitate cordis et veritate. » (23) L’ingénuité, la fraîcheur d’impressions, la candeur donnent à sa poésie un charme incomparable. On songe tout naturellement à le rapprocher de Francis Jammes ; mais, au point de vue qui nous occupe, la comparaison est tout à l’avantage de Gezelle.

    Chez celui-ci la simplicité n’est pas un effet de l’art ; c’est une qualité de l’âme – une vertu chrétienne – qui transparaît au travers de l’œuvre.

    Quand une œuvre est l’expression franche et limpide d’une âme, et quand au surplus cette âme est la plus douce, la plus aimable qu’on puisse rêver, combien nous nous sentons poussés à aimer l’homme à travers l’œuvre ! Gezelle est de ces poètes que l’on ne se contente point d’admirer, mais auxquels on voudrait confier le soin de diriger sa vie. C’est un guide spirituel. Chacun de ses poèmes est un bienfait, une aumône à l’humanité. Et si je parle de lui avec tant de tendresse, c’est parce que mon âme lui doit d’avoir retrouvé souvent auprès de lui la lumière, la consolation, la joie. Car ce prêtre selon le cœur de Dieu, qui vivait l’œil fixé sur Notre-Seigneur, qui avait pour la Vierge une si tendre dévotion, a ciselé ses poèmes comme un ostensoir, pour l’Hostie, a égrené ses vers comme un doux rosaire parfumé, devant la Madone. Gezelle est un poète mystique. Il est le chantre de l’Amour divin, opérant en lui, rayonnant sur la nature entière. Sa poésie s’alimente aux sources divines de l’oraison, de la liturgie, de l’Écriture, de l’Eucharistie surtout. Et l’on sent que cette main qui tient la plume, a tenu ce matin le Calice plein du sang de Dieu. C’est devant le Tabernacle, c’est au cœur du Christ qu’il puise cette simplicité, cet amour évangélique des hum- bles, camille melloy,traduction littéraire,lettres flamandes,belgique,catholicisme,stijn streuvelscette vision radieuse du monde créé, cette joie spirituelle, et, dans la tristesse qu’il ne parvient pas toujours à contenir, cette belle résignation et cette sérénité qui font des recueils du doux « Troubadour de Dieu », des livres pieux et consolants comme l’Imitation de Jésus-Christ. Nous aimons de prier en empruntant ses paroles :

    Tu prias sur une montagne, seul,

    Et moi, Jésus, je n’en trouve point

    Où je puisse monter assez haut

    Pour Te trouver Toi seul !

    Le monde me poursuit

    Où que j’aille,

    Où que je m’arrête.

    Où que je regarde ;

    Et il n’en est pas de plus pauvre que moi,

    Pas un seul :

    Que moi, qui suis dans le besoin et ne sais me plaindre,

    Qui ai faim et ne sais demander,

    Qui souffre, et ne sais exprimer

    Combien cela fait mal !

    Oh, apprends-moi, à moi pauvre homme, comment je dois prier ! 

    Gezelle faisait des œuvres de Ruysbroeck sa lecture favorite. Et c’est bien à Ruysbroeck que l’on songe en lisant la pièce : Ego flos que tous les critiques s’accordent à placer au premier rang des poèmes catholiques :

    Je suis une fleur et je m’épanouis sous ton regard, ardente lumière du soleil (24), éternellement inviolée, qui daignes me permettre d’exister, à moi, infime créature, et qui me réserves – après cette vie – la Vie éternelle !

    Je suis une fleur : j’ouvre le matin mon calice et je le ferme le soir ; et lorsque tu resurgiras, ô soleil, tu m’aideras tour à tour à me réveiller ou à incliner ma tête pour le sommeil.

    Ta lumière est ma vie ! Ô mon principe d’action, ma seule privation, mon espérance, mon bonheur, mon unique et mon tout, que puis-je sans toi, si ce n’est éternellement, éternellement mourir ? que puis-je avoir et aimer en dehors de toi ?

    Je suis loin de toi ; et pourtant, source suave de tout ce qui vit ou produit la vie, tu t’approches tout près de moi et tu m’envoies, – ô soleil aimé – jusque dans mes plus intimes profondeurs, tes rayons irrésistibles.

    Enlève-moi, ravis-moi !... délie mes liens terrestres ; déracine-moi, déterre-moi !... Laisse-moi partir ! Laisse-moi me hâter vers ces lieux où règne toujours l’été et le plein soleil, où je te trouverai, ô toi mon éternelle, mon unique, ma toute belle fleur !

    Que tout disparaisse, finisse, s’écoule, tout ce qui creuse entre nous des séparations et de profonds abîmes ; que les matins, les soirs s’évanouissent : que tout ce qui doit passer, passe enfin ! Laisse-moi voir ta lumière infinie dans la Patrie !

    Alors je pourrai fleurir devant… oh non, pas devant tes yeux, mais tout près de toi, à tes côtés, en toi, puisque tu veux bien me permettre d’exister, à moi, ton infime créature, et puisque tu me laisses pénétrer en ta lumière éternelle. (25)

    Gezelle-Wouters.png« Si, descendant, subitement animé, d’un vitrail ancien ou de la niche feutrée de mousse dorée dun porche gothique, un saint moine venait se mêler à notre vie, aurait-il un chant plus spontané, jailli d’un cœur vivant sa foi plus complètement que le cœur de ce poète des Flandres ? Il est peu de strophes de Gezelle qui détonneraient au bas d’un tableau de Primitif, d’un Metsijs ou d’un Van der Weijden, ces vivants magnifiques et qui ne vieilliront jamais ; – tels ces vers pris dans son Rijmsnoer ; où séparée de son fils par la mort, une mère s’écrie : ‘‘Levez-vous, ô Seigneur, saisissez mes mains ! Séchez mes pleurs dont la source s’épuise. Je vous suivrai, je vous suivrai vers la Croix, et mère dolente, je me tiendrai aux côtés de Votre Mère dolente !’’ » (26)

    Ce mysticisme est répandu dans toute l’œuvre de Gezelle, mais il éclate magnifiquement dans Tijdkrans et Rijmsnoer, qui « forment un cycle de poésies exaltant les beautés de la nature aux quatre saisons de lannée. Ces saisons paraissent devoir s’allier, dans l’idée fondamentale du poète, aux saisons de l’Église, aux saisons spirituelles de l’âme, et je m’imagine volontiers que Gezelle aurait, dans ses œuvres subséquentes – empêchées, hélas, par la mort, – achevé son cycle et démontré poétiquement l’unité des saisons naturelles et des saisons liturgiques chrétiennes. » (27)

    Mais les qualités de la pensée et du sentiment de ce poète ne doivent pas nous faire oublier les ressources infinies, l’habileté incomparable de l’artiste. Qui fut jamais épris comme lui des lignes, des couleurs, des nuances, et les disposa avec un art plus heureux ? qui comprit comme lui la valeur évocatrice et plastique des mots ? qui se créa plus de rythmes, imita d’aussi près les musiques éparses dans la nature ?

    Gezelle-Fagne.pngGezelle est un magicien du verbe. Il faudrait lire ses vers dans le texte original pour goûter parfaitement la saveur de ses trouvailles, la fraîcheur de ses peintures, la beauté et l’originalité de ses nombreuses images. C’est un coloriste, qui a épié les effets de la lumière à toutes les heures du jour, sur tous les plans ; et qui s’entend à combiner des nuances, à faire saillir une teinte, à mettre en valeur un rayon ou une étincelle. Sa langue d’ailleurs, très plastique, très pittoresque, lui est un merveilleux instrument. « Enrichie par toute une vie de recherches passionnées, embellie de toutes les perles du beau parler flamand déterrées dans les couches du pur et vrai langage populaire, elle est devenue le moyen d’expression idéal qu’aucun poète, avant lui, n’a possédé… Elle est toute en nuances, en délicatesses inouïes… Je ne connais pas de poète qui ait eu, comme lui, le souci de la valeur juste, de la couleur exacte de son verbe poétique. » (28) Comme notation exacte et précise des couleurs et des lignes, signalons le curieux morceau intitulé Casselkoeien (Vaches de Cassel) qui est d’un art consommé. Et je citerai, sans commentaire, cette autre piécette : 

    Il pousse partout quelque chose… Sur les garde-fous des vieux ponts, l’humble mousse étend ses petites verrues, et couvre les pierres bleues du disque de ses sous jaunes, gris, ou verts…

    Regardez-la si vous avez des yeux pour voir : arrêtez-vous ; regardez-la, trempée de pluie et de soleil ; dites-moi si le plus beau tapis, si la plus fine broderie sont mieux travaillés qu’elle !

    Que maintenant parmi elle, autour d’elle, auprès d’elle, des fourmis et des cousins fassent trotter leurs pattes ; que des ailes claire comme verre y mettent leur arc-en-ciel… Ah ! dites-moi s’il est rien de plus beau, de plus charmant !

    Il vit partout quelque chose, au-dessus comme au-dessous de l’eau : les fleurs semées par le vent éclosent jusqu’au faîte des toits, les tuiles elles-mêmes sont animées, et l’humble fleurette se plaît à nicher dans l’humble chaume…

    Est-il un seul pouce de notre sol, de la Lys à l’Escaut, au bord de la mer, sur le sable, sur les maisons, sur les échalas, où ne vive quelque chose, où ne croissent quelques fleurs ou quelques feuilles charmantes ? « Partout il pousse quelque chose… Partout ! » (29)

    Gezelle-Schepens.pngGezelle a une manière très personnelle de décrire. Il nous mène voir, il nous montre, comme du doigt, les détails ; il crie sa joie, il nous défie de trouver chose plus jolie que ce qu’il regarde, il s’adresse à l’objet qu’il décrit, il le loue et le félicite. Cela est naïf, familier, très vivant surtout. Trouvez-moi une description plus mouvementée, plus vivante et plus originale que celle de la Bourrasque :

    Le voilà de nouveau ! Fermez les portes, les volets, en haut, en bas ; clôturez le grenier, la cave ; tout bien calfeutré, qu’il ne puisse pénétrer, et qu’il reste décidément dehors, l’ennemi, qui clabaude et cogne et fait le méchant !

    Il tambourine sur les vitres et fait gémir les châssis ; le vent est son compagnon ; et ces deux coureurs s’entendent pour s’introduire. Les voilà qui se disputent et jurent l’un contre l’autre, comme s’ils étaient pris de boisson !

    Fermez les portes ! Voilà que de nouveau on cogne, et cela recommence sans cesse ; il tombe des ruisseaux débordants sur le toit et partout ; l’eau tapote sur les vitres et ruisselle et veut entrer quand même : elle découvre tous les joints mal serrés !...

    Peu à peu tout se calme ; les vents vont se cacher, les ondées s’éloignent à reculons, et l’armée des eaux se hâte de descendre bruyamment dans les rigoles et les gouttières, afin de reprendre haleine dans les profondeurs et de se mettre à l’abri… (30)

    Gezelle-Étoiles.pngPour rendre les mouvements, les bruits, les sons, Gezelle dispose d’un très riche clavier. Il ne choisit pas seulement les mots d’après leur sens, mais d’après leur valeur musicale. Lus, comme ils doivent l’être, par un déclamateur à la voix souple et exercée, au sens musical raffiné, ses poèmes sont des onomatopées. Hélas, les meilleures traductions ne peuvent donner aucune idée de ce qui constitue peut-être l’art suprême de Gezelle ; la musique du vers, l’infinie variété des rythmes, la nouveauté parfois si drôle de la rime, le pouvoir magique des mots non seulement en tant qu’images, mais en tant que sons. Il ne peint pas seulement par les couleurs : il peint par le rythme et la mélodie. Tous les bruits de la nature passent dans sa musique, et les sons seuls ont déjà le pouvoir, par leur enchaînement et leur savant mélange, de suggérer l’état d’âme, d’indiquer une douce inflexion de lignes ou un éclatant mélange de couleurs. Les onomatopées, nombreuses dans la langue flamande, les allitérations, qui sont un élément important du vers dans les langues germaniques, il les utilise à merveille, avec une adresse et une sûreté de goût remarquables. Une de ses odes au Rossignol est un modèle parfait de peinture par les sons.

    « Les poèmes de Gezelle, écrit un critique musical (31), sont si achevés, donnent une impression si complète, si musicale en eux-mêmes, qu’il est scabreux de vouloir les revêtir d’un vêtement sonore supplémentaire. » (32) 

    La musique, disent les rêveurs, est la langue des anges. En tout cas, sa fonction la plus auguste est de louer Dieu. La douce musique de Guido Gezelle est l’air d’une hymne, tour à tour plaintive, suppliante ou triomphale. Elle dispose, invite, incite à la prière. Nous l’empruntons pour traduire nos alarmes, nos joies, notre espérance. C’est qu’elle est le vêtement sonore d’une pensée toujours en « état de prière », la respiration d’une âme toujours en état de grâce.

    AnthologieFagne.pngEt volontiers j’adresserais à notre poète cette belle strophe qui termine une de ses odes au Rossignol : 

    Ô âme de feu ! ô rossignol ! Ô chanteur qu’au dessus de tout Dieu nous propose comme exemple ; ah ! que ne puis-je dès maintenant, pauvre exilé, dépenser ma vie à Le louer, libéré de tout ce qui est corporel !

    La cloche tinte… L’aube rit sur les vergers en fleurs… Par les étroits sentiers qui galonnent les prairies, par les chemins enneigés de pétales d’aubépine, à travers les bois où gazouillent les oiseaux et les fontaines, Guido Gezelle nous conduit – suivons-le ! – à l’église, où le prêtre offre au Père la Chair et le Sang du Christ immolé pour le Salut du monde...

     

    Camille Melloy 

     

     

    Gezelle-Persyn.png(1) Des critiques de divers pays ont cependant salué en lui un grand poète. À sa mort, des revues françaises et italiennes lui consacrèrent des articles. – Jules Persijn le révéla aux Anglais par son livre : A Glance at the Soul of the Low Countries, dont une traduction française a paru aux Cahiers de l’Amitié de France et de Flandre. MM. Cammaerts et Van den Borren ont donné une excellente traduction d’un choix de ses poèmes (Louvain, Ch. Peeters, 1908). Ce qui a paru de meilleur sur Guido Gezelle, en langue française, c’est le livre de Charles Grolleau : Une gloire de la Flandre : Guido Gezelle (Grès). Signalons aussi : Dom Bruno Destrée : L’Âme du Nord : Ruskin, Jörgensen, Gezelle (Collection Science et Foi, Bruxelles) ; Chanoine H. Rommel : Un poète-Prêtre ; Guido Gezelle (L.  De Plancke, Bruges) ; R. Van den Burght : Guido Gezelle (Société Belge de Librairie, Bruxelles) ; Joseph Reijlandt : Guido Gezelle. Étude littéraire (René Fonteijn, Louvain) ; May de Rudder : Guido Gezelle (Collection : Les grands Belges. Turnhout). – (M. de Rudder se trompe grossièrement dans l’analyse du sentiment religieux du poète). Un disciple de Gezelle, l’abbé A. Cuppens, a donné, dans Durendal, une très bonne traduction et un commentaire de plusieurs poèmes du Maître.

    (2) Ch. Grolleau, Une gloire de la Flandre.

    (3) Parmi lesquels il convient de citer le fin lettré Hugo Verriest, qui, avant de devenir le « curé de campagne » dont le nom est si populaire parmi la jeunesse flamande, le brillant causeur dont les conférences furent tant applaudies en Hollande et en Belgique, fut lui-même professeur à Roulers, et le maître du génial poète flamand Albert Rodenbach.

    Gezelle-Rudder.png(4) Gezelle était un travailleur et un érudit. À une connaissance très approfondie des dialectes thiois, il joignait celle de plusieurs langues anciennes, y compris l’hébreu, et de la plupart des langues modernes de l’Europe.

    (5) « Vers l’époque où il éditait ses premières œuvres, Gezelle publia pour ses élèves un petit livre de poésies mystiques dans leur texte original : latin de saint François Xavier, italien de saint François d’Assise, de Jacopone da Todi, de saint Alphonse, espagnol de sainte Thérèse. Il intitula le livre : Alcune poesie de’ poeti celesti » (Jos. Reylandt).

    (6) R. Van der Burght, Guido Gezelle.

    (7) H. Rommel, Un poète-prêtre.

    (8) Sa méthode n’était excellente, avouons-le, que pour les bons élèves, qui ont du goût et de l’initiative.

    (9) Gezelle aimait beaucoup le peuple anglais, dont il connaissait à fond la langue. Le Cardinal Wiseman, qui rencontra le jeune prêtre à Bruges et l’apprécia beaucoup, voulut l’appeler même à exercer son ministère en Angleterre. (Voyez : J. Reylandt : Guido Gezelle).

    G. Gezelle sur son lit de mort (coll°. AMVC-Letterenhuis)

    Camille Melloy, traduction littéraire, lettres flamandes, belgique, catholicisme, stijn streuvels(10) On a dit que Gezelle ne fut pas apprécié à sa juste valeur par son évêque. Le poète a toujours protesté avec énergie contre cette assertion. D’ailleurs, son mérite fut reconnu par le Souverain Pontife Léon XIII, qui lui décerna la croix « Pro Ecclesia et Pontifice » ; par le Roi Léopold II, qui le nomma chevalier de l’Ordre de Léopold ; par l’Académie flamande, qui le reçut parmi ses membres ; par l’Université catholique de Louvain, qui lui décerna le titre de docteur honoris causa en philosophie et lettres.

    (11) Ni moins active : Gezelle a donné des traductions en prose d’ouvrages anglais, français et latins (il traduisit notamment la Sainte Elisabeth de Montalembert) ; dirigé quatre revues de littérature, de linguistique et de folklore ; et composé une douzaine de recueils de poésies.

    (12) Ce qui nuit à plusieurs recueils de Gezelle, c’est qu’à côté de petits chefs-d’œuvre on y rencontre des poésies de circonstance un peu « faciles », et autres morceaux de peu de valeur.

    (13) « Ses obsèques furent une apothéose ; le prêtre-poète qui avait vécu comme un pauvre, fut porté à sa dernière demeure comme un roi. » (J. Mooij)

    (l4) Dom Bruno Destrée, L’Âme du Nord.

    G. Gezelle par Frans Van Immerseel

    Camille Melloy, traduction littéraire, lettres flamandes, belgique, catholicisme, stijn streuvels(15) Par exemple : Le Rossignol (plusieurs poésies, d’époques différentes).

    (16) Par exemple : Le nid de mésanges. – Ces effets se perdent évidemment dans une traduction.

    (17) Traduction de J. Reylandt.

    (18) Traduction de J. Reylandt.

    (19) Il faut avoir bien mal lu Gezelle pour oser prononcer le mot : « panthéisme » à son sujet comme le fait M. May de Rudder. Comment ? Gezelle panthéiste, même inconscient ? Mais aucun poète n’affirme plus souvent et plus nettement la distinction du Créateur et de la créature, n’offre plus fervemment l’hommage des créatures au Créateur ! Les poèmes que nous citons suffisent à le prouver. « II y a dans la poésie de Gezelle – écrit le critique hollandais J. Mooy – beaucoup de beautés que les ‘‘modernes’’ incroyants ne peuvent complètement comprendre et sentir. Leurs critiques, fort élogieuses par ailleurs, le démontrent clairement. Ils tâchent de voir en lui un prêtre – au cœur large et bon, sans doute – mais qui serait en dehors de tout dogmatisme et professerait une religiosité superficielle, une espèce de panthéiste qui chercherait sa consolation dans l’adoration de la nature. Rien de plus faux. L’esprit sacerdotal, intimement romain, rigoureusement catholique, l’animait, anime tout son art, et fait tellement corps avec lui que celui qui ne comprend pas cela ou le néglige ne pourra jamais apprécier complètement ni sonder toute la profondeur de la poésie de Gezelle. »

    (20) Traduction de J. Reylandt.

    camille melloy,traduction littéraire,lettres flamandes,belgique,catholicisme,stijn streuvels(21) Traduction de Cammaerts et Van den Borren.

    (22) Op. cit.

    (23) Ce fut une des dernières paroles du poète mourant.

    (24) Le poète s’adresse à Dieu, Lumière pour laquelle son âme est faite.

    (25) Traduction de J. Reylandt.

    (26) Charles Grolleau, op. cit.

    (27) Aug. Cuppens, « Les poésies de Guido Gezelle » (Durendal). – On pourrait établir à ce point de vue une comparaison entre les deux recueils de Gezelle et les Géorgiques chrétiennes, de Jammes, – la Corona Benignitatis Anni Dei, de Claudel, – les Saisons mystiques, de Ramaeckers, – l’Âme des Saisons, de Kinon, – le Cantique des Saisons, d’Armand Praviel.

    (28) A. Cuppens, art. cit.

    (29) Traduction de Cammaerts et Van den Borren.

    (30) Traduction de J. Reylandt.

    (3l) Charles Martens, «  Deux interprètes musicaux de Gezelle : Joseph Ryelandt – Louis Mortelmans », Durendal, X, 1903, p. 492-497.

    (32) Mais à cause de cette perfection même, ils ont tenté de nombreux artistes, hollandais et belges, (notamment les grands compositeurs flamands Joseph Ryelandt et Louis Mortelmans). Les Kleengedichtjes, toutes petites piécettes de facture simple et parfaite, qui sont de l’émotion condensée et synthétisée, ont ainsi servi de texte à de très belles pages musicales, modèles du lied artistique.

     

    camille melloy,traduction littéraire,lettres flamandes,belgique,catholicisme,stijn streuvels

    Camille Melloy à Stijn Streuvels, août 1934 (coll°. AMVC-Letterenhuis)