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Née en 1994 à Amsterdam, Sofie Lakmaker vient de faire son entrée en littérature en donnant un premier roman très remarqué. Jusqu’à présent, elle se manifestait comme chroniqueuse dans la presse. À 17 ans, garçon manqué constatant qu’elle ne pourrait accomplir son rêve – devenir footballeuse professionnelle –, elle a cherché à se transformer en femme séduisante. Sa coiffure devenant une obsession, son attirance pour les femmes s’affirmant, elle est allée au-devant d’un nouvel échec, d’une nouvelle désillusion. Lui restait dès lors à exceller dans un autre domaine : l’écriture, une fois ses études de philosophie terminées.
De geschiedenis van mijn seksualiteit est un roman très différent de celui d’Arthur Dreyfus : Histoire de ma sexualité (Gallimard, 2014), ne serait-ce que parce que celui-ci traite du corps tel que le perçoit un garçon avant de connaître les ébats sexuels tandis que l’histoire de Sofie, jeune femme qui préfère les femmes, commence par sa défloration. On l’aura deviné, le titre est une allusion à un autre livre paru chez Gallimard : Histoire de la sexualité de Michel Foucault. Alors que le philosophe explore sans relâche nos tentatives d’approcher la vérité non sans laisser la vérité pour ce qu’elle est, alors qu’il regarde ce qui ne va pas dans la société, la romancière procède de même mais en se focalisant sur sa vie sexuelle et intime bien plus que sur la société elle-même. Il n’en demeure pas moins que le lecteur est invité à évoluer dans un microcosme qui restitue bien certains aspects et facettes des existences que mènent bon nombre de jeunes Amstellodamois.
Il se trouve que la narratrice, qui se présente sous le nom de Sofie Lakmaker, se sent bien plus homme que femme, non sans se dire féministe. Sa quête d’identité en est d’autant plus compliquée. On comprend que le roman se nourrit en grande partie d’éléments autobiographiques (dont le moins marquant n’est pas le décès de la mère). La fluidité de l’écriture est renforcée par une bonne dose d’humour, d’absurde et d’intrépidité de laquelle se dégage une réelle bravoure et une quête incessante d’équilibre entre doutes et confiance en soi.
L’histoire s’ouvre par la perte de la virginité de Sofie ; elle se referme par une visite à l’hôpital : la jeune femme aspire à perdre sa poitrine avant de songer à une étape plus radicale. Une étape qui pourrait faire l’objet d’un prochain roman.
photo : Willemieke Kars
Le début du roman en traduction
Prologue
Ma mère, juive de père
Ma mère disait toujours : « Nos amis ne sont pas riches, ils ont tout simplement acheté une maison au bon moment. » Exactement au bon moment, mes parents ont eux aussi acheté une maison : au numéro 7 de la Jacob Obrechtstraat, en plein Oud-Zuid, à deux pas du Vondelpark, à trois enjambées du Concertgebouw. Quelqu’un a dit un jour : il y a deux catégories de personnes qui vivent dans ce quartier d’Amsterdam : les riches m’as-tu-vu et les juifs intellos. Nous, me persuadait-on, nous ne sommes pas des riches m’as-tu-vu, nous ne sommes pas non plus juifs – ma mère n’étant juive que de père. Et lorsqu’il m’arrivait de demander à mon propre père ce que c’était, un intello, il me répondait : « Wilfred Oranje est le seul intello qui soit. »
Durant ma vingtième année, il m’a été donné de passer quelque temps dans le petit logement de Wilfred Oranje, lequel était mort entre-temps. Le matin, au réveil, j’ouvrais les yeux sur des centaines d’éditions de Sigmund Freud, les allemandes, d’autres en plein de langues différentes dont, bien entendu, les œuvres complètes traduites en néerlandais par l’ancien occupant des lieux. Entre ces murs, je n’ai guère tenu le coup très longtemps. Moi aussi, je voulais devenir un intello, mais à chaque fois que je me plongeais dans un bouquin, je m’endormais. Ainsi va la vie : si jamais je reste le regard rivé sur les pages écrites par un homme qui ressemble à Sigmund Freud, je pique bientôt un roupillon.
Entre mes dix-huit et mes vingt-deux ans, je me suis efforcée d’absorber toutes sortes de Sigmund Freud ; de ces multiples tentatives me reste en réalité une seule impression qu’il m’est possible de décrire en termes clairs : je n’étais pas Sigmund Freud. En termes plus précis : je n’étais pas un homme, mais une femme. Pour moi, être une femme – ça n’allait pas de soi. Ils voulaient que je me laisse pousser les cheveux. Certes, personne ne me l’a jamais dit à voix haute, mais quand les gens veulent vous faire avaler autre chose qu’une couleuvre, ils ne font généralement pas usage de leur bouche. Ils vous le font comprendre.
Depuis, j’ai les cheveux très courts et je fais partie d’un groupe de discussion pour transgenres. Vous tenez à en savoir plus ? Téléphonez-moi. À ce propos, je ne suis en rien une personne transgenre, juste quelqu’un qui aime beaucoup pénétrer les femmes et qui en a marre, dans cette visée, d’acheter à tour de bras des appareils. Ces bricoles coûtent la peau des fesses. En outre, la moitié du temps, on ne sait pas dans quoi on se lance car l’onéreux machin se fiche de travers. Vous savez ce dont j’ai ma claque ? Les bricoles de traviole.
Bien entendu, j’aurais pu lire des bouquins écrits par des auteurs qui ne ressemblent pas à Sigmund Freud – des femmes, par exemple, ou des hommes de couleur. Mieux encore : des femmes de couleur. Le problème, c’est qu’aucune ne fait partie des classiques, du « canon ». Ce damné canon ! Mais j’entends déjà ces mots traverser votre cerveau : « Virginia Woolf n’appartient-elle pas au canon ? Et James Baldwin alors ?... » Pour vous répondre en toute franchise : du second, je caresse toujours le projet d’acheter un bouquin ; quant à la première, ses romans ont eux aussi un effet soporifique sur moi. Peu après qu’elle achète ces satanées fleurs, je m’endors.
Alors que j’avais plus ou moins dix-sept ans, l’idée de devenir un génie m’est venue. L’ennuyeux, en ce qui concerne la génialité, c’est que c’est le même cas de figure que pour l’homosexualité : on ne le devient pas, on se rend compte qu’on en est un. Du moins, c’est ce qu’ils disent. Pour moi, à l’époque, tous les génies étaient simplement des gens capables – plutôt que de répondre au téléphone lorsque le monde les sollicitait une énième fois – de se concentrer sur une chose que ce même monde se trouvait attendre. Quoi qu’il en soit : moi aussi, je laissais souvent le téléphone sonner sans répondre, à tel point qu’à un moment donné, mes copines ont baissé les bras. Elles se sont mises à cancaner à mon sujet. Racontant que je n’étais bonne à rien, qu’il ne faisait guère de doute que j’étais lesbienne, étant donné ma façon de reluquer Zahra. Elles avaient raison – sur tous les fronts.
Mes copines m’ayant laissé tomber, j’ai commencé à traîner de plus en plus avec Félix et Chiel. De notre lycée classique « blanc » et « catégoriel », ils étaient les plus blancs et les plus catégoriels, ce qui n’était pas pour me déplaire. Pendant les intercours, Chiel se contentait en général d’une seule phrase : « Y nous prennent pour des buses ? », Félix de hocher la tête de haut en bas. Moi de l’imiter sans savoir au juste de quoi il retournait. Je savais seulement qu’il avait raison, car c’est là leur apanage aux types blancs et catégoriels. Pour ma part, il m’est rarement arrivé d’avoir raison, ce qui, au bout d’un certain temps, m’a foutrement défavorisée.
À vrai dire, en tout, j’ai été à côté de la plaque. En matière de garçons et en matière de filles, en matière de bonnes réponses et, plus capital encore : en matière de bonnes questions. On a beau détenir toutes les réponses possibles et imaginables, quand on ne détient pas la bonne question, on ne fait que parler dans le vide. Cela, j’ai fini par le découvrir. Ce que j’ai fini par découvrir, c’est qu’il y a des réponses qui précèdent une question donnée. Et tant que ces réponses ne sont pas correctes, on n’a qu’une chose : on a tort.
I
Ma sexualité en toutes lettres
Walter le Consultant en Recrutement
Ma sexualité en toutes lettres, en un mot : j’ai toujours cherché quelqu’un qui fermerait portes et fenêtres, qui me dirait : voilà, allons-y. Plus concrètement : j’ai d’abord flashé sur les hommes, puis sur les femmes, bien sûr depuis toujours sur les femmes, sur Muriel, la rousse aux longues jambes, qui me donnait des cours particuliers… sur qui n’ai-je pas flashé en fait ? Cependant, je gardais soit les yeux, soit autre chose, crucialement fermés. Au fond, là n’est pas la question.
J’ai été déflorée par Walter le Consultant en Recrutement, ce sur quoi je ne souhaite pas m’étendre. Il votait VVD : quand je n’arrivais pas vraiment à mouiller, je m’efforçais de songer à ce parti, à cause de l’étrange connexion qui existe entre excitation et détestation.
J’ai été déflorée rue Sarphati, dans une habitation qui donne sur la Weesperplein, à la façade de laquelle saille la hampe d’un drapeau. Aussi je la reconnais quand je passe à vélo dans le coin : ça me rappelle l’épaisse et envahissante érection de Walter. Walter était un amour. Le soir où ça s’est produit, il m’a dit : « Je crois bien que je suis plus nerveux que toi. » Plus nerveux que moi, il l’était. Pour être honnête, je n’en avais rien à foutre.
Ma virginité, je tenais à la perdre pour tourner la page de ma C.D. Ma C.D. – c’est-à-dire : ma Consistante Défloration. La plupart des heures de cours, je les passais au Coffee Company en compagnie de Milan ; on n’arrêtait pas de parler de ma future C.D. et de son C.D., son futur Consistant Dépucelage. Notre propos tournait surtout autour de la période frivole et dissolue qui s’ensuivrait. Notre C.D. nous servirait de couverture à l’égard de nos enfants qui ne manqueraient pas de nous demander un jour : « Au fait, avec qui t’as couché la toute première fois ? » On serait à même de leur fournir une réponse tout à fait décente.
Milan a fini par perdre son pucelage dans des chiottes du Centre Médical Universitaire – il venait d’entamer ses études de médecine. Moi, j’ai donc été dépucelée par Walter au cours de la nuit du 1er au 2 septembre 2011. Lui et moi, on a continué à se voir pendant un certain temps, non parce que je goûtais vraiment nos échanges, mais parce que jugeais nécessaire de renforcer la consistance.
On avait fait connaissance au café Mazzeltof, dans les minutes ayant suivi mon envoi d’un texto à Matthijs van Nieuwkerk, l’homme avec lequel je voulais en réalité coucher. Mais celui-ci n’a jamais répondu à mon message. Je tenais son numéro de mon frère qui connait beaucoup de monde. À dix-sept ans, c’est là ce à quoi j’aspirais : baiser et connaître beaucoup de monde.
Afin de bien me concentrer sur le texto que je voulais envoyer à Van Nieuwkerk, je m’étais éclipsée dans un snackbar au coin de la rue. De retour au Mazzeltof, mes yeux sont tombés sur Walter, debout au bar ; je l’ai immédiatement embrassé sur la joue. Au fond du café, Betsie m’attendait. Je l’ai rejointe : « C’est lui qui va faire l’affaire. » Depuis que je voyais Betsie, fille un rien plus jolie que moi, sortir en sa compagnie était un enfer. Je faisais systématiquement office de second choix. Voilà pourquoi il me revenait de faire croire aux hommes qu’il n’y avait qu’une seule option : moi, Sofie Lakmaker.
Pour tenir Betsie hors de la vue de Walter, je me suis proposée de renouveler nos consommations. Au bar, j’ai essayé d’établir un contact visuel avec lui. Il m’a regardée dans les yeux, l’air sacrément angoissé ; pour le rassurer, je lui ai offert la bière destinée à ma pote. « On pourrait se rouler une pelle », je lui ai dit. « J’aime pas les femmes qui font du rentre-dedans », il a répondu. J’ai hoché la tête, et on a commencé à se rouler une pelle.
On s’est retrouvés une semaine plus tard au Lempicka. Dans ce bar, il m’a raconté qu’il était originaire du Limbourg, de Heerlen plus précisément, et que son grand-père avait découvert qu’il est possible de recycler l’huile de friture en biodiesel. Trouvaille qui expliquait la présence d’une piscine dans le jardin de ses parents. Je lui ai raconté qu’une fois le lycée terminé, je voulais faire des études de philosophie. Cette confidence lui a fait dire que j’étais de gauche. Ce à quoi j’ai rétorqué qu’il était de droite, puis je lui suggéré qu’on aille chez lui.
Debout, assis, allongés sur le lit, on s’est embrassés pendant un bon moment ; au bout d’un quart d’heure, j’ai dit : « Allez, faisons ce qu’on a à faire. » Walter était en proie aux affres de la mort ; moi aussi d’ailleurs, mais j’estimais que je n’avais pas de temps à perdre. Il avait vingt-six ans, moi dix-sept, et c’est ça qui est fou : plus on a de temps, plus on se sent pressé. Je me souviens qu’il portait un caleçon un peu trop moulant, qui se fit plus moulant encore à mesure que s’esquissait sa semi-érection. En réalité, c’était son truc, la semi-érection, voilà pourquoi il lui fallait à chaque fois se branler avant de passer à l’action. Il y a eu un laps d’une ou deux minutes au cours duquel il a tenu à ce que je m’en charge, mais apparemment je n’ai pas mis assez de délicatesse pour tirer là-dessus.
Certaines de mes copines étaient sorties très déçues de leur défloration. Elles disaient immanquablement : « C’était que ça ?... » Moi, j’ai trouvé ça dingue. Non tant au sens strictement positif du terme qu’à celui qu’on attribue à une catastrophe aérienne : ça dépasse l’entendement, on est en plein doute : sera-t-on jamais à même de raconter ce qu’on a vécu ? La bite de Walter était partout. Au bout d’un moment, il m’a dit : « Je veux qu’tu lui fasses un bisou. » J’ai trouvé ça grotesque, mais j’ai tout de même obtempéré. Si l’on s’abstient à chaque fois de faire ce qui nous paraît grotesque, on n’arrive jamais à rien.
Après avoir éjaculé, Walter m’a dit : « Promets-moi qu’on fera plus jamais ça comme ça ? » Il voulait parler du fait qu’on n’avait pas utilisé de capote. Pourquoi ? je ne m’en souviens pas – il serait faux d’affirmer que ça s’est passé en moins de rien. Ça a duré des heures, tout ça. Il m’est arrivé de dire que j’avais perdu ma virginité sur Everywhere de Fleetwood Mac, et il est vrai que cette chanson est passée à un moment donné, mais il serait plus juste d’avancer que j’ai été déflorée sur toute l’histoire de la pop occidentale.
Quand je me suis réveillée, Patrick se tenait dans l’encadrement de la porte. Patrick, le colocataire de Walter. Pour être honnête, je l’ai trouvé plus attirant que ce dernier. Il coiffait ses cheveux en arrière, à plat ; lui aussi venait du Limbourg, mais il s’exprimait avec un accent moins prononcé que Walter. En fait, Patrick m’avait tout l’air d’un connard, ce qui justement me plaisait. Au moins, il était quelque chose. Walter ressemblait plutôt au quidam à côté duquel on se trouve dans le métro et à qui, au moment de quitter la rame, on dit « Pardon » pour qu’il s’écarte. Oui, voilà à quoi ressemblait au fond Walter.
Patrick cherchait sa cravate. Quand je me suis retournée pour m’enquérir de la chose auprès de Walter, j’ai constaté que ce côté-là du lit était déserté. Déjà parti au bureau, pour recruter des gens. Ne me demandez pas en quoi ça consiste. Ce qui est certain, c’est que ça rapporte gros. Walter travaillait pour la marie d’Utrecht, chose que je trouvais plutôt déprimante. Là résidait peut-être ma plus grande angoisse : travailler un jour pour quelqu’un quelque part. Surtout pour une mairie de province.
Patrick, quant à lui, bossait dans une start-up d’Amsterdam. S’étant rendu compte que Walter n’était pas là, il a affiché un durable sourire. M’a demandé si nous avions passé un bon moment. Je lui ai répondu qu’on avait passé un sacré bon moment, ce qui parut le choquer. Il y a des gens qui ne raffolent pas de « sacré » ni de « sacrément ». Peut-être que l’emploi de tels mots, ça fait aussi trop rentre-dedans.
Comme un quart d’heure plus tard, Patrick se tenait toujours dans l’embrasure de la porte, j’ai commencé à stresser. Après tout, j’étais nue comme un vers, ce qui ne lui échappait pas, à mon avis. Parler dans cette tenue à un costume auquel il ne manque que la cravate n’est pas sans conséquence sur l’équilibre des rapports entre êtres humains. Pour me tirer d’affaire, j’ai fini par dire : « Bon, je vais me plonger dans Quote 500. » Le bouquin détaillant les plus grosses fortunes du pays était posé sur la table de nuit, à côté de quelques autres qui vous expliquent comment gagner des mille et des cents en transpirant le moins possible. Suffit de transformer de l’huile de friture usagée en biodiesel, aurais-je envie de dire,mais il semble que ce ne soit pas la seule méthode.
Peu après ma défloration, Patrick et Walter ont déménagé dans le quartier Zeeburg. Ils ont racheté l’habitation du maire nouvellement désigné, M. Van der Laan – lequel allait bien entendu occuper sa résidence de fonction sur le Herengracht. Le premier magistrat de la ville leur laissait un immeuble tout à fait convenable. Lianne, le béguin de Patrick, a aménagé les lieux ; il se trouve qu’elle avait un goût de chiotte. Sa profession – assistante dentaire – transpirait dans les choix qu’elle opérait en matière de mobilier. En fait, dans cette demeure de l’Ertskade, on avait en permanence l’impression qu’on allait se faire arracher une dent.
Si jamais le saccage commis par Lianne ne suffisait pas, on pouvait compter sur Patrick. Lui laissait traîner des bouquins de Kluun partout. Je vous jure : où que l’on posât les yeux, il y avait l’un de ses titres à vomir. « Un type formidable », assurait Patrick dès que l’occasion se présentait. Ça me rendait folle. Malgré tout, il demeurait un interlocuteur plus agréable que Walter – auquel, entre-temps, je ne parlais pratiquement plus –, lui qui ne cessait de m’encourager à lire des ouvrages nous invitant à explorer notre corps. N’en ayant aucune envie, je préférais m’adresser à Patrick et à Lianne pendant le petit-déjeuner ou en des moments
d’oisiveté. Avec ces deux-là, au moins, il y avait un peu d’animation, vous voyez ce que je veux dire… Lianne était très croyante ; pour la faire devenir chèvre, Patrick n’arrêtait pas de dire « nom de Dieu ! ». Il me gratifiait d’un regard espiègle, sur quoi on se mettait tous les deux à rire aux éclats. Un type formidable, ce Patrick.
Le 22 novembre 2011, Walter a annoncé sur Facebook qu’il était célibataire et qu’il cherchait une petite amie. Furax, je lui ai téléphoné. Bien qu’il fût au volant, il a tout de suite répondu. Il avait un kit mains-libres. « Chérie, qu’il a dit, t’as dix-sept ans. » « Aha », j’ai rétorqué. Pendant un petit moment, je n’ai entendu que le bruissement ouaté de l’autoroute. Puis il a murmuré : « Si t’en avais eu vingt-trois, je t’aurais demandée d’emblée en mariage. » Ça aussi, bien sûr, c’était grotesque. Il y a des jours où je me demande comment les choses auraient tourné si on s’était passé la bague au doigt. À l’heure qu’il est, je serais probablement en train de travailler pour quelqu’un quelque part. Et ce ne serait peut-être pas si terrible que ça.
À la suite de la mise en ligne de la présentation du recueil L’ovaire noir de la poésie de Gerrit Achterberg (Revue Nunc/Éditions de Corlevour), voici une série de notes portant sur nombre de poèmes figurant dans cette anthologie.
Le cœur ce soir-là prit la barre
embarquant lune et forêt
avant de hisser voile sur le miroir
de tout ce qu’il avait souffert
par vent et brune il dirigea proue
et gréement au-delà du dernier port.
Le cœur ce soir-là prit la barre est le poème placé en épigraphe à Afvaart (Appareillage). Si ces vers illustrent le titre du premier recueil de Gerrit Achterberg, ils soulignent, dans un traitement typiquement hollandais, une attention à la nature dont le poète a souvent témoigné en même temps que la symbolique du voyage en mer, sans doute aussi du voyage au-delà de la mort. Nous reprenons cette strophe pour ouvrir cette édition française. Le cœur est le lieu de mémoire, là où la vie perdure, une fois les souffrances surmontées.
S. Vestdijk par J. Cunin (fusain, 2019)
« Lithosphère » : à propos de ce poème, Simon Vestdijk – deux poèmes d’Achterberg s’intitulent « Vestdijk » – écrit qu’il demeure incompréhensible à quiconque ignore qu’il tend en tout à redonner vie ou à faire perdurer « par les mots, voire dans la matière, dans toutes les matières imaginables pour ainsi dire, une aimée défunte ». Dans bien d’autres strophes, Achterberg se livre à cette tentative de résurrection, par exemple par le moyen de l’osmose, des rayons X, de l’électrolyse, de l’ectoplasme, de la kabbale… Fin 1959, Peter Schat (1935-2003) a composé, sous le titre Chryptogamen, des pièces pour baryton et orchestre sur cinq poèmes de Stof, à savoir « Lithosphère », « Rouge », « Bronze », « Fumée » et « Pierre ».
« Farine » : l’auteur a retouché les vers 6-7 : en suiker in je keel / aan woorden hoog en ijl (version initiale : en woorden, hoog en ijl, / suikeren in je keel).
« Émail » : les vers 3-4 proposent une tournure assez énigmatique, une anacoluthe dirait-on, relativement à ce que l’allocutaire a légué : de onberoerde staten / ochtend : vergeetmijnieten. Soit : les états inaltérés / matin : myosotis, sans ponctuation entre « les états inaltérés » et « matin », sans article (le ou du) devant « matin ». Citons, à titre de comparaison, la traduction de Dolf Verspoor qui, pour maintenir un schéma rimé, recourt à plusieurs vocables qui ne figurent pas dans l’original (saisir, émerger, tu, inonder, ciel de lit, émerveillé, naître, sacre, appareiller): Brumes où je saisis / ce qui de toi émerge : / plans d’aube à l’état vierge / et ce myosotis / inondant nos regards – / puis tout un ciel de lit / d’émail émerveillé : / nous naissons éveillés / en bordure de nacre. / Au loin dans nos oreilles / – conques vibrant du sacre – / une mer appareille.
« Chyme » : le titre original « Brei » est un mot qui ne semble pas exister ; homophoniquement, il correspond à brij qui signifie « bouillie », mais il suffit d’ajouter un « n » au vocable pour obtenir brein, c’est-à-dire « cerveau ». Même après plusieurs lectures, on a l’impression que ce court poème est crypté du début à la fin. À titre de comparaison, citons la traduction de l’édition de 1952, intitulée « Glaire » : Mou comme ventre, mon cerveau / cherche la fine glaire / des claveaux ardés. / Très prudemment je les manie. / Ils sont, à vous mêlés, / solides par quoi, rassemblés / vous ressuscitez en albâtre.
« Pelisse » : l’escalier qui peut permettre d’atteindre l’aimée défunte figure dans plusieurs poèmes. C’est après avoir monté un escalier que Roel van Es a trouvé la mort et c’est en fuyant par ce même escalier que sa fille a été blessée par l’arme d’Achterberg. Dans « Décembre », on retrouve les marches, la chambre et la mort : ik ben beneden / het laagste peil / van zin en rede, / ik ben beneden / mijn levensreden, / trede voor trede / wordt in mij groot / een hamer, hamer. / Is dit je kamer ? / Dit is december, / die van je dood. You don’t remember. (je suis en bas / le plus bas niveau / de sens et de raison, / je suis en bas / ma raison de vivre, / marche après marche / se fait grande en moi / un marteau, marteau. / Est-ce ta chambre ? / C’est décembre, / celui de ta mort. / You don’t remember.) Dans le sonnet « Mémorandum », qui ouvre le cycle « Ballade du temps », l’échelle se substitue à l’escalier : Maar u regel na regel weer bereiken, / als treden van een ladder voor mijn voet (Mais revenir à vous ligne après ligne, / tels les barreaux d’une échelle devant mon pied). Et dans « Ets » (Gravure), autre sonnet, réapparaît l’homme qui, après une longue absence, retrouve dans les chambres la morte : il referme la porte d’entrée sur lui ; plus de pelisse suspendue, mais, en suspension dans l’air, une odeur inaltérée de lavande.
« Bronze » : l’auteur emploie ici aussi un « vous » (vers 2), remplacé par un « tu » dans la traduction afin d’éviter que le pronom personnel ne renvoie aux « sapins », risque de confusion qui n’existe pas en néerlandais.
« Crêpe » : l’adjectif possessif néerlandais ne s’accorde pas en genre et en nombre. Il correspond au sexe du possesseur (en l’occurrence haar, traduit par « ses », et non par zijn qui correspondrait à un possesseur masculin) ; autrement dit, dans l’original, on lit noir sur blanc que les « membres » et les « mots » sont ceux d’une femme.
« Vert » : le vert permet au « je » d’effacer le passé et de reprendre à zéro une liaison amoureuse ; n’est-il pas la couleur du ciel au levant ? D’ailleurs, les couleurs paraissent revêtir dans l’œuvre une symbolique qui touche aux choses terrestres. On s’est interrogé sur la façon de lire les vers 5-6 : Gij zijt verschoven in de breedte, / voorbij de verticale houw (mot à mot : Vous êtes glissée dans la largeur, / au-delà de l’entaille verticale). On a pu lire « largeur » au sens de « temps » (Vous êtes reportée sur l’axe imaginaire, vers le point de départ) et la « balafre verticale », « le coup de hache vertical » au sens de « la fin violente qui vous attend » ; on a pu penser aussi aux méridiens et parallèles qui revêtent une importance dans le décalage temporel. Il est intéressant de voir qu’Achterberg considère la couleur (rouge, vert, bleu) comme une matière. Le noir semble avoir eu sa prédilection.
« Sève » : Zog, le titre original a trois sens principaux : « sève », « lait maternel » et « sillage ». Un poème, comme d’autres, composé d’une seule phrase.
« Poudre » : un exemple de « mystique extravertie » selon Els Bruynooghe, auteure d’une thèse sur la « mystique » dans la poésie de Gerrit Achterberg : le poète ne se tourne pas exclusivement par l’esprit vers l’Un, le divin, mais il l’appréhende par les sens. Ce que Paul Rodenko, auteur proche du poète, avait déjà qualifié de mystique énergético-matérialiste. La poudre renvoie à la maison Houbigant, créée par le parfumeur Jean-François Houbigant (1752-1807, portrait) qui a ouvert, rue du Faubourg-Saint-Honoré, la boutique À la corbeille de fleurs. L’entête de ses factures portait cette mention : « Houbigant, marchand parfumeur, tient fabrique et magasin de gants, poudres, pommades et parfums, ainsi que de véritable rouge végétal, qu’il a porté au plus haut degré de la perfection ; il fait et fournit les corbeilles de mariage et baptême avec assortiment complet. » Vers 1900, cette maison était l’une des plus prestigieuses parfumeries au monde. Introduire un nom propre, le nom d’une ville dans un poème, Achterberg le fait à certaines occasions pour glisser, semble-t-il, une note anecdotique, un rien de vraisemblable, dans un énoncé qui revêt pour le reste une dimension théologique ou cabalistique, voire scientifique.
« Peau » : faut-il voir dans ce lin une allusion à Apocalypse 19 : 8 ? Citons, à titre de comparaison, (les) deux traductions existantes parues sous le même titre : Le temps en dedans vous replie. / Autour de vous je ne déploie, / lin sacré, / mon immortalité. / Nulle mort désormais ne se lève / en cette peau nouvelle. (édition 1952) Le temps te replie. / Autour, je m’épanche / dans la toile blanche / d’éternelle vie. // Les décès ne peuvent / rien dans ma peau neuve. (trad. Dolf Verspoor)
« Fleur » : quatre néologismes, d’une teneur pseudo-scientifique dirait-on, figurent dans les quatre derniers vers. « Le ‘‘vous’’ survit dans la réalité du poème du fait que les fleurs de son existence reçoivent un nom encore inconnu. On peut y voir une allusion à l’Apocalypse de Jean, 2 : 17, où l’on donne un nom nouveau à ceux qui vont acquérir l’éternité. Dans le parler du milieu religieux d’où est issu Achterberg, ‘‘avoir reçu un nom nouveau’’ signifiait : être préservé pour l’éternité » (cf. Andries Middeldorp, « Neologismen bij Achterberg », Achterbergkroniek, n° 25, 1995, p. 45-55). La symbolique de la fleur apparaît dans près de cinquante poèmes d’Achterberg (voir par exemple « Mère I ») ; il semble qu’avec le temps, dans cette portée symbolique, le « mot » (puisé dans diverses disciplines scientifiques ou autres) se soit substitué de plus en plus à la « fleur » (cf. R.L.K. Fokkema, « Van bloem naar woord », Achterbergkroniek, n°1, 1982, p. 22-24).
« Église » : sans doute le terme « temple » conviendrait-il mieux pour traduire ce titre ; à la différence du français, la langue néerlandaise n’opère pas de distinction entre l’édifice où a lieu l’exercice du culte catholique et celui où se réunissent les fidèles protestants. On observe ici, au premier vers, ce qui paraît au premier abord une anacoluthe, mais qui est en réalité un emploi adjectival inédit du mot « église » : De kerken ochtend bouwt / ramen tegen het licht : mot à mot : Les églises matin construit / fenêtres contre la lumière, ce qu’il convient de lire comme : Le matin d’église construit / des fenêtres face au jour. On pourrait aussi écrire « Le matin en église » comme on parle d’un jouet en bois.
« Basalte » : le feldspath et le quartz sont des composantes importantes des roches mentionnées dans le premier vers.
« Cortex » : la neige apparaît dans bien d’autres poèmes (voir dans cette anthologie « Résurrection » et « Odin »), le terme (sneeuw) sert même de titre à quatre poèmes de quatre recueils différents.
« Feutre » : citons là aussi, à titre de comparaison, la traduction de Dolf Verspoor : Nuit faite d’épiderme. / Épouse en chamois lisse. / Feutre qui partout ferme. / Lune en velours qui glisse / sur un daim de chair ferme. / Ta lèvre est taffetas / dans ce tombeau de soie.
« Crayon » : ce poème a également paru sous le titre « Bendien ». Jacob Bendien (1890-1933, autoportrait de 1927 ci-contre) était un artiste abstrait et théoricien amstellodamois qui a vécu plusieurs années à Paris. Il se réclama du « méditisme », style qu’il développa essentiellement dans ses dessins. Celui qui a pu inspirer le poème représente (ci-dessus), dans un gris plus ou moins soutenu, une femme éthérée, longiligne, nue à la poitrine ronde, qui s’avance en paraissant sortir d’une brume ; on distingue à peine un bras, pas la chevelure ; peut-être a-t-elle les paupières baissées. À bien des reprises, le terme schemer (crépuscule) annonce, sous la plume d’Achterberg, une réalité hallucinatoire, onirique ; on assiste, comme souvent dans son œuvre, à une (tentative d’)union entre le « je » et une femme, à un moment où ils ne font plus qu’un – l’acte sexuel n’est-il d’ailleurs pas suggéré ici ? Par ailleurs, la structure métrique du poème original reflétant sa structure sémantique, forme et teneur se rejoignent à l’image du corps et de l’âme. Bien entendu, le fait que Gerrit Achterberg écrivait les premiers jets de ses poèmes au crayon à papier n’est pas anodin (cf. Frank van Doeselaar & Lidewijde Paris, « ‘‘Ik kwam een vrouw tegen van J. Bendien’’ », Achterbergkroniek, n° 9, 1986, p. 37-43 ; Gerrit Otterloo, « En toen zij voorbij was kende ik lichaam en ziel », Achterbergkroniek, n° 10, 1987, p. 49-54). D’autres artistes sont au cœur d’un poème ou en sont le « prétexte » : Rodin (« Danaïde »), Van Gogh (« Vincent »), Hercules Seghers (« Fer »), le Douanier Rousseau (« Henri Rousseau »), Carel Willink (« Malheur »), Goya (« Terreur III »), Théophile-Alexandre Steinlen (« Les noyés »), Johfra (« Lucifer »), etc.
« Fer » : Hercules Seghers (1589-1638) était ce graveur et peintre hollandais du Siècle d’or que Rembrandt considérait comme son maître. André du Bouchet lui a consacré quelques belles pages dans L’Incohérence. Au vers 2 figurait à l’origine le mot « éphémères » et non pas « légendaires », et au vers 8 paart zich (s’accouple, que nous reprenons), remplacé par la suite par smeedt zich (se forge).
« Matière I » et « Matière II » : ces deux poèmes portent le même titre en néerlandais (« Stof »), le premier figurant dans le recueil Eiland der ziel, le second – qui s’intitulait à l’origine « Prière à la matière » – dans Osmose.
« Prière à la machine à écrire » : dans son poème « Dactylo », Gerrit Achterberg parle de sa machine à écrire comme du « petit piano de mon âme ». Ici, elle est appelée à se substituer à Dieu, l’homme moderne la vénérant et lui demandant pardon.
Hercules Seghers, Vallée fluviale et maisons
(vers 1625, Rotterdam, Boijmans van Beuningen)
« Révélation » : pourquoi placer « Révélation », « Pâques » et « Résurrection » – trois poèmes figurant dans cet ordre dans le recueil Thèbes, suivis d’ailleurs de « Pentecôte » – dans le volet intitulé « Matière » ? Tout simplement parce que, dans ce polyptique singulier sur l’histoire du Salut, il est question du corps, de « la matière merveilleuse de toute la chair ». Achterberg a réécrit la première strophe de « Révélation », initialement un quatrain correspondant à ceci : J’entre dans la chambre du matin : / l’obscurité est restée groupée / au-dessus de l’ange de vos membres ; / aucune mort n’a ce commencement.
« Pâques » : dans la Pâque de l’aimée disparue – réelle en même temps que surnaturelle –, le mot se fait chair. Dans « Tête-à-tête », sonnet du cycle « Ballade du temps », on retrouve une « palingénésie » similaire, au cours d’un repas que partage la défunte recréée avec le « je ».
« Résurrection » : ce poème figure dans le recueil Thèbes. Un autre, antérieur et printanier pourrait-on dire, qui figure dans Osmose, porte le même titre.
« Pollen » : à l’origine, le poème ne portait pas de titre. Et à la place du mot stuifmeel (pollen, mais aussi « poussière de farine », « fleur de farine » ou « neige qui poudroie ») figurait le synonyme moins usité bloemstof (« poussière de fleur / de farine »).
« Radium » : à l’origine, ce poème ne portait pas de titre et comptait une seule strophe de sept vers ; les trois derniers (Le radium de votre âme / rayonne vers un but / tombé de moi) ont été remplacés par une strophe beaucoup plus convaincante. La fin finalement retenue (de donkere eierstok / van ongeboren poëzie) – que l’on pourrait aussi traduire par : l’ovaire obscur / d’une poésie non née – a donné son titre au présent recueil. Dans ce poème du recueil Mascotte, comme dans « Plastique » par exemple, Achterberg « incorpore son thème principal à la fois sur le plan matériel (chimique) et sur le plan spirituel : un ‘‘je’’ qui conserve l’inexorable souvenir d’une femme absente, avec laquele il essaie d’entrer en contact à travers sa poésie » (cf. Ton Umans, « Chemie bij Achterberg », Achterberg Jaarboek, n° 8, 2008, p. 93-103). On a pu voir dans le X minuscule une allusion au monogramme christique, autrement dit un lien entre l’aimée et le Christ. Bien entendu, on ne peut s’empêcher de rapprocher « Radium » de « Röntgen ». Premier prix Nobel de physique, le physicien allemand Wilhelm Conrad Röntgen (photo) a découvert les rayons X. Ces rayons pénètrent tout, y compris, pourquoi pas, le bois d’un cercueil, une pierre tombale ; on a pu utiliser à ce sujet l’expression « l’âme de l’atome ».
« Densité » : à l’origine, ce poème ne portait pas de titre et proposait une version moins appropriée des quatre derniers vers : maar nu gestold / tot zooveel lied, / dat het geen melodie bezit / om vleugels uit te slaan / in zon en maan (à présent coagulé / jusqu’à cette quantité de chant, / dépourvu de mélodie / pour déployer des ailes / sous soleil et lune). On peut voir une identification entre la « maison hermétique » et le « vous » ; le poème idéal serait un bloc de matière lexicale (cf. Fabian R.W. Stolk, « Acherbergs densiteit », Achterbergkroniek, n° 14, 1989, p. 23-28).
« Microbes » : à propos de ce sonnet, la consœur flamande d’Achterberg, Christine D’haen (1923-2009) – dont la vocation poétique était tout aussi radicale que celle du Néerlandais – écrit : « Le mot est une image directe de la chose. Pour nous, humains, il existe un lien direct entre la chose et son nom. Nous nommons tout, nous aspirons sans cesse à nommer ce qui pourtant ne peut l’être. Pour nous, le savoir va de pair avec cette aspiration. La défunte étant devenue pour Achterberg toute chose, tout mot est le moyen le plus direct de l’atteindre. Pas un mot qui ne la désigne pas, de même qu’il n’est pas une chose qui ne soit pas elle. » « Microbes » est le seul poème dont Achterberg a proposé une seconde version retenue dans ses œuvres. Le « comptoir » revient dans le sonnet postérieur « Liberty » : le « je » voit le « vous » dans une vitrine, à côté d’autres femmes (des prostituées ?), d’autres mannequins, vêtue d’habits neufs, une étiquette en mentionnant le prix sur sa poitrine : Je me souviens alors combien je vous appartiens. / L’unique chose qui compte dans ma vie, / se débourse à l’intérieur sur le comptoir.
« Protéine » : dans « Terra incognita », un poème plus tardif, on trouve un vers qui n’est pas sans rappeler le dernier de « Protéine » : Ik ben u blijven volgen op de voet (Je n’ai cessé de vous suivre à la trace).
« Topaze » : poème dédié à l’origine à A. A. M. Stols (1870-1942), éditeur originaire de Maastricht qui a joué un grand rôle dans les échanges littéraires entre Plats Pays et France, publiant entre autres, en français, neuf livres de Larbaud, cinq de Valéry, plusieurs de Gide.
« Chrysolite » : poème inspiré d’une scène capturée par Achterberg, sur une route à flanc de montagne, lors de son premier voyage en France. Les voyageurs se sont un peu égarés, ils cherchent un hôtel avant la tombée de la nuit ; tout à coup, ils entendent des détonations, des pierres roulent sur l’asphalte. Tels des fantômes, des ouvriers couverts de la poudre blanche du calcaire descendent et entourent bientôt la voiture.
« Plastique » : selon Achterberg, « plastique » était un mot plastique, magnifique. Dans la strophe 2, on a l’impression de lire une description du processus chimique qui permet la fabrication de cette matière.
« Trine alliance » : l’un des plus anciens poèmes de Gerrit Achterberg (manuscrit ci-dessus), publié en revue en 1928, sans titre et non sans avoir été remanié sur la proposition de l’un des rédacteurs. Figurant dans le premier « vrai » recueil du Néerlandais (Afvaart, 1931), il annonce la thématique majeure de l’œuvre. « Je ne pourrais nommer aucun auteur néerlandais dont les meilleurs poèmes sont déterminés de façon aussi inéluctable par la toute-puissance – la terreur pour ainsi dire – d’une tendance, d’un but. » (A. Roland-Holst) « La ‘‘douce union’’ est une projection de l’échec humain transformé en triomphe poétique (suivant une dialectique qui présente des similitudes avec celle de Kierkegaard selon lequel le plus extrême de la peur signifie aussi la joie la plus légère). » (Paul Rodenko) (photo de Rodenko et Achterberg ci-dessous)
« Le fou et le miroir » : l’un des premiers lecteurs d’Eiland der ziel (1939), Theo van der Leek – connaissance d’Achterberg et collaborateur de la revue littéraire des jeunes protestants Opwaartsche wegen (laquelle a, en tout, accueilli 51 poèmes d’Achterberg) –, voit, dans ce poème, l’expression d’une rencontre avec Dieu. « Le poète commence à se percevoir à travers lui-même. C’est-à-dire qu’il retient sa personne comme critère, point de départ de sa propre exploration. Dans quel but ? Pour éclairer la question d’une piété éventuellement présente. Ce que l’on pourrait certainement aussi appeler une recherche de la foi, qu’elle soit ou qu’elle ne soit pas. Cependant, le résultat est négatif : il ne la trouve pas. » (cf. Th. van der Leek, « De dichter Achterberg », Opwaartsche wegen, 1939-1940, p. 104-132).
« Jan Toorop » : l’un des peintres majeurs des Pays-Bas, né en 1858 sur l’île de Java, mort en 1928 à La Haye. Membre du Groupe des XX, ami de Verhaeren, fondateur d’une famille de peintres (père de Charley Toorop, grand-père d’Edgard Fernhout, arrière-grand-père de Rik Fernhout), il peint de nombreux Christ après sa conversion au catholicisme en 1905. On le rattache à nombre de styles de son époque (impressionnisme, pointillisme, luminisme, Art nouveau, symbolisme…). Sur le millier de poèmes qu’à laissés Achterberg, 25 contiennent des références aux arts plastiques. Il a reconnu avoir été marqué par l’œuvre des artistes suivants (outre Toorop, Bendien et le Douanier Rousseau) : Kandinsky (auquel il a consacré un poème abstrait en trois volets), Rembrandt, Adriaan van Ostade, Meindert Hobbema, Vermeer, Le Titien, Botticelli, Odilon Redon, Raoul Hynckes, Pyke Koch, Charley Toorop, Matthijs Maris, Herman Kruyder, Hendrik Chabot, Hendrik Nicolaas Werkman, Carel Willink et Vincent van Gogh. Notons encore que le poète portait sur lui, à une époque, une carte postale reproduisant une œuvre de Jan Toroop (ci-dessous) intitulée Seul le Christ peut tout sauver (1921), laquelle a pu inspirer en partie le poème.
« Le poète est une vache » (De dichter is een koe) : ce poète ruminant, qui figure dans Eiland der ziel et qui a pu choquer à l’époque certains lecteurs, a paru en français dans Les Cahiers de la Licorne, n° 4, 1958 dans une traduction de J. F. Temple et H. Breuker. Cette traduction a conduit leur quasi voisin, l’écrivain d’expression occitane Yves Rouquette, à en reprendre le titre pour l’une de ses œuvres (Lo poèta es una vaca, 1967), laquelle est d’ailleurs dédiée à Achterberg. « Yves Rouquette rappelle dans son récit qu’Achterberg, traduit par Henk Breuker sous le titre de Matière, avait été édité par Frédéric Jacques Temple et François Cariés en 1952 (Cap l’Òc, 2013, p. 37). Le poète néerlandais a mis à jour un ‘‘je’’ qui éprouve la disparition de l’être aimé disparu mais dont le moi du poète engagé psychiquement reste en retrait quand le poème arrive pour devenir un objet réel. Selon le poète néerlandais, cet effacement du moi révélait une très forte puissance à l’intérieur qu’il désignait comme un grand Vous. Et en mettant la mort qui n’a cessé de le ronger au cœur de sa création, il a aboli des frontières pour devenir homme-animal, ou surtout homme-femme comme dans ‘‘Sexoïde’’ (poème de la période 1946-1948) : Ik ben een man geworden met twee lijven, / nl. dat van mij en van mijn vrouw. Achterberg, qui en était venu à tuer la femme aimée, qui avait vécu dans un asile d’aliéné, qui avait développé le thème d’Orphée et s’était voué à une écriture poétique devenue recherche de l’absolu, a été une voix à laquelle Yves Rouquette et Jean Boudou ne sont vraisemblablement pas restés insensibles. » (cf. Joëlle Ginestet, « Yves Rouquette : poème et première personne », Revue des langues romanes, n° 2, 2017, p. 435-459).
Notons qu’on retrouve la formule achterbergienne sous la plume de Claude Ber (« Méditation / rumination ou le poète est une vache ») dans le volume collectif La Poésie comme espace méditatif ? (2015), un passage qui commence par ces lignes : « Au final ou dès l’orée, à force de ruminer de méditation poétique en poésie méditative, le poète est une vache. Ruminant. Ruminant sans cesse. Et le poème lui-même ruminant. Se ruminant en entier. À convoquer un troupeau de bovidés profanes et sacrés dans la rumination méditative, c’est dire qu’à poétiser et méditer, à méditer en poésie, par et dans l’écriture du poème, c’est de rumination constante qu’il s’agit. Tout ce que, supra, je viens de ruminer, et plus encore évidemment, est toujours là présent à se ruminer dans l’écrire du poème. Là présent à l’ouvrage, mais non exposé dans lui. Non dans l’explicite du déplié, mais dans l’implicite de la posture d’écriture du poème. »
Toujours sous ce même titre, le Flamand Hugo Brems a publié en 2005 un recueil d’essais sur la façon dont fonctionne un poème. À propos de celui d’Achterberg, il avance : « le poète est une vache, le lait est le poème, l’inconscient est l’eau, est la source d’inspiration », avant de renoncer à toute explication définitive. Comme Paul Rodenko, on peut rapprocher « Le poète est une vache » (illustration ci-dessous : Frits Haans, 1973) du « Melkknecht » (Trayeur) – poème postérieur, lui aussi empreint d’humour : une fois la traite faite, il donne son lait comme les poètes leur sang – ainsi que d’Apis, le taureau vénéré dans l’ancienne Égypte. On observe d’ailleurs dans ces deux poèmes l’assimilation du poète homme à la vache ; dans d’autres, il se confond avec une femme.
« Caïn » : on trouve d’autres approches et lectures de ce personnage dans l’œuvre de Gerrit Achterberg, par exemple dans « Fall-out », l’un de ses derniers poèmes, qui mêle vocabulaire et évocation bibliques à des termes et des images propres à la Seconde Guerre mondiale (Ausweis, radioactivité…). Caïn semble en l’occurrence « de retour » sous la miséricorde de Dieu. « Adam », « Job », « Marie », « Marie-Madeleine » ou encore « Moïse » sont d’autres poèmes d’Achterberg qui portent comme titre le nom d’un personnage biblique.
« Boléro de Ravel » : comme dans pratiquement tous les poèmes d’Achterberg qui comprennent une référence musicale (une bonne douzaine), celle-ci est essentiellement fonctionnelle : l’important, en l’occurrence, c’est la femme qui danse à l’instar d’Ida Rubinstein (photo ci-contre). Toutefois, ces quelques vers, à l’exemple du Boléro, relèvent d’une veine impressionniste ; d’autre part, à la mélodie répétitive de l’œuvre musicale suivie d’un lent crescendo semblent correspondre les trois strophes qui évoquent des étendues monotones puis la dernière qui offre un contraste, centrée qu’elle est sur le « je », le poème et le « vous » ; un lien organique se créée donc entre partition et poème (cf. Léonie Maass, « De muzikale voorkeur van Gerrit Achterberg », Achterberg Jaarboek, n° 8, 2008, p. 67-77 ; John Christoffel Kanmemeyer, « Twee ‘‘musiek’’-gedigte van Gerrit Achterberg », Achterbergkroniek, n° 14, 1989, p. 29-35 ; Leo Samama, « Over de verhouding tussen muziek en poëzie », Achterbergkroniek, n° 19, 1991, p. 31-37). Dans ses jeunes années, le poète avait suivi des cours de violon ; il aimait écouter des concerts à la radio. « Eine kleine Nachtmusik » (Une petite musique de nuit) paraît bien, cependant, un hommage à Mozart composé dans une veine plutôt romantique tout en privilégiant la symbolique de l’accouchement : le poète accouche d’un poème (voir « Utérus »). « La parenté entre le fait de composer une pièce musicale et le fait de composer un poème qu’exprime ‘‘Une petite musique de nuit’’ d’une part, les similitudes structurelles et musico-littéraires entre le Boléro de Maurice Ravel et ‘‘Boléro de Ravel’’ d’autre part, montrent un entrelacement entre musique et poésie qui révèle dans les deux poèmes un processus et un vécu spirituels tendant à la perfection, à l’éternité et à l’union. » (cf. Johan Reijmerink, « Achterberg en de klassieke muziek », Dietsche Warande en Belfort, n° 1, 1990, p. 35-47 ; Jef van de Sande, « Mozart door Achterbeg vertolkt », Achterbergkroniek, n° 19, 1991, p. 50-52).
« Henri Rousseau » : poème en partie inspiré par la toile Le Rêve (1910, coll. MoMa, ci dessous) que le peintre avait accompagné d’un petit poème : Yadwigha dans un beau rêve / s’étant endormie doucement / entendait les sons d’une musette / dont jouait un charmeur bien-pensant. / Pendant que la lune reflète / Sur les fleurs, les arbres verdoyants, / Les fauves serpents prêtent l’oreille / Aux airs gais de l’instrument. Achterberg a sans doute composé le sien – qui privilégie les rimes en ond et ijken – à partir d’une reproduction en noir et blanc, mais, à son habitude, il a pris des libertés, substituant en l’espèce des tigres aux deux lions, occultant les autres animaux, le joueur de flûte ou encore le canapé. Le Hollandais a modifié une lettre dans le dernier mot du dernier vers : la version initiale disait godgelijke (égale de Dieu), la définitive goddelijke (divine). Relevons qu’en néerlandais, un « œil de tigre » peut renvoyer à un œil d’où transparaît de la colère ainsi qu’à un quartz, ce qu’on appelle « œil-de-tigre » en français (cf. Jaap Breunesse, « Over Gerrit Achterberg, ‘‘Henri Rousseau’’ », Achterbergkroniek, n° 22, 1993, p. 20-25). Le dernier jour de sa vie, une poignée d’heures avant de succomber à un infarctus, Achterberg rendait visite au poète et traducteur James Brockway, lequel avait traduit peu avant certains de ses poèmes pour une revue anglo-saxonne. Au mur de l’une des pièces de son hôte, Gerrit admire des reproductions d’œuvre du Douanier Rousseau. Brockway de commenter : « Elles le fascinaient, ce qui me plut car, à mes yeux, il émane des œuvres de ce peintre une force comparable à celle de ses poèmes. […] Sa poésie, je crois qu’il convient d’en faire l’expérience chacun pour soi en silence, sans rien expliquer, sans en débattre et surtout sans verbiage intellectualiste. Non parce que la poésie serait sacrée, non parce qu’elle serait infaillible, mais parce qu’on ne saurait trouver Gerrit Achterberg par ces voies-là. La poétesse australienne Judith Wright a parfaitement exprimé la chose : Some things ought to be kept secret, alone / some things – birds like walking fables – / ought to inhabit nowhere but the reverence of the heart. » Les dix vers de « Henri Rousseau » ne figurent-ils pas, au fond, l’idéal d’Achterberg ? La femme qui prend chair, le paradis retrouvé, la comparaison avec le divin… « Paradis » est le titre de l’un des poèmes du recueil Énergie. Le vocable lui-même apparaît dans une douzaine d’autres en rapport soit avec le « vous », soit avec Adam, Caïn ou soit encore avec la nature ; il est même question de « paradis » au pluriel dans lesquels le « vous » est couchée – dans « Cirkel » (Cercle) – et d’un « deuxième paradis » (comme il est question ailleurs d’une « deuxième éternité ») dans « Luchtslag » (Combat aérien) : Le soir terrasse votre mort / au moyen de forces transparentes : / des archanges saignent / rouge le ciel / afin d’incorporer de nouveau à la vie / cette contrée, le deuxième paradis, / depuis qu’il est abandonné / de la tombe et de la pierre tombale. (cf. Bertram Mourits, « Een ansichtkaart uit de Achterhoek. Het paradijs in ‘‘Hoonte’’ », Achterbergkroniek, n° 19, 1991, p. 13-19 ; Johan Reijmerink, « Aartsengelen slachten den hemelen rood. Over de poëzie van Gerrit Achterberg en de engelen », in Honger naar het absolute: beschouwingen over dichters als grensganger, Delft, Eburon, 2007).
« Pharaon » : le poème lu par l’éditeur Bert Bakker au cimetière, lors des obsèques d’Achterberg. Publié en 1939 dans Eiland der ziel, il conduira Bertus Aafjes à intituler un long essai, portant sur les trois premiers recueils de Gerrit, « De dichter van de sarcofaag » (Le poète du sarcophage, 1940, publié sous forme de livre en 1943 – photo de la première page ci-dessous – dans une édition rehaussée d’un portrait de l’auteur par Cees Bantzinger, Achterberg ayant posé devant ce dernier). La réputation d’Achterberg ne va dès lors cesser de grandir ; personne ne pouvait encore deviner qu’il allait devenir le poète hollandais ayant sans doute suscité le plus de commentaires et de littérature au XXe siècle, le poète le plus cité certainement aussi. On trouve même ses strophes en épigraphe d’une thèse de doctorat intitulée Malformations congénitales du cœur chez le cochon.
« ‘‘Beumer & Cie.’’ » : titre emprunté à un roman de J.K. van Eerbeek (1898-1937) – écrivain assez populaire à l’époque, instituteur d’origine protestante comme Achterberg –, dans lequel le personnage éponyme est tapissier ; pour gagner sa vie, dans la décennie de crise de l’avant-guerre, en plus de poser des tapisseries, des tentures et d’aménager l’intérieur d’appartements, il offre ses services lors de déménagements et lors d’obsèques (pour porter les cercueils). Achterberg a lu le roman en 1938 alors qu’il était en détention à Utrecht, dans l’attente de savoir s’il serait ou non jugé. Le dernier vers est une allusion à l’Apocalypse : « Qu’on laisse dehors les chiens, les empoisonneurs, les fornicateurs, les homicides et les idolâtres, et quiconque aime et fait le mensonge. » (traduction Lemaistre de Sacy) ; « Mais dehors seront les chiens, les empoisonneurs, les impudiques, les meurtriers, les idolâtres, et quiconque aime la fausseté, et qui la commet. » (traduction Ostervald). Achterberg a placé le nom de l’entreprise entre guillemets, suivi d’un point. Ces strophes, qui semblent mettre en scène des déménageurs ne montrant aucun respect pour les anciens occupants d’une demeure, peuvent se lire comme une évocation de la menace que représentait le régime nazi, mais sans doute plus encore comme une attaque dirigée contre les services qui maintenaient Achterberg enfermé dans un asile psychiatrique, contre les psychiatres qui fracturaient son intimité (cf. Hans Werkman, « ‘‘Beumer & Co.’’ en Beumer & Co », Achterberg Jaarboek, n° 7, 2007, p. 27-40).
« Chevalier du graal » : nous restituons l’avant-dernier vers tel qu’il figure dans la version initiale ; par la suite, le poète a gommé le terme moordenaars (meurtriers) pour le remplacer par zondaren (pécheurs) ; il semble d’ailleurs que, dans la tradition « piétiste » dans laquelle il a grandi, ces deux vocables soient synonymes. De même, après la guerre, dans son premier recueil Afvaart, il a modifié le titre « Moordballade » (Balade du meurtre / Ballade meurtrière) en « Droomballade » (Ballade du rêve / Ballade onirique) – un poème qui exprime sans doute le furieux désir, y compris sexuel, de retrancher pour de bon de sa vie son premier amour, Cathrien –, substitué « attendre » (à lire, peut-être, au sens d’attendre une personne pour s’en prendre à elle), dans le premier vers, au verbe « tuer / supprimer » (que d’aucuns lisent au sens de « soumettre », « conquérir ») : « Ô ! vous que j’ai supprimée », enfin fait disparaître la tournure « mes mains d’où votre sang dégoulinait » (l’image du sang revient dans les trois poèmes intitulés « Femme », ainsi, par exemple, que dans « Seize V » : le sang qui en elle perle) ; toujours dans le même recueil qui précède donc de plusieurs années le crime, un autre poème semblait annoncer ce geste fou : « Het gericht » (« Le tribunal » : Aujourd’hui, on m’a accusé / ce soir je comparais devant le tribunal), titre lui aussi modifié par la suite. En 1938, les magistrats ont d’ailleurs pris en considération la poésie d’Achterberg pour décider de son sort. Sur ce point fait rage le débat, depuis le début, parmi les proches, les commentateurs, etc. : doit-on tenir compte de la violence exprimée dans la poésie et de celle qui s’est exprimée dans la réalité pour interpréter l’œuvre ou doit-on établir une séparation quasi étanche entre vécu et œuvre ? L’essayiste Willem Jan Otten réfute cette dernière position : « Il serait absurde de lire ses créations en faisant comme si vie et œuvre étaient séparées l’une de l’autre. Pourquoi le ferait-on d’ailleurs ? De quel amour parle-ton s’il ne tient le coup qu’à la condition de nier les (mé)faits de son auteur ? » Notons que « Chevalier du Graal » est l’avant-dernier poème du recueil Eiland der ziel, l’emploi du mot « Golgotha » annonçant le dernier, décomposé en trois volets : « Voyageur ‘‘fait’’ Golgotha ».
J.K. van Eerbeek (vers 1936)
« Voyageur ‘‘fait’’ Golgotha, I, II, III » : poèmes écrits / finalisés début 1939. Ils paraissent en revue avant la guerre puis, pendant celle-ci, font l’objet d’une plaquette clandestine (photo ci-dessus), dédiée à L. H. Fontein et rehaussée de dessins de Cees Bantzinger (1914-1985). D’une certaine façon, la crucifixion vue comme attraction touristique – d’autant plus cruelle que nagel (clou) signifie aussi « ongle ». Ou l’homme moderne face à un mystère qui le dépasse, auquel il entend s’opposer tout en étant dépassé par ce qui survient. Ne s’agit-il pas, au bout du compte, sous une apparence anecdotique et prosaïque et à travers un S.O.S. lancé à la dernière page d’un recueil, d’un chemin de conversion ? Relevons la composition trinitaire du cycle (d’abord le Père, puis le Fils et enfin le Saint-Esprit), renforcée par le fait qu’on est en présence de tercets (la seule strophe qui compte quatre vers est celle où Jésus est mentionné sous son nom abrégé comme on le fait, dans la presse, d’un criminel – faut-il y voir un parallèle avec le « vous » qui, en néerlandais se compose d’une seule lettre : u ?). De plus, les vers de la troisième strophe du premier poème se terminent tous par le même mot doen (le verbe faire) qui renvoie au titre : Zei Hij : ze weten niet wat ze doen. / Het was hun er immers om te doen, / om eens te zien, wat of Hij nu zou doen ! Le voyageur / lecteur « fait » un lieu géographique, comme on dit, à l’image des anglo-saxons, « j’ai fait New York » ; mais n’est-ce pas Jésus qui, en fin de compte, est celui qui « fait », en retournant le voyageur. Le dernier poème est le seul composé au présent, sur un ton moins parlé que le premier et moins « journalistique » que le deuxième, ce qui pourrait souligner la nécessité d’en arriver à une contemporanéité avec Jésus, contemporanéité que le voyageur n’a pas su vivre alors qu’il était témoin de ce qui se passait sur le Golgotha, voyageur qui, de retour à Rome, ne parvient cependant pas à s’épouiller du Crucifié (cf. Frans Berkelmans, « Achterberg ‘‘doet’’ Golgotha », Achterbgkroniek, n° 1, 1982, p. 28-40 et Achterbgkroniek, n° 2, 1983, p. 17-26).
« Poète » : le vers entre parenthèse ne figurait pas dans la version originelle.
« Morts-né » : Misgeboorte, titre néerlandais, est un singulier qui signifie également « fausse couche ». Ce poème a paru plusieurs années avant que Gerrit Achterberg et son épouse ne perde leur seul enfant peu après sa naissance. Commentaire d’un célèbre critique catholique de l’époque, Anton van Duinkerken : « Bien que la métaphore du dernier vers soit d’une impardonnable laideur, l’intention de l’auteur ne saurait réellement nous échapper : il ne sert plus à rien d’écrire de la poésie, il ne sert plus à rien d’être poète, puisque les mots sont corrompus par le pourrissement du monde. Faire un peu le clown en jonglant avec des émotions de second ordre : si c’est là tout ce qui subsiste, pourquoi encore composer des vers ? Mais voilà, les démons de l’inspiration ne se dégonflent pas. » Auquel rétorque Ed. Hoornik : « Ce poème est extrêmement caractéristique d’Achterberg, le fétichiste des mots. Il ressort en effet clairement de ces vers que ce n’est pas lui qui est possédé par la poésie et assailli par les démons, mais les mots eux-mêmes : les mots l’appellent, le supplient pour ainsi dire de donner forme en poésie. » À titre de comparaison, citons la traduction réalisée par Dolf Verspoor sous le titre « Avorton » : Possédés du poème, / assaillis de démons, / vois les mots qui pourrissent / à leur naissance même – // c’est la morte-chanson / dont les chiens se nourrissent.
« Joseph Schmidt » : ténor autrichien et roumain (1904-1942) formé dans la plus pure tradition du hazzan, célèbre dans les années trente du siècle passé malgré sa très petite taille qui l’empêchait de se produire sur scène dans des opéras. Gerrit Achterberg a composé le poème à la fin de cette même décennie. À l’asile d’Avereest, il l’a entendu chanter divers morceaux à la radio, entre autres dans Le Baron tzigane, opérette de Johan Strauss fils. Achterberg appréciait aussi beaucoup les interprétations de Richard Crooks.
« Druide » : un exemple de ces poèmes que l’on peut, comme « Chyme », relier à la thématique du magicien ou de l’alchimiste souvent relevée chez Achterberg. Celui-ci est en quelque sorte un hermétiste qui voit dans l’écrit la seule réalité, celle qui permet de redonner vie à ce qui n’est plus. Le littérateur Gerrit Kamphuis (1906-1998), auquel le poème était à l’origine dédié, reconnaît ne pas en saisir toutes les subtilités ; il suppose que ces vers s’inspirent d’une œuvre romantique d’un peintre anglais du XVIIIe siècle (cf. Gerrit Kamphuis, « Enkele herinneringen aan Gerrit Achterberg », Achterbergkroniek, n° 2, 1983, p. 1-11).
« Odin » : relevons que Gerrit Achterberg recourt souvent au substantif lied (chant) et parfois aussi au verbe zingen (chanter) pour évoquer le poème et l’acte poétique. Au fil du temps, ces deux termes auront tendance à être supplantés par woord (mot) et schrijven (écrire).
« Le Hollandais volant » : si l’original ne présente pas un schéma rimé très cohérent, il comprend quatorze vers sans être un sonnet. Dans chaque strophe, d’abord six vers de deux trochées se terminant par un mot de deux syllabes, ensuite un dernier vers du classique cinq ïambes.
Pietje van de Meent, mère du poète
« Mère I » : l’un des premiers sonnets d’Achterberg ; dans la version originale, écrite après qu’il avait envisagé d’abattre Bep van Zalingen, soit quatre ans avant qu’il ne tue sa logeuse, les vers 7-8 disaient mot à mot : « Je suis un assassin, mais après-demain / nous mangerons le gâteau qu’elle a confectionné. » On peut sans doute voir dans le mot « assassin » une identification au mauvais larron. Après une première strophe qui semble évoquer une scène aussi banale que bien des peintures hollandaises du Siècle d’or, le poème prend une véritable dimension pascale et souligne, par là même, le lien indissociable entre christianisme et vie quotidienne. En avril 1934, le mentor du poète, Roel Houwink, se positionne en tant que chrétien pour le défendre dans un article alors que certains ont regimbé devant la teneur des poèmes « Mère I » et « Mère II ». Comprendre la poésie, avance-t-il, c’est être « pris » par elle et non pas s’alarmer devant une tournure que l’on ne saisit pas ou qui paraît absurde. Il voit dans « Mère II » l’image opposée de « Mère I » : la délivrance espérée ne se produit pas, pas plus qu’une véritable rencontre. « Ma mère meurt », écrit quelques mois avant le décès de la mère du poète, alors que celle-ci était gravement malade, compte aussi au nombre des poèmes consacré à cette femme. Les vocables vrijdag (vendredi) et zondag (dimanche) qui apparaissent çà et là dans les œuvres complètes revêtent bien entendu, dans la plupart des occurrences, une valeur particulière. Notons que dans la version initiale de « Mère II », c’est le fils qui dit qu’il va arrêter de fumer le lendemain.
Hendrik Achterberg, père du poète
« Le fils prodigue » : poème publié dans la revue De Gids en octobre 1933 (repris dans le recueil Osmose en 1941), sans doute écrit pendant un deuxième séjour du poète en hôpital psychiatrique, après un retour à la ferme parentale, alors qu’il n’avait plus d’emploi et plus de fiancée. Le tournure het huis mijn vaders (la maison de mon père) est un emprunt à Jean 14 : 2, la maison « que voici » étant bien plus au centre du poème (ainsi que le « je ») que le père lui-même. Ce père qui, dans une autre évocation de la ferme familiale beaucoup plus tardive (« Eben Haëzer »), célébrait lui-même la messe : / nourrir les vaches, solennellement par la tête. / Tel un poisson, leur langue s’enroule autour de ses mains. // Un spectre, en diagonal jusqu’au faîte. / Le poids du culte faisait plier les entraits. / Les veines de mon père commençaient à se calcifier. L’érudit flamand Paul Claes voit dans ces vers une sorte de sabbat, le père étant l’Antichrist.
« Pastiche II » : de ce poème, Dolf Verspoor donne la traduction suivante sous le titre « Croquis » (avec un sous-titre : Asile de fous) : Bras ballants comme lianes. / Torse en échassier perché / sur des jambes. Quant au crâne : / rond, comme d’un nouveau-né. // Une paire de lunettes / tient le regard dédaigneux / d’un qui est d’avis que cette / vie manque de sérieux.
« Sphinx » : il s’agit aussi du titre d’un recueil dans lequel figure par exemple « Chimère » et « Spinoza » ou encore le poème « Ma mère meurt ». Comme d’autres, ce poème témoigne de l’attrait qu’exerçait (le culte des morts de) l’Égypte ancienne sur le Néerlandais.
« Don Quichotte » : dans « Don Quichot in het schimmenrijk » (Don Quichotte au royaume des ombres, 1947), un essai de Paul Rodenko qui a fait date (postérieur au poème d’Achterberg), ce critique et poète compare Achterberg au personnage de Miguel de Cervantes, l’estimant peut-être plus « fou » encore que ce dernier. Si Don Quichote part en guerre contre les illusions, Achterberg combattrait pour sa part la réalité qu’il considère comme le véritable oppresseur de l’homme. En 1955, Rodenko publie Voorbij de laatste stad, la première anthologie de l’œuvre d’Achterberg, un grand succès de librairie : un large public accède dès lors à l’œuvre. Ci-dessous, une anthologie plus récente (2005) que l’on doit à la poétesse Eva Gerlach.
« Saint François » : le poème original « Franciscus » (du recueil Thèbes, 1941), porte en épigraphe une bénédiction archaïque : Heere / sege / deze / spijze / ame (Seigneur / bénissez / ces / aliments / amen). Bien qu’ayant grandi dans un milieu très marqué par une branche du protestantisme apparue en 1906, Achterberg retient cette figure catholique (mais aussi Jeanne d’Arc dans le poème éponyme ou encore [la légende de] saint Hubert dans « Onland »), tout comme d’ailleurs plusieurs poètes hollandais de son époque. Dans « Sneeuw » (Neige), paru dans son premier recueil, on relève un « frère hiver » et une « sœur silence ». Les parallèles entre le texte néerlandais de « Saint François » et le « Cantique de frère soleil » n’ont pas manqué d’être relevés de même qu’une différence importante : l’immanence chez Achterberg répondrait à la transcendance de saint François (cf. Johan Reijmerink, « Achterbergs poëticale ‘‘Zonnelied’’ », Literatuur, n° 3, 1988, p. 157-163). À propos du dernier vers de son poème, il est peu probable qu’Achterberg ait lu Les Mystères de Jeanne d’Arc de Péguy (il ne lisait pas le français) : Ces paroles prononcées vivantes dans le temps. / Mystère des mystères, ce privilège nous a été donné, / Ce privilège incroyable, exorbitant, / De conserver vivantes les paroles de vie. / De nourrir de notre sang, de notre chair, de notre cœur / Des paroles qui sans nous retomberaient décharnées. / D’assurer, (c’est incroyable), d’assurer aux paroles éternelles / En outre comme une deuxième éternité, / Une éternité temporelle et charnelle, une éternité de chair et de sang. Il est semble-t-il question de deuxième / seconde éternité dans l’Égypte ancienne (djet) ; quant à la Bible, elle compte une dizaine d’occurrences de la tournure « d’une éternité à l’autre » ou « d’éternité en éternité » (van eeuwigheid tot eeuwigheid, souvent rendue en français par « depuis toujours et à jamais », « depuis toujours et pour la suite des temps », « pour les siècles des siècles » ou encore « depuis les siècles et pour les siècles »). Cette tournure renvoie peut-être à ce que certains désignent comme les quatre temps du monde : 1. la première éternité, avant la Création ; 2. de la Création à la naissance du Christ ; 3. de la naissance du Christ à la fin du monde et des temps ; 4. la deuxième éternité. Ou faut-il tout simplement voir dans cette « deuxième éternité » une allusion au chapitre 22 de l’Apocalypse, texte dont s’inspire déjà « ‘‘Beumer & Cie.’’ » ? Dans la deuxième strophe de « Dooi » (Dégel), c’est de « double éternité » dont il est question : Ik heb geen ander bloed dan dit, / doortrokken van de strengen licht / uwer onsterfelijkheid, / gebroken in een doodsbericht. // Soms staan de vlammen weer gericht / als eens, en ik verlies den tijd / in de dubbele eeuwigheid / van lichaam en gedicht (Je n’ai d’autre sang que celui-ci, / parcouru par la dure lumière / de votre immortalité, / rompue en un avis de décès. // Parfois les flammes s’orientent / comme avant, et je perds le temps / dans la double éternité / du corps et du poème). Quant à « Over de Jabbok » (Sur le Jabbok) – poème brodant très librement sur le chapitre 32 de la Genèse – qui traite de la conversion et qui s’intitulait à l’origine « Entre deux éternités », il parle d’« une éternité perdue » et « de cette autre éternité ».
« Marsman I, II, III » : cycle publié en revue en septembre 1940. Né en 1899, Hendrik Marsman (ci-contre, photo du poète et de son épouse Rien) était le poète vitaliste majeur des Pays-Bas ; il meurt le 21 juin 1940 à bord d’un bateau bombardé ou torpillé alors qu’il tentait de gagner l’Angleterre depuis la France où il vivait (à Saint-Romain, près de Meursault) et où la guerre l’avait surpris. Son épouse a été l’une des rares survivantes de cette catastrophe. Au début de la même année 1940, Achterberg avait remercié son confrère qui venait de consacrer un petit essai portant sur ses deux recueils alors disponibles. Marsman comptait ceux-ci parmi ce qui se faisait de mieux dans la littérature de l’époque. Les quelques lettres qu’ils échangent alors réconfortent Achterberg, lui qui n’était guère encore reconnu et qui se trouvait isolé dans une institution psychiatrique. Le dernier vers de « Marsman III » reproduit approximativement la dernière phrase d’une lettre qu’il avait reçue fin février (« Quoi qu’il en soit, nous arriverons à coup sûr à nous voir un jour ») ; les deux hommes ne se sont jamais rencontrés. Ces poèmes ont été publiés dans le numéro de Criterium confectionné en hommage au défunt ; les dates mentionnées renvoient à leur teneur et n’auraient rien à voir avec celles de leur composition. Le premier vers du dernier volet renvoie à la plainte du roi David au début du chapitre 19 du deuxième livre de Samuel. En avril 1949, lors de son premier voyage à l’étranger, Achterberg tient à s’arrêter en Bourgogne, là où avait vécu son confrère. « Le soir tombait, raconte Chetty ter Kuile (1916-2012), lorsqu’on est arrivés dans un village épargné par le modernisme. On y trouvait un seul lampadaire, au milieu de la place. Et on était là dans notre massive Ford. Si des ânes brayaient, aucun mortel en vie ne se manifestait. Tout le monde était déjà couché. Comment trouver la maison de Marsman ? Sur la place, il y avait une petite épicerie qui faisait par ailleurs office de bureau de poste et de télégraphe. Gerrit se proposa pour aller se renseigner, mais comme il n’était pas très doué pour s’exprimer en français, on a d’abord répété : ‘‘Avez-vous connu monsieur Marsman ?’’ Je le vois encore traverser la place, coiffé de son chapeau. Il sonne. Au bout d’un petit moment apparaît une femme en chemise de nuit. Elle dit avoir très bien connu Marsman. Et nous invite à entrer puis va chercher son mari. Derrière la statue d’une Vierge, ils avaient conservé une carte postale envoyée par Marsman. Au milieu de la nuit, le couple d’épiciers nous conduisit au logement qu’il avait occupé. La chambre où il avait passé la dernière année de sa vie était très simple. Cette visite a fait forte impression sur Gerrit. C’était pour lui comme accomplir un pèlerinage. Ce village était une sorte de sanctuaire. »
« Claude Monet » : dans la version initiale, le poème se terminait de la sorte : maar overal rondom waken uw wachten, / de zachte, onveranderlijke krachten / van uwe liefde, sluimerend intusschen (mais partout, tout autour veillent vos gardes, / les douces forces immuables / de votre amour entre-temps assoupies). Ci-dessus, Paysage maritime, bateaux au clair de lune (1866), Edinburgh, National Gallery of Scotland.
« Orphée » : ce poème ouvre le recueil qui s’intitule Eurydice. Compte tenu de la quête incessante de l’aimée défunte, certains ont bien entendu qualifié Achterberg d’« Orphée des lettres néerlan-daises » ou encore d’« Orphée en no man’s land ». Spiros Macris commente : « La femme aimée n’est plus et le poète cherche à la faire revenir de cet ailleurs qu’est la mort. On pense naturellement à Orphée sauvant Eurydice des Enfers. Ici, les Enfers sont la mort, ni lieu mythique, ni néant, mais : dispersion, perte de la forme, transformation moléculaire, mutation d’énergie, présence immanente. […] Contre cette dispersion, ce mode d’être inorganique, le poète dispose de la force structurante, organisatrice du langage. » Dans « Dwingelo », sonnet d’une date bien plus récente, dans la quête de la défunte, nous assistons non à une descente aux Enfers, mais à une montée dans les Cieux grâce à un radiotélescope qui permet au « je » de capter des ondes du « vous », ses trillingen (oscillations, vibrations). « Dans ce poème, le poète ne s’identifie à Orphée qu’à un seul égard, à savoir en tant que voyageur au royaume d’Hadès. L’accent porte sur les obstacles qui se présentent sur le chemin à accomplir. Il en va de même dans ‘‘Todesraum’’ du même recueil » : le « je » s’identifie à Napoléon et « Alexandre est une ombre » en lui au cours de sa campagne devant le mener de l’autre côté, là où trouver un espace de mort pour l’esprit. Autrement dit, on a sous les yeux « une représentation symbolique de la lutte que mène le poète pour parvenir à une illumination au sens spirituel du terme ». Poursuivons, pour illustrer la complexité d’« Orphée » et l’inventivité des exégètes, la lecture que nous en propose Anna Frederika Ruitenberg-de Wit. Cette dernière voit le « je » entreprendre sa quête « sans lumière », autrement dit il n’est pas intérieurement « éclairé » ; dans ce qui est mort, elle suppose qu’il s’agit de roseaux souples que le « je » doit redresser et séparer les uns des autres afin de se frayer un passage, en d’autres mots pour parvenir à un autre état de conscience (ce qui est très léger renvoie à leurs épis, leur extrémité ; « frémissement » renvoie aux panicules) ; « elle » ne serait pas « la femme », mais une image du tremblement des fines tiges, ce que tout Hollandais est capable de se représenter dans un paysage de polders ; le « geste élastique » correspondrait également aux roseaux, par exemple ceux dont il est question dans la Divine comédie quand Dante et Virgile entrent dans le premier cercle du mont du Purgatoire. Quant à « la cataracte lointaine », elle souligne la capacité du mystique à fixer son regard sur une chose, à se concentrer à un certain niveau spirituel ; grâce à cette introspection, « l’horizon » s’étend à perte de vue, se perd, façon de parler, dans la pâleur de l’infinitude ; ce « pâle horizon » renvoie aux « expériences cosmiques » que vit le mystique. « Ainsi donc, aux vers 6 et 7, le poète nous dit : mon être s’enfonce plus profondément encore dans une concentration spirituelle et en arrive à faire l’expérience de l’infini, de l’éternité. Plus avant, ‘‘plus profondément’’ (superlatif), car l’expérience incomplète de la première strophe et de la deuxième exigeait déjà une descente en soi. Ce parcours, cependant, se heurtait à des limites, n’atteignait pas l’objectif suprême. Dans un état de conscience élargie, le poète peut laisser derrière lui ‘‘l’anneau de vie’’ où les obstacles se présentaient, la contrée de la mort de l’esprit, pour parvenir de l’autre côté, là où il trouve, non la femme morte, mais une présence vivante et une source d’inspiration : ‘‘lumière et aile, enfant et point nodal’’, un vers qui figure dans le poème suivant d’Eurydice, à savoir ‘‘Pollen’’. Dans ce sens plus profond, Orphée a donc trouvé son Eurydice. » (cf. Anna Frederika Ruitenberg-de Wit, « Achterberg en de antieke wereld », Hermeneus, 1979, p. 20-25).
« Kafka » : Achterberg avait lu plusieurs œuvres de cet écrivain ainsi que la biographie écrite par Max Brod. En 1975, un auteur a consacré un article aux parallèles entre Le Procès et un cycle qu’Achterberg a composé vers la fin de sa vie : Ballade du gazier. Certains, dont le biographe du poète, approfondissent cette idée et relèvent beaucoup de points communs entre le Hollandais et Josef K., le personnage central du même roman : absence de sentiment de culpabilité, égoïsme, incapacité à aimer, comportement sadomasochiste envers les femmes, obsession pour les chiffres… À propos du fait qu’il ne se sentait pas coupable du crime qu’il avait commis, Achterberg a pu avancer dans sa correspondance qu’il était « malade », qu’il n’avait jamais fait de mal volontairement à autrui – il parle de « l’esprit noir », du « vieil homme » qui le pousse à se montrer violent. On a d’autre part suggéré que le personnage de Raskolnikov avait pu avoir très tôt une influence réelle sur le Hollandais au sens où ce dernier aurait fait sienne l’idée selon laquelle tout serait permis aux êtres d’exception. Toutefois, dans un poème comme « Bekering » (Conversion), il est bien question de rédemption à propos d’un « je » damné pour avoir commis le pire des crimes : Né une seconde fois de Votre Main, / des ténèbres je viens à Votre rencontre. L’absurdité, l’impuissance qui se dégagent des vers de « Kafka » ne signifient en rien que ceux-ci portent sur l’écrivain austro-hongrois.
« Chimère » : poème à l’origine sans titre et plus court (les vers 8-10 ont été ajoutés).
« Spinoza » : là encore, malgré le personnage masculin du titre, nous optons pour un « vous » féminin ; en néerlandais, on ne relève pas la distinction, les adjectifs ne prenant pas l’accord. Dans ces vers, le poète a incorporé des éléments, des attributs de la philosophie de son compatriote : « L’unité duelle de la matière et de la pensée, de l’âme et du corps chez l’homme au cours de son existence et la séparation de la matière et de la pensée après cette existence physique selon Spinoza, Achterberg les complète par l’action de la loi de Lavoisier sur un cadavre de sorte à créer une possibilité de réunir de nouveau matière et pensée après la mort dans le ‘‘vous’’ de son poème. Le processus intellectuel tel que le premier l’explicite en termes philosophiques trouve son pendant dans le processus poétique tel que le formule le second. » Cependant, Achterberg va plus loin que Spinoza, puisqu’il estime que les « attributs » peuvent poursuivre ou reprendre leur activité au-delà de la mort physique ; la loi de Lavoisier le lui permet puisqu’« elle postule que le corps ‘‘mort’’ préserve sa masse en poids même après la décomposition » (cf. Johan Reijmerink, « Achterberg en Spinoza », Achterbergkroniek, n° 12, 1988, p. 50-58). D’autres poèmes de différents recueils révèlent un intérêt réel de l’auteur pour des philosophes. N’a-t-il pas d’ailleurs, à l’origine, retenu des citations de certains d’entre eux (Heidegger entre autres), en guise d’épigraphes ?
« Janus » : comme souvent, le poème ne nous dit rien sur le titre lui-même, ici le dieu ou le temple romain éponyme.
« Rina Ketty » : pseudonyme de Cesarina Picchetto (1911-1996), l’une des chanteuses françaises les plus populaires des années trente du siècle passé, célèbre grâce à ses interprétations de J’attendrai et Sombreros et Mantilles, mais aussi de Montevideo (un paso-doble de 1939). Le poème n’a pas grand-chose à voir, à première vue, avec la teneur de la chanson (qui glorifie l’amour d’une femme pour une ville), si ce n’est le thème du voyage – récurrent chez l’auteur – auquel s’associe l’absence à travers l’image d’un port. C’est cependant une autre chanteuse, Zarah Leander, qui avait les préférences du poète ; celle-ci apparaît d’ailleurs dans « Stem » (Voix) de même que les pêcheurs de perle de Bizet que l’on retrouve dans « Marsman II ».
« Embryon » : la quiétude perdue de la matrice prénatale revient dans plusieurs poèmes. Le poète avait d’ailleurs envisagé d’intituler l’un de ses recueil Embryon. Tel était aussi à l’origine le titre du troisième et dernier poème d’une série intitulée « Kandinsky ». « Chez Achterberg, le monde intérieur est représenté par la métaphore régressive, le retour métonymique à l’être aimé disparu. Tous les ‘‘containers’’ (pièces, maisons, fûts et boîtes) se réfèrent en fin de compte au ‘‘contenant’’ originel : la femme en tant que ‘‘container’’ du principe créatif, la grande déesse, ‘‘l’utérus qui créée les eaux naissantes pour se parfaire peu à peu en forme humaine’’. Dans ce contexte, l’utérus est une métaphore claire du monde intérieur. Des poèmes tels que ‘‘Utérus’’, ‘‘Embryon’’ et ‘‘Marie’’ témoignent du désir qu’éprouve Achterberg envers ce monde intérieur et le processus créatif qui s’y déroule. » (Johan Reijmerink, « Achterberg en Spinoza », Achterbergkroniek, n° 12, 1988, p. 50-58).
« Trinité » : paru à l’origine, dans une forme beaucoup plus courte (uniquement les deux premières strophes), sous le titre « Conversion II », à la suite d’un premier poème intitulé « Conversion » et avant une autre évocation de conversion, celle de Saul sur le chemin de « Damas ». Il s’agit certes d’une approche singulière d’un dogme : la poésie semble mise au même niveau que la vie, voire que Dieu. Chair (vlees, mentionné 2 fois + la chair du poisson), poème (vers, mentionné 3 fois tout comme le Saint-Esprit) et Jésus-Christ (vis = poisson ; mentionné 3 fois) sont liés les uns aux autres au point de former une unité. Le « je » semble s’identifier en tout aux paroles / mots, on assiste à une synthèse entre lui et le poème même. S’agit-il entre autres choses de tresser les trois aspects fondamentaux de l’œuvre, à savoir le poétique, l’érotique et le religieux, ainsi que le suggère Jaap de Gier ? Cet auteur voit dans les deux premières strophes une profession de foi marquée du sceau du Catéchisme de Heidelberg, dans les deux suivantes une subtile prière au Saint-Esprit et dans la dernière un exemple de poésie qui vibre sous l’action de l’Esprit saint (cf. « Achterbergs Triniteit : Drieëenheid en drieëenheid », Spektator, 1983-1984, p. 391-403). « Foi et poème ne proviennent-ils pas de la même Main ? Conversion et poème ne sont-ils pas, en dernière instance, identiques ? », écrit pour sa part Achterberg au sujet de « Trinité », à l’un de ses correspondants.
« Jean Giono » : Dans l’édition des œuvres complètes, le dernier vers a été révisé ; il peut se traduire par : « Et tous les animaux marchent avec nous. » Nous préférons revenir à la version initiale. Le deuxième vers a lui aussi été retouché : « de nouveau une place » (au lieu d’« une nouvelle place »). En 1937, Achterberg avait apprécié la traduction du Chant du monde. « Lis, goûte Giono, écrit-il à Annie Kuiper. Tout est bon, page après page, si je ne me trompe. » Wim Hazeu, son biographe, relève une grande influence de ce roman sur plusieurs poèmes (présence d’une femme aveugle ou qui ne voit rien). Sans doute le poète a-t-il lu aussi Regain dont la traduction a paru à l’époque sous le titre Weer een lente ; on la doit à Antoon Coolen (1897-1961), auteur dont l’un des romans a paru en France sous le titre Le Bon assassin (réédité sous celui de La Faute de Jeanne Le Coq) préfacé par… Giono. Ci-dessus Joseph à Dothan, adaptation par Giono d’une pièce de Joost van den Vondel.
Cathrien, Gerrit, Chetty
« Jeanne d’Arc » : évoquant le premier voyage d’Achterberg à l’étranger, Chetty ter Kuile raconte : « Un matin, il faisait beau, on roulait sur la nationale. Soudain, Gerrit tape sur l’épaule de Jim, mon mari : ‘‘Jimmy – il l’appelait toujours Jimmy –, Jimmy, tu veux bien faire demi-tour : j’ai vu Domrémy.’’ Jim freine brusquement, repart à belle vitesse dans la direction opposée. Et en effet, là, au bord de la route, il y avait un panneau peu élevé, peint à la main, sur lequel figurait ‘‘Domrémy’’, le village natal de Jeanne d’Arc. Eh bien, on s’est engagés sur ce chemin et c’est là que se joue le poème. Il y avait quelque chose de forcé dans toute cette parenthèse, comme si on ne pouvait échapper à ce scénario ; bien peu de mots ont été alors échangés. […] quand on est reparti, des phrases sont nées sur son calepin. Il est alors devenu très nerveux, du moins, j’appelle ça comme ça. Il s’agissait en tout cas des caractéristiques extérieures de la nervosité : sa bouche se mettait à tressaillir, un peu de fébrilité apparaissait dans ses yeux. Il était alors dans son univers où il ne fallait surtout pas se risquer à l’approcher, même Cathrien ne s’y risquait pas. » (Chetty ter Kuile-Langelaan m.m.v. Willem M. Visser, « Een reis is als je terug bent maar een zucht », Achterbergkroniek, n° 23, 1993, p. 31-40).
« Silhouette » : vers 8 : le verbe substantivé herleven (renaissance) pourrait éventuellement se traduire par « résurrection ». Le vocable kamer (chambre) qu’on relève dans bien d’autre poèmes (« Pelisse », « Ivoire », « Bakélite », « Révélation »…) est d’une part le lieu de l’union charnelle, mais aussi celui marqué par la mort. Une métaphore des états d’âme du « je ». Beaucoup de bébés naissaient jadis dans la chambre à coucher parentale, bien plus encore en Hollande de nos jours qu’en France ; « Creatie » (Création) présente la chambre comme l’utérus même qui met au monde « quelque chose ». Bien etendu, beaucoup de gens mouraient et meurent encore dans leur lit ; Roel, la victime d’Achterberg, est morte en fuyant la chambre à coucher qu’il occupait, à l’étage. La présence fréquente d’une chambre, d’une maison (qui est souvent le reflet de l’âme) dans les poèmes d’Acherberg a conduit un auteur à qualifier ce dernier d’« agent immobilier en maisons hantées ».
les Acherberg avec Jim ter Kuile aux arènes de Nîmes
« Directeur » : à l’origine, le poème ne portait pas de titre. Le dernier vers restitue la version d’origine, non celle retenue dans les œuvres complètes qui se traduit par : « jusqu’à ce que je devienne un autre ». Relevons qu’Achterberg n’hésita pas à faire lire ce poème à la personne qui l’avait inspiré, à savoir le pédagogue L. H. Fontein, à partir de 1940 directeur de l’asile situé à Rekken, dans la province de Gueldre, tout près de l’Allemagne, qui traitait entre autres des hommes et des femmes que la justice estimait ne pas être capable de juger en raison de leur état mental. Achterberg fut placé dans cette institution à compter de juin 1941. Sur la portée du discours des psychiatres et des magistrats sur le poète, on lira : Jeanne Gaaker, « ‘‘The word that coincides with you” the poet Gerrit Achterberg’s experience with law and forensic psychiatry », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, n° 2, 2008, p. 49-71. Relevons la présence de deux autres « directeurs » dans la poésie d’Achterberg. L’un apparaît à bord d’un tram jaune dans le poème sensuel « Typiste » (Dactylo), l’autre dans le cycle Ballade van de gasfitter (Ballade du gazier) où il figure à la fois « le pouvoir et l’inspiration », une sorte de « directeur de conscience » (A. Middeldorp). On connaît une photo de L. H. Fontein à vélo dans une allée bordée d’arbres, proche de l’asile psychiatrique. L’allusion aux rapports du directeur que l’on conservera jusqu’à la fin des temps n’était pas un vers « en l’air ». En effet, on peut aujourd’hui en consulter en ligne sur le site du Musée de la Littérature de La Haye.
Daniel Cunin
Sources principales
Alle gedichten, Athenaeum/Polak & Van Gennep, Amsterdam, 2005 (tous les poèmes, y compris ceux de la jeunesse de l’auteur, ceux publiés après sa mort et d’autres encore, inachevés).
Gedichten, éd. P.G. de Bruijn, Constantijn Huygens Instituut, La Haye, 2000 (4 volumes proposant les poèmes, toutes les variantes, des commentaires sur les différentes éditions, etc.)
L’édition revue et augmentée (2001) de la biographie de référence : Wim Hazeu, Gerrit Achterberg. Eeen biografie, De Arbeiderspers, Amsterdam/Anvers, 1988.
Les 25 livraisons des Achterbergkroniek, les 10 des Annales (Jaarboek) de la Société des Amis de Gerrit Achterberg,Spiros Macris, « La mort en miroir. Religion et foi dans l’œuvre de Gerrit Achterberg », Germanica, n° 19, 1996, p. 83-116, etc., etc.
À l’occasion du Jour du Roi, fête nationale des Pays-Bas célébrée le 27 avril, jour de l’anniversaire de Willem Alexander, la « Poète nationale », Lieke Marsman, a composé un poème à la demande de l’Ambassade du Royaume des Pays-Bas à Paris. L’écrivain Adriaan van Dis en a lu la traduction française. Le passage musical est un très court extrait du Canto ostinato (1973-1976), œuvre culte en Hollande que l’on doit à Simeon ten Holt (1923-2012), revisitée par Kees Wieringa (avec voix).
L’éditrice Anneke Pijnappel rend visite à Charles Baudelaire
En 1892, avant ses débuts en littérature et bien avant de devenir une figure majeure du socialisme de son pays, Henriëtte van der Schalk (1869-1959) – qui se voulait poète avant d’être femme – a traduit « La Mort des pauvres ». Toutefois, dans les terres néerlandophones, ce sont des hommes de lettres qui vont peu à peu se mesurer à l’œuvre baudelairienne. Ainsi, en 1909, P.N. van Eyck (1887-1954) publie une traduction du « Poète et la muse », son confrère P.C. Boutens (1870-1943) en donnant une, trois ans plus tard, de « La Beauté ». À la même époque, Jules Schürmann (1873-1927) transpose quelques « poèmes en prose » pour la revue Kunst en Letteren, puis Albert Verwey (1865-1937, couverture ci-dessus de la biographie que lui a consacré Madelon de Keizer, 2017) une ou deux poignées de sonnets quelques années plus tard (1) – ceci, d’une certaine façon, dans le sillage de son ami Stefan George et de ses Blumen des Bösen (1891 puis 1901). D’autres poètes, parmi les plus réputés, y sont allés à leur tour de leurs adaptations versifiées, en particulier J. Slauerhoff (1898-1936), J.C. Bloem (1887-1966) et Martinus Nijhoff (1894-1953), petit-fils de cet autre Martinus, le fondateur de la célèbre maison d’édition de La Haye.
Cependant, dans l’aire néerlandophone, le besoin de traduire Baudelaire ne s’est fait réellement sentir que par la suite. Dans les Plats Pays de l’avant-guerre, la plupart le lisaient encore dans le texte. Même si on a pu la minimiser, même si elle est demeurée peu explicite pour la génération de 1880, l’influence du Parisien sur les auteurs septentrionaux de l’époque est incontestable, tant en Flandre qu’en Hollande (2).
En 1945, l’ami d’André Gide, la Haguenois Jef Last (1898-1972) publie quelques transpositions dans la plaquette Les poètes maudits : Baudelaire, Verlaine, Rimbaud(3). Mais c’est en Flandre que voit le jour, l’année suivante, la première transposition intégrale des Fleurs du mal, une prouesse accomplie pour l’essentiel dès avant le conflit mondial par le poète en herbe Bert Decorte (1915-2009) : « Publiée en 1946, la traduction De bloemen van den booze date de la seconde moitié des années trente et accompagne les débuts du jeune poète. La traduction se révèle remarquable par le travail sur la forme (mètre et rime) et le rythme. L’importance accordée au mètre induit des stratégies de traduction modulées en fonction des contraintes métriques. » (4)
Ces dernières décennies, chaque nouvelle traduction (d’un choix) des Fleurs du mal fait couler pas mal d’encre. Deux d’entre elles au moins connaissent d’ailleurs une nouvelle existence en cette année du « bicentenaire » : celle de Petrus Hoosemans, aux éditions Historische Uitgeverij de Groningue, et celle, partielle, de Menno Wigman (1966-2018), le poète probablement le plus « baudelairien » des lettres néerlandaises, lui qui a voué sa vie à la poésie et « à la recherche désespérée de l’ineffable bonheur ». Kiki Coumans, à qui l’on doit cette réédition qu’elle accompagne d’une postface (5), vient par ailleurs de donner un choix de la correspondance de Baudelaire en néerlandais, Mijn hoofd is een zieke vulkaan(Ma tête est un volcan malade). Rehaussé d’un cahier photo, ce volume est le 314e de la prestigieuse collection « Privé-Domein » des éditions De Arbeiderspers.
À n’en pas douter, Paul Léautaud aurait regimbé devant une telle initiative. Le 25 décembre 1906, ce dernier écrit : « J’ai oublié de noter ma déplorable impression des lettres de Baudelaire, qu’on vient de publier au Mercure. Absolument rien, dans ces lettres. Pas un mot piquant, spirituel et spontané, un trait ému, quelque chose qui touche et fait rêver. […] Ah ! que nous sommes loin de la Correspondance d’un Stendhal, même de la Correspondance d’un Flaubert, pourtant souvent si vulgaire, cette dernière. » (Journal littéraire, I, 1954, p. 362). Cela n’a pour autant pas dissuadé Kiki Coumans d’en donner près de 300 pages qui couvrent les années 1832-1867. Sa riche et suggestive préface prouve que cette correspondance, si elle n’a pas les finesses de celles des deux grands prosateurs mentionnés par Léautaud, est un passage obligé pour mieux cerner les paradoxes du dandy hashischin. La traductrice limbourgeoise souligne entre autres : « Les lettres de Baudelaire révèlent clairement cette tenace aspiration, vivre pour la poésie, en même temps que les tourments d’ordre psychiques et sociaux qui accompagnent ses créations. À la différence de celle de son ami Flaubert, par exemple, il ne s’agit pas d’une correspondance purement ‘‘littéraire’’ dans laquelle il exposerait avec éloquence sa poétique. Dans ses missives, nous voyons un poète qui, en plus de sa vocation, est travaillé par un nombre impressionnant de soucis pratiques : il est en permanence à court d’argent, déménage plus de trente fois au cours de sa vie d’adulte et lutte pour réduire le fossé qui sépare son ambition et un manque de discipline remontant à ses jeunes années. »
couverture de Het Spleen van Parijs, 2021
Du côté d’Amsterdam, Le Spleen de Paris, lui non plus, n’est pas oublié. La maison Querido annonce pour 2022 Het Parijse spleen, rehaussé d’œuvres de Marlene Dumas, dans une version de Hafid Bouzza, romancier virtuose, connu par ailleurs pour ses traductions/adaptations de William Shakespeare et de poésies arabes érotico-bachiques. En attendant ce « spleen parisien », l’amateur peut à loisir se plonger dans Het Spleen van Parijs qui a vu le jour ce 9 avril aux éditions hollandaises Voetnoot, sises à Anvers depuis 1996. Il s’agit d’une transposition de Jacob Groot – révisée de bout en bout avec la complicité de l’éditrice Anneke Pijnappel, du poète Jan Kuijper et de Rokus Hofstede – remontant à 1980. Jacob Groot y a ajouté une postface d’une haute tenue (6).
Les éditions Voetnoot (= Note de bas de page) et Baudelaire, c’est une longue et belle histoire. On pourrait même dire que le poète a tenu cette maison sur les fonts baptismaux. Mariant leurs talents, Anneke Pijnappel et Henrik Barends se sont lancés dans cette aventure voici plus de trente-cinq ans, la première traduisant le Salon de 1859 pour le second qui était désireux de lire ce texte. Depuis, la maison a publié des dizaines de titres couvrant les domaines suivants : littérature, critique d’art, poésie, photographie, arts plastiques et design. Chaque livre porte l’immuable marque du graphiste Barends, déjà présente dans le milieu éditorial des années quatre-vingt du siècle passé, par exemple à travers les recueils d’un Pieter Boskma (éditions In de Knipscheer) ou Maximaal, un choix de la poésie de 11 jeunes poètes (1988).
La collection « Perlouses » offre en néerlandais un essaim d’écrivains français, de Vivant Denon à Yves Pagès en passant par Kundera. « Belgica » mêle auteurs flamands et auteurs belges d’expression française, tandis que « Moldaviet » présente des prosateurs tchèques. Trois collections dans un format et un prix de poche. Au fil des ans, quant à Baudelaire, le fonds de la maison s’est enrichi, grâce à une poignée de brillants traducteurs, des Salons de 1845 et 1846, de l’Exposition universelle de 1855, de Richard Wagner et Tannhäuser à Paris, du Peintre de la vie moderne ainsi que de Fusées, Mon cœur mis à nu, Hygiène et La Belgique déshabillée réunis en un volume (voir la dernière photo des Notes de bas de page). Et dans une adaptation de Menno Wigman, évoqué plus haut, on retrouve un titre : Wees altijd dronken ! (Il faut être toujours ivre), soit quelques-uns des « poèmes en prose » réunis avec divers écrits fin-de-siècle (Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Laforgue, Huysmans, Remy de Gourmont, Léon Bloy, Lautréamont).
Page de titre de Het Spleen van Parijs
Chez Voetnoot, l’importance du papier, du format, de la dimension visuelle, tant dans les thématiques traitées que dans la conception des ouvrages, se manifeste par l’existence, dans les locaux de la maison, de la « Galerie Baudelaire » où se tiennent des expositions de photographies. On retrouve la patte de Henrik Barends jusqu’à la devanture de Marché-Couverts et sur la carte de ce restaurant français d’Anvers (cuisine du Sud-Ouest). Le titre lancé par Voetnoot ce 9 avril, Het Spleen van Parijs, offre un bel exemple du souci d’une typographie caractéristique et d’une iconographie souvent facétieuse. Cette fois, on doit celle-ci à Miro Švolík, artiste tchèque déjà à l’honneur à plusieurs reprises chez l’éditeur. En guise d’illustration suivent ci-dessous deux courts Petits poèmes en prose, dans les deux langues et dans les nuages, dans « de grands palais de nuages qui déambulent et où il fait bon habiter » (René Guy Cadou).
« L’Étranger »
— Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
— Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
— Tes amis ?
— Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
— J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !
« L’Étranger » lu par Serge Reggiani
traduction de Jacob Groot
illustration de Miro Švolík
« La Soupe et les Nuages »
Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à manger je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l’impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation : « — Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts. »
Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j’entendis une voix rauque et charmante, une voix hystérique et comme enrouée par l’eau-de-vie, la voix de ma chère petite bien-aimée, qui disait : « — Allez-vous bientôt manger votre soupe, sacré bordel de marchand de nuages ? »
« La Soupe et les Nuages », lu par Michel Piccoli
traduction de Jacob Groot
illustration de Miro Švolík
Va-t-on, vers le 12 décembre de cette année, connaître semblable revival de Flaubert, voir resurgir Salammbô ou Bouvard et Pécuchet du côté de la ceinture des canaux amstellodamois ou du côté d’Anvers ?
Daniel Cunin
Documentaire d’Evelyn Jansen (trailer) consacré à Voetnoot
(1) Poèmes transposés en un court laps de temps (9-17 janvier 1918) et publiés dans la revue De Beweging que Verwey dirigeait alors avec l’architecte Berlage : « La Beauté » et « Élévation » (en 1914), puis, « L’Albatros », « L’Homme et la mer », « Le Coucher de soleil romantique », « La Muse malade », « La Prière d’un païen », « Tableau parisien », « Bohémiens en voyage », « La Cloche fêlée », « La Voix », « L’Amour et le crâne », « La Mort des pauvres », « Châtiment et orgueil », « Semper eadem », « Les Yeux de Berthe », « La Rançon », « Les Aveugles », « Le Voyage (1) », « Le Voyage (2) » et une version revue de « La Beauté » et d’« Élévation ». Voir Martin Hietbrink, « In de schaduw van Stefan George » [Dans l’ombre de Stefan George], Tijdschrift Tijdschrift voor Nederlandse Taal- en Letterkunde, 1999, p. 218-235.
(2)Paul Claes – traducteur de 50 poèmes des Fleurs du Mal sous le titre Zwarte Venus [Vénus noire], Amsterdam, Athenaeum/Polak & Van Gennep, 2016 – le rappelait encore voici peu dans « Je te hais autant que je t’aime », De Standaard der Letteren, 3 avril 2021, p. 10-11. À propos de l’influence de Baudelaire sur les Tachtigers (poètes néerlandais de la fin-de-siècle qui ont, certes, bien moins pratiqué leurs confrères français que les Anglais), sur Karel van Woestijne et M. Nijhoff, on se reportera entre autres à des essais publiés dans le volume : Maarten van Buuren (réd.), Jullie gaven mij modder, ik heb er goud van gemaakt[Vous m’avez donné de la boue et j’en ai fait de l’or], Historische Uitgeverij, Groningue, 1995. Dès 1934, Paul De Smaele publiait à Bruxelles Baudelaire. Het Baudelairisme. Hun nawerking in de Nederlandsche Letterkunde [Baudelaire. Le baudelairisme. Leurs répercussions sur les lettres néerlandaises], étude dans laquelle l’accent est mis sur la réception de l’œuvre du français dans les plats pays (tout comme dans le cas de Paul Claudel, l’érudit W.G.C. Byvanck va se montrer un précurseur, auprès du lectorat hollandais, dans la prise de conscience de l’importance de Baudelaire, sans oublier la contribution du francophile Frans Erens) et son influence sur quelques poètes d’expression néerlandaise.
(3) Sur cet auteur, voyageur et polyglotte qui a traduit bien d’autres écrivains (Gide, Ronsard, des Russes, des Allemands, des Chinois, des Japonais…) vient de paraître une imposante biographie : Rudi Wester, Bestaat er een raarder leven dan het mijne ? [Y a-t-il vie plus bizarre que la mienne ?], Amsterdam, Prometheus, 2021.
(4) Charles Baudelaire, De bloemen van het kwaad, préface, commentaires et traduction de Menno Wigman, postface de Kiki Coumans, Amsterdam, Prometheus, 2021. De Menno Wigman, on peut lire en français : L’Affliction des copyrettes, traduction de Jan H. Mysjkin et Pierre Gallissaires, Chambon-sur-Lignon, Cheyne, 2010 ainsi que quelques poèmes dans la revue L’Intranquille, n° 16, 2019. De Kiki Koumans, on pourra lire l’article « Dansen in een gipsen pak » [Danser dans un costume de plâtre], Awater, 2017, p. 42-46, qui propose, entre autres, une comparaison entre cinq traductions de « À une passante », dont celle, non rimée, de Jan Pieter van der Sterre parue dans l’édition bilingue De mooiste van Charles Baudelaire [Les plus beaux poèmes de Charles Baudelaire], Thielt/Amsterdam, Lanno/Atlas, 2010. Voici un quart de siècle, également publiées sous le titre De bloemen van het kwaad, la traduction de Petrus Hoosemans (Historische Uitgeverij) et celle de Peter Verstegen (éditions Van Oorschot) ont donné lieu à de vifs débats et même à une querelle entre les deux hommes. Le premier estimant qu’on entend dans celle du second des veaux qui toussent : « Outre du prozac, elle a nécessité le recours à du clenbutérol. » Ce dernier répliquant qu’il n’a rien à envier, bien au contraire, à son détracteur trop imbu de sa personne. Dans l’essai qu’il a consacré à cette polémique et à la qualité des deux versions (« Baudelaire driemaal vertaald », Filter, n° 2, 1995, p. 32-46), le traductologue Raymond van den Broeck (1935-2018) avance que l’homme de théâtre Joris Diels (1903-1992) a donné une magnifique traduction de huit poèmes des Fleurs du mal. Relevons encore qu’il existe une traduction jamais éditée de l’œuvre majeure de Baudelaire, réalisée par le professeur de lettres classiques Abraham Rutgers van der Loeff (1876-1962) dont le tapuscript se trouve à la Bibliothèque Royale de La Haye.
(4) Spiros Macris, « Un Baudelaire flamand : la traduction des Fleurs du mal par Bert Decorte (1946) », Meta, n° 3, 2017, p. 565–584. L’auteur souligne le fait qu’une telle traduction a pris place, en Flandre, dans le cadre d’une reconquête d’une langue littéraire face à la domination culturelle française.
(6) Charles Baudelaire, Het Spleen van Parijs, traduction et postface de Jacob Groot, illustrations de Miro Švolík, Amsterdam/Anvers, Voetnoot, 9 avril 2021. Sans compter l’un ou l’autre des poèmes en prose paru ici ou là, il existe au moins deux autres versions néerlandaises du recueil : Parijse weemoed (2015) de Nannie Nieland-Weits et De melancholie van Parijs : kleine gedichten in proza (1995) du duo Thérèse Fisscher et Kees Diekstra. Soit autant de titres différents pour la même œuvre. Le poème « À une passante » ne donne-t-il pas lieu, lui aussi, à une grande variété de titres en néerlandais : « Aan een voorbijgangster », « Aan een passante », « In het voorbijgaan », « Voor een voorbijganster »…? Autant de passantes qui nous invitent à flâner dans la compagnie de Baudelaire...
Le dernier numéro de la revue lorraine Traversées s’ouvre par la version bilingue du cycle « In het spoor van Paul Celan / Dans les pas de Paul Celan » signé Antoon Van den Braembussche.