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traduction - Page 5

  • UN MONUMENT

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    Poésies de Hans Faverey

     

     

    Hans Faverey was the purest poetic intelligence of his generation, the author of poems of lapidary beauty that echo in the mind long after the book is closed.

    J.M. Coetzee

     

     

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    L’année 2019 a vu la parution de la traduction de l’un des monuments de la littérature néerlandaise, à savoir l’œuvre poétique de Hans Faverey (1933-1990). Après quelques tentatives, en particulier : Contre l’oubli en 1991 – une petite anthologie traduite par les auteurs néerlandais Joke J. Hermsen et Henk van der Waal – et Poèmes en 2012 – résultat cette fois de la collaboration du duo franco-hollandais Éric Suchère et Erik Lindner, avec la complicité bilingue de Kim Andringa –, ce sont ces trois derniers que l’on retrouve aux manettes pour les 650 pages de Poésies, magnifique objet relié édité à Bruxelles par Vies Parallèles. Une quatrième tout aussi sobre que le titre, niellée en noir à même la toile jaune du volume : La beauté toutefois / est la certitude des choses / qu’on ne voit pas. Un dépouillement visuel qui rejoint celui auquel l’auteur était attaché pour ses publications en néerlandais.

    hans faverey,erik lindner,eric suchère,kim andringa,éditions vies parallèles,traduction,poésie,hollande,pays-bas,andré du bouchetÀ l’écart des écoles, Faverey a composé, en plus ou moins trois décennies, ce qui reste l’une des créations poétiques majeures de la Hollande du XXe siècle, à côté de celles de Gerrit Achterberg – lui aussi poète au langage clos sur lui-même et poète et rien que poète –, Martinus NijhoffLeo Vroman et Lucebert, celles de deux ou trois autres aussi sans doute, Ida Gerhardt par exemple.

    Cet homme au patronyme d’origine française semble-t-il, né dans la capitale du Suriname, qui vint travailler à Leyde comme psychologue dans une clinique rattachée à l’Université, se montre extrêmement précautionneux dans l’emploi des mots et groupes de mots, comme si chacun était un objet fragile, un frêle chaînon qui risque à tout moment de se rompre – une caractéristique qu’il partage avec son ami Gerrit Kouwenaar même si ce dernier se concentre certainement plus sur le vocable isolé. Écoutons Hans Faverey lire un poème sans titre du cycle « La tortue » (vidéo de 1983) :


     

    La tortue :

     

    comment fait la tortue ;

    et pourquoi la tortue fait-elle

    ainsi. Pour ne pas être lièvre

    ni hérisson, rit le pic-vert ;

     

    en ne rêvant pas

    de sauterelles

    qui marchent sur Troie.

     

    En tant que lièvre la tortue

    n’a rien à perdre hormis une forme

    de rapidité, qui fait tellement

    rire la tortue, que même

    sa flèche la rattrape, après s’être

     

    d’abord écrasée sans but.

     

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    Le poète et son épouse Lela

     

    Le temps est à l’arrêt, on fait une place précaire à la vie dans le poème et dans les blancs du poème, sans pour autant qu’il soit question d’une aliénation : la langue ne nous devient pas totalement étrangère. Un couple de mots, une signification, « la négation du mouvement », « l’incantation rétive », la rareté de la métaphore, tout cela se déroule en des bribes, des séries, des séquences de trois, cinq ou dix pages. Ainsi celles qui portent le nom d’un artiste : « Hommage à François Couperin », « Adriaen Coorte », « Girolamo Cavazzoni, disparu en contexte » ou encore « Hommage à Hercule Seghers », cet Hercule Seghers que Faverey admirait tout cautant que cet autre ami, André du Bouchet, l'un de. Dans l’hommage au peintre et graveur du XVIIe siècle, l’hiver se fait, qui sait, écho de celui de Gerrit Achterberg : Voici l’hiver tassé en son silence. / Nous sommes sans principes. Légendaires, / villages et étangs se blottissent les uns / contre les autres. Hercules Seghers.

    Une identification à l’hiver qu’on trouve, non au début, mais en fin de poème chez Faverey :

      

    Vidant la tête

     

    la main sur le cœur.

    Me tapant la tête

    pour vider le cœur.

    Tout ce temps le lointain attirant,

     

    comme le lointain doit

    l’être : attirant.

     

    Pour que je garde au moins une

     

    longueur de nez d’avance

    sur celui que je deviens,

    avant que je ne sois hiver

    et qu’on m’éteigne.

     

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    Dans Poésies, on relève maints autres exemples de cet approfondissement d’un « vide » plus ou moins énoncé, de cette « logique répétitive qui conduit davantage à faire différer l’élément repris qu’à mécaniquement le reproduire » dont parle Emmanuel Laugier – « un jeu très sérieux de langage, une façon d’interroger les mots, les syntagmes, jusqu’à créer une écriture parataxique rare – et puissante ».

    Parmi ces « fragments d’inconscient qui mordent la conscience, composition quasi musicale de ces fragments… » (Lucien Noullez), les plus connus aux Pays-Bas sont sans doute « Man & Dolphin / Homme & dauphin » ainsi que ceux réunis dans les recueils chrysanten, roeiers (Chrysanthèmes, rameurs) et Tegen het vergeten (Contre l’oubli). Dans son liminaire, Erik Lindner apporte de précieux éléments sur ces « poèmes partiels » ainsi que sur la biographie du poète et quelques-unes des influences qu’il a pu absorber au fil du temps (poésie chinoise, Gertrude Stein, Wallace Stevens, ouvrages scientifiques…).

    hans faverey,erik lindner,eric suchère,kim andringa,éditions vies parallèles,traduction,poésie,hollande,pays-bas,andré du bouchetSous la main d’un homme familier du clavecin, l’écriture nous invite à collaborer en quelque sorte de l’intérieur même à son processus créateur, un processus qui pouvait prendre des années de repentirs, de biffages, d’effacements.

    Dans les années cinquante, au cours d’un voyage en Yougoslavie, Hans Faverey rencontre sa future épouse, Lela Zečković (1936-2018). Traductrice et elle-même poète – Belvédère, son recueil de 1981 écrit en néerlandais sera remarqué –, elle se charge, après la disparition de son mari, de mettre au point une édition de poèmes posthumes. Plus tard encore, en 2010, l’universitaire Marita Mathijssen édite les œuvres complètes (poèmes inédits, posthumes, etc.) de Faverey. L’édition dont on dispose à présent en français regroupe tous les poèmes qui ont paru du vivant de ce dernier. Il a pu tenir en main son dernier recueil, Het ontbrokene (Le décomplété) – néologisme basé sur le participe passé du verbe « manquer », de « faire défaut » –, deux jours avant de mourir.

    Écoutons encore une fois Hans Faverey : il lit « Man & Dolphin / Homme et dauphin » lors de Poetry International 1977, poème inspiré par les dauphins qu’il a vus, enfant, sur le bateau qui l’amenait en Europe, et plus encore d’un article de John C. Lilly sur les vocalises de ces cétacés. Les cinq brefs volets du poème/cycle reposent sur la simple répétition des mots « dauphin », « balle », « tu », « dis », « dois », « une fois », « hé ». Autrement dit, le poème insiste toujours plus pour que le dauphin prononce au moins une fois le mot « balle ». L’assistance va-t-elle se substituer à l’animal ?

     

    Daniel Cunin

     

     

     

     

     

  • POÈTE NATIONAL

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    Lieke Marsman

     

     

    Lieke2.pngTous les deux ans, on désigne aux Pays-Bas un poète national chargé d’insuffler vie à différents projets et de publier un certain nombre de poèmes reflétant notre époque. En ce 21 janvier 2021, c’est Lieke Marsman qui prend la relève. De cette jeune femme gravement touchée par la maladie, des poèmes ont paru en traduction dans l’anthologie Poésie néerlandaise contemporaine, édition bilingue, Le Castor Astral. En français, on peut également lire le roman Le Contraire d’une personne, paru aux éditions Rue de l’Échiquier en 2019, lequel comprend d’ailleurs quelques poèmes. En voici deux autres encore inédits en français. Les originaux figurent dans Man met hoed (Homme au chapeau), volume qui regroupe les premiers recueils de Lieke Marsman.

     

    Lieke Marsman sur France Culture (2019)

     

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    Le nouveau recueil de Lieke Marsman, In mijn hand (Dans ma main), 2021, éditions Pluim

     

     

     

    Je n’en veux à personne

     

     

    Se donner à autrui a pour conséquence :

    on veut être cet autre, celui-là même

    qui nous obtient. La solitude est, non un sentiment,

     

    mais une suite d’actes : notre main

    qui s’empare de la sienne à lui, qui caresse

    son épaule à elle, qui reste posée

    là un petit moment.

     

    Qu’y a-t-il de changé ?

     

    À supposer que vous ne me laissiez pas tranquille,

    je me sentirai obligée de donner un peu plus.

     

     


    Un poème de Lieke Marsman, traduction de Hans Hoebeke

     

     

     

    Que des devenirs

     

     

    Je n’ai pas besoin de mettre fin

    à une chose irrévocablement immobile.

     

    Je n’ai pas à me dissimuler dans le visage d’autrui,

    ni à perdre le moral à cause de ça. Il me faut dessiner ce qui

    se révélera être une carte géographique, entreprendre un voyage,

    être aussi belle et increvable que des mots, que des devenirs.

     

    Je n’ai pas besoin d’ouvrir une porte

    pour la laisser entrer.

     

    Rien que fermer une fenêtre

    qu’elle cherchera à briser.

      

     

    Traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

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  • André Salmon, par W.G.C. Byvanck

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    Entre Calumet et Fééries

     

     

    Dans le sillage de la conversation entre André Salmon et W.G.C. Byvanck portant sur Apollinaire, voici le premier volet de l’article consacré par le Hollandais à l’écrivain français (publié le 8 avril 1922 dans De Amsterdammer). Les suivants consistent essentiellement en une présentation et paraphrase du roman La Négresse du Sacré-Cœur.

     

     

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    André Salmon

     

     

     

    Parler de lui, cela va me causer un sacré mal de tête !

    J’aimerais vous le présenter dans toute sa valeur, car André Salmon appartient aux tout premiers, à supposer qu’il ne soit pas destiné à devenir le premier. Mais voilà, lui, le naturel incarné, donne la prééminence aux autres. Jamais je n’ai vu un homme s’avancer vers moi avec une telle simplicité et engager la conversation comme s’il s’agissait d’en reprendre une entamée la veille. Lui qui, depuis plus de vingt ans, occupe une place dans les rangs littéraires, pourrait faire ressortir ses propres qualités à présent qu’il a passé la quarantaine.

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionÀ peine avions nous fait connaissance que nous étions déjà en train d’échanger sur un ton d’intimité. Si nous nous sommes beaucoup vus en un laps de temps assez court, c’est parce que nous avons beaucoup ri et flâné ensemble, nous nous sommes tapé la cloche, sans pour autant mettre sur le tapis beaucoup d’idées à même d’ébranler le monde. Avons-nous même parlé de ses vers ?

    Il est une chose qu’il éprouve au plus profond de lui-même : la perte par la France de bien des forces de l’esprit à la suite de la guerre. Les meilleurs nous ont quittés. Il suffit de regarder autour de soi pour voir qu’on ne retrouve pas les camarades de naguère. La solitude règne.

     

    Salmon m’a déniché un petit volume de ses poèmes parmi les moins anciens, Le Calumet (1910), ceux d’une date antérieure étant introuvables à moins, peut-être, de les exhumer de vieux numéros de revues. Ce recueil un rien fatigué était dès lors à ma disposition.

    En l’ouvrant, l’opacité m’a saisi.

    poème autographe de Salmon

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionQui oserait juger d’une poésie dans l’instant ? Lorsqu’elle est personnelle, elle se présente dans une langue propre à son auteur, qu’il convient de d’abord faire sienne. Les poèmes, je tiens à les lire et les relire pour moi-même jusqu’à ce qu’ils commencent à s’adresser à moi de façon naturelle. Le Calumet, mot indien que Gustave Aimard emploie pour désigner la pipe que l’on fume, m’a par trop transporté dans un monde étranger pour que je m’y sentisse tout de suite chez moi. Je le garde pour plus tard.

    Cependant, quelques pièces antérieures, plus aisées à sonder qu’à retrouver, peuvent justifier un jugement provisoire sur la poésie d’André Salmon.

    Je veux parler des Féeries et de pages similaires. Elles perpétuent la tradition de Jules Laforgue. Si elles semblent nous emmener dans la contrée des contes merveilleux, elles brisent en réalité ce mobilier démodé dans lequel elles ne reconnaissent plus la poésie : une figure moqueuse nous dévisage à travers les vers de la légende. Ceux-ci se transforment en une ronde d’images et d’idioties ; cette danse ne répercute pas moins un écho de sensations du passé qui ne se laissent pas tout à fait étouffer.

    Le flou leur est étranger.

    Les poèmes d’André Salmon sont d’une réelle précision picturale, ils accordent une à une les différentes impressions tout en les laissant gambiller de haut en bas dans leurs multiples variations. Le poète s’ébat avec eux jusqu’à parvenir à un sombre répit. Voici Salmon en Barbe-Bleue :

     

    J’habite un beau château peuplé d’épouses mortes.

     

    andré salmon,w.g.c. byvanck,philippe soupault,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionCependant, l’automne perdure par le monde, le beau château a une triste gardienne, une vieille qui, dans sa solitude, ne se soucie plus de rien. Elle mérite de mourir, elle doit mourir ; pourquoi n’est-elle pas encore morte ? On dirait bien que les morts eux-mêmes aspirent à reposer en paix dans ce beau château. Et voilà que, sous les yeux du Barbe-Bleue moderne, les défuntes exécutent une danse :

     

    Des bouquets aux cheveux, les seins hors du corsage,

    Poussant de petits cris lubriques et sauvages ;

    Je les ai pourtant bien tuées, ma foi,

    Et je sais bien aussi qu’on ne meurt pas deux fois…

    Que je suis faible ! et qu’elles sont méchantes !

     

    Le voici tiré de son humeur sombre. Il va laisser place au souvenir, il va prendre intérêt à quelque chose, il s’amuse. Mais ces défuntes, ne serait-ce pas ses chères Muses ?

     

    D’aimables muses

    Qui m’enseignent bien des chansons

    Vagues et légères comme Elles

    Et, si je n’ai pas oublié,

    Elles étaient beaucoup moins belles

    Quand je me roulais à leurs pieds.

     

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionLes vieux souvenirs, convoqués non sans remords et répugnance, l’imaginaire du poète – plongé dans son ennui mélancolique – les effleure ; il les voit revivre, plus beaux qu’au temps des passions, tels un don des Muses. Dans le château automnal, parmi tous les lambeaux de brume de l’imparfaite réalité, ressuscite la Poésie, dégagée, plus claire et plus belle que je ne la voyais naguère, se dit le poète non sans une pointe d’ironie, du moins tant que ma mémoire ne me joue pas des tours : le doute relève lui aussi de ce genre poétique.

    Il serait vain, certes, de se demander à quoi tend cet art. Il joue, il brésille, il aimerait se fondre en une sonorité triomphante. Il est pareil à celui du Tzigane qui parcourt le monde en jouant du violon.

    L’orgueil de ce baladin – avoir fait danser tous les couples ici-bas ! – et son souhait, ne serait-ce pas de quitter cette terre, satisfait de son destin ? À l’instar de l’ours qu’il a rapporté d’Asie et qui est mort en lui léchant les mains après avoir effectué une dernière danse pour les hommes que son maître avait fait danser ?

    Mais plus avant ! C’est la loi de la route… Au-delà de tout ce qui pourrait nous amener à nous arrêter : le toit qui nous attire, le trésor dont notre rêve nous dit qu’il a été mis à l’abri là pour nous… Au-delà !

     

    Et je voudrais connaître qui nous mit sur la route,

    Baladins vagabonds,

    Pour perpétuer le rêve et pour forger le doute,

    Mais l’exil a du bon.

     

    L’exil : celui de toutes les règles ! Et pourtant, la fin est arrivée. Il s’est arrêté. On peut le voir au casino jusqu’à minuit, chef d’orchestre, vêtu d’un habit de baron polonais. Le vagabond qui a enfreint la loi de la libre errance ne pourra plus jamais retrouver la route,

     

    la route dont son cœur

    Rêva, belle comme un lac,

    Aux rives d’à-jamais et d’immortalité

    Et qui porte à nos lèvres pour manger et pour boire

    L’haleine du matin et le soupir du soir.

     

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionMa prose grossière ne peut rendre justice au « Tzigane ». Cette chanson célèbre la liberté de la poésie par opposition au pressant vêtement dans lequel il lui faut se glisser pour se produire dans le monde. Il ne s’agit vraiment en rien de vers qui viendraient rehausser des vignettes, bien qu’ils s’accompagnent sans manquer d’images d’un dessin extrêmement précis quant à ce que le ménestrel tzigane rencontre sur son chemin. Ce sont bien plutôt des vers dont la cadence, les entrechats nous entraînent : plus loin, plus loin et toujours plus haut !

    Caractéristique d’André Salmon et de sa nature automnale – il ne porte pas un regard ensoleillé sur la vie –, se dégage un sonnet : « Bouquets ». Malgré la splendeur des fleurs destinées à des vases, il ne veut pas croire qu’il y ait encore des roses ni que l’été existe. Ses rêves lui ont offert la vision d’un jardin paradisiaque dont aucun coupable n’a été chassé et où aucune pénitence n’est exigée. Un lieu dont il a la nostalgie. Il est le botaniste de cette flore ; il sait où s’en est allée l’âme des lys ; mais les hommes s’imaginent que le reflet de simples fleurs suffit pour gagner des cœurs… comme si Cupidon, dans sa quête, s’équipait d’une boîte de botaniste et non d’un arc !

     

    Ah ! vrai, c’est à pleurer quand Éros se dandine

    La boîte verte au flanc, le sot, sans se douter

    Que toute rose est morte et qu’il n’est plus d’été.

    L’Année poétique,  décembre 1934

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionAprès l’exaltation des premiers quatrains, le rire silencieux et moqueur. Avant que nous ne passions à une œuvre d’un plus puissant calibre, voici une dernière chanson badine :

     

    Le poète et sa gloire !

    L’oiseau dans l’air du soir,

    La fille à son miroir

    Et le rat dans l’armoire !

     

    La veuve et ses sanglots,

    La folle et ses grelots,

    La plainte des bouleaux

    Et le rire de l’eau.

     

    La Reine en ses atours,

    Les pages dans la cour,

    Le lépreux dans la tour,

    Moi seul et mon amour !

     

    Relevez la grâce ainsi que le suivi des sonorités et des images. Elles semblent s’écarter de la nature et de notre monde pour gagner l’atmosphère de la romance artiste, avant de faire s’élever, dans un brusque élan, la plainte du cœur du poète !

     

    W.G.C. Byvanck

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    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    Philippe Soupault & André Salmon à propos dApollinaire

     

     

  • Promenade kinoise

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    Une nouvelle de Koen Peeters

     

     

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    Auteur d’une quinzaine de titres, Koen Peeters, entre un périple par les capitales européennes (Grand roman européen, 2007) et une aventure à la découverte de la cité d’Ensor – qui voit naître une amitié entre un artiste peintre touche-à-tout plutôt déprimé et un écrivain venant à sa rescousse (Une chambre à Ostende, 2017) , non sans passer par l’histoire d’un facteur aussi inspiré que Ferdinand Cheval, histoire de surcroît jumelée à celle du politicien congolais Patrice Lumumba, Koen Peeters s’est semble-t-il tourné pour de bon vers l’Afrique. Mêlant roman et données autobiographiques, il nous a d’abord entraînés au Rwanda (Mille collines, 2012) puis, avec tout autant de brio, invités, dans De mensengenezer (Le Guérisseur d’hommes, 2017), à passer d’un coin reculé de sa Flandre natale aux mystères du Congo. Début mars, la traduction allemande de cette quête de forces invisibles, entre esprit, génie et daïmôn, verra le jour. En néerlandais, une suite paraît cet automne aux éditions De Bezige Bij : De minzamen (Les Affables).

    En attendant, faisons une promenade à Kinshasa dans les pas de Gérard et de… Koen grâce à une nouvelle de ce dernier. En 2019, ce texte a fait l’objet d’un atelier de traduction organisé par Passa Porta.

     

     


    Koen Peeters – et son personnage Koen Broucke 

    à propos du roman Une chambre à Ostende

     

     

     

    Promenade kinoise

     

     

    « La meilleure marque, à peine cinq ans, fait le chauffeur de taxi. »

    En réalité, il veut dire que sa voiture n’est au Congo que depuis cinq ans. « Une occasion d’Europe, ma propriété », ajoute-t-il fièrement.

    Le dimanche matin, il va à la messe avec sa famille ; l’après-midi, il bichonne sa voiture à renfort d’éponges, d’huile et de bougies neuves. Occupations qu’il considère comme une réussite personnelle, un bonheur suprême. Peints sur le pare-brise, des mots en lingala : Dieu fera tout.

    Il fait chaud à crever, à Kinshasa.

    Gérard et moi sommes à bord de la Toyota Corolla, une épave rouge. Tous deux à l’avant à côté du taxi, derrière nous cinq autres passagers. La cuisse de Gérard collée contre ma fesse. On est en sueur. Jésuite de 81 ans, Gérard est un prêtre à la retraite. Il montre du doigt les trous dans la chaussée, les égouts à ciel ouvert. Commente : « Quand l’eau monte, les gosses tombent dedans. »

    À Rome, sur les pas de Koen Peeters

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninOn emprunte le boulevard du Trente-Juin, au-delà du vaste terrain de golf. Conçu jadis par le colonisateur belge comme un no man’s land entre La Ville où résidaient des fonctionnaires vêtus d’uniformes d’un blanc immaculé, coiffés d’un casque tropical, et La Cité où vivaient les Congolais. Tous les matins, au lever du soleil, une vague continue d’indigènes affluait depuis La Cité pour, tous les soirs, au coucher du soleil, refluer de La Ville. Essentiellement des hommes, pieds nus. Aujourd’hui, près de soixante ans plus tard, les Congolais déambulent partout et à tout moment, innombrables et dans toutes les directions, y compris bien sûr des femmes et des enfants.

    Le père Gérard est le fils d’un paysan de Beveren-Waas, l’aîné d’une fratrie de six. Lettres classiques à Saint-Nicolas, élève le plus sociable à défaut d’être le plus intelligent, observe-t-il en faisant un retour sur le passé. Puis professeur d’anglais, prêtre et supérieur à divers endroits de la province du Kwango et dans celle du Bas-Congo.

    « Des postes importants, on dirait.

    - Oh non, me répond-il, juste régler les questions pratiques de la mission. Et vous ?

    - Je suis écrivain.

    - Un écrivain ? Alors, si je visite Kinshasa avec vous, je vais devenir le personnage de l’un de vos livres ?

    - D’un livre, d’une nouvelle, d’un récit, je ne sais pas encore.

    - Et qu’est-ce que voulez voir à Kin ? La gare, le ferry pour Brazza, le Parc de la Révolution ? Autre chose ? »

    À chacune de ses propositions, j’acquiesce.

    Il se demande d’emblée dans quelle mesure je serai exhaustif : « Qu’allez-vous utiliser ? Et qu’allez-vous laisser de côté ? »

    Mille collines

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninLe boulevard du Trente-Juin se compose de deux fois quatre voies très fréquentées. Le trajet en direction du centre-ville ressemble à ce genre de course dans n’importe quelle métropole, à ceci près qu’on est plus secoués et qu’on bouffe plus de poussière qu’ailleurs. Les taxis-fourgonnettes bleu et jaune, des véhicules tout-terrain bath, des SUV noirs à la clim mugissante ainsi que des charrettes qui avancent au pas sur des roues de voitures, laborieusement poussées par des hommes à peine vêtus.

    Un vent chaud s’engouffre dans la Toyota. Le soleil tropical est brûlant. Nous passons devant le bâtiment de la poste des années cinquante. Autrefois, un pays aussi immense réclamait un bureau de poste grandiose. L’architecture coloniale de l’époque était moderne, prometteuse, industrielle à l’américaine pour ainsi dire. Les édifices constituaient des déclarations de principe fortes, autant de moteurs qui stimulaient le progrès.

    Aujourd’hui, le bâtiment est vide. À l’arrière, dans une pièce sombre, un seul guichet est ouvert. Un petit bureau de Western Union permettant d’envoyer de l’argent à l’étranger ou d’en recevoir. Principalement cette seconde option.

    Le taxi nous dépose avenue du Commerce, à deux pas de l’hôtel Memling. Sur le trottoir, des vendeurs à la sauvette. Des hommes jeunes qui attirent l’attention des passants sur les marchandises qu’on trouve dans les boutiques : épais rouleaux de tissu, sous-vêtements, jeans, chemises. Des fruits que je n’ai encore jamais vus de ma vie, sans compter des estomacs de vache et des jouets en plastique made in China. Entre les magasins, de longs passages donnent accès à d’autres boutiques. Tout le monde a quelque chose à vendre, bien peu de passants achètent. Inlassablement, ces jeunes Congolais s’adressent à moi : Vous cherchez ? Sur leurs bras jamais las, ils tiennent des chapelets de montres, de ceintures ou de cravates. De l’or aussi, du moins quelque chose qui scintille dans leurs mains noires.

    Gérard et moi visitons la place du marché, entièrement bricolée avec des planches. Au-dessus, un treillage léger couvert de tissu et de plastique. Toutes les bouches chuchotent mundele mundele – en effet, nous sommes des Blancs.

    Nous nous laissons entraîner par le mouvement de la foule. À un étal où des cahiers d’écolier se mêlent à de la viande charbonnée, Gérard achète une boîte de cirage. Il s’entretient en français avec le marchand. Puis se tourne vers moi. Il m’imagine en train de nous décrire, lui et moi, à cet endroit. Il tente de lire dans ma tête le récit que je n’ai pas encore écrit.

    Le Grand roman européen

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninSourire aux lèvres, je le mets en garde : « Oui, j’utilise de vraies personnes pour les transformer en personnages.

    - Dois-je comprendre que nous sommes à présent l’un et l’autre des personnages ? »

    Je hoche la tête de bas en haut.

    Il me demande : « Puis-je garder mon prénom ? »

    Une question sensée. Nous longeons le jardin botanique. Dans le temps, il s’appelait Parc De Bock, aujourd’hui Parc de la Révolution. Quand Kinshasa s’appelait encore Léopoldville, c’était un lieu connu pour ses danses folkloriques et ses expositions d’art. Gérard mentionne d’autres noms que portaient autrefois rues, hôtels, magasins… S’il conserve une mémoire vive du passé de ces endroits, il prend garde à ne pas émettre de jugement. Il se contente de constater que le temps est impitoyable. Tout ce qu’il me montre recèle une mélancolie, un sentiment d’étrangeté suscités par le tragique passage des années. Tout comme sa fébrilité. Il hausse les épaules, explique qu’il a le cœur fragile.

    « Intéressant, ajoute-t-il. Dans votre histoire, il y aura aussi un ‘‘clou’’ ? du suspense poussé à son paroxysme ? Le héros, c’est vous ou moi ?

    - Non, ça ne se passe pas comme ça. Je n’ai pas encore couché un seul mot sur le papier. Pour l’instant, on se promène.

    - Mais vous avez quelque chose à faire passer ? Un message ? »

    L’avenir le dira.

     

    Durant mes premiers jours à Kinshasa, l’après-midi, j’ai évité la chaleur tropicale entêtante en me reposant quelques heures dans ma chambre, sous le ventilateur. Mais aujourd’hui, je suis en plein four. Je goûte cette température démentielle. Les gouttes de sueur ne cessent de couler de mon front pour gagner mon dos.

    Je suis assailli par tout ce que la ville a en propre : le boucan, le spectacle des rues, cette multitude d’hommes, de femmes et d’enfants en mouvement. À pas lents, on avance dans la poussière et le brouhaha, jusqu’au ferry de Beach Ngobila, avant de faire demi-tour. Il y des voitures au bord de la chaussée ; sans hâte, un gendarme s’avance vers elles. Pour leur coller une prune ? Non, pour réclamer un pourboire.

    « On gagne presque plus en mendiant qu’en travaillant », explique Gérard, attristé.

    Partout dans les quartiers les plus populeux de la ville, des gendarmes glandouillent. Ils esquissent un salut d’un geste de la main, adressent de temps à autre un signe de prévenance que personne ne remarque. Des balayeurs portant un lourd uniforme et un masque buccal récoltent la poussière de sable avec des ramassettes bien trop petites. Ici aussi, des vendeurs de boissons et de pain, de T-shirts et de sachets en plastique remplis d’eau.

    Les fleurs, roman familial (2009)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninPendant un moment, on déambule dans les rues parallèles avant de reprendre la direction de Gombe. Nous évoluons dans une vieille carte postale d’une époque moderne oubliée. Tout est délabré, démoli, reconstruit, redémoli, disparaît par endroits derrière un immense arbre tropical. Mes yeux suivent ceux de Gérard. Il me montre Kinshasa, mais ouvre à peine la bouche. Il attire mon attention sur certaines choses. « Regardez, typique d’ici », dit-il à plusieurs reprises.

    Une moitié de miroir accrochée à un mur, une chaise placée juste dessous : un salon de coiffure.

    Quelques vieux pneus sur le trottoir : un garage.

    Un peu comme s’il soulignait au crayon certains mots du livre que je suis en train de lire. Cependant, je ne comprends pas toujours pourquoi il trouve ceci ou cela tellement frappant.

    Je regarde, mais ce sont surtout les Congolais qui nous regardent. Nous, les deux Blancs. Les seuls non-Noirs que je vois au cours de notre promenade, ce sont un albinos, un Libanais et quelques chinois farouches. Puis, avenue Colonel-Lukosa, un Blanc qui porte des lunettes de soleil bleu pétrole. Il a de longs cheveux blonds un peu clairsemés, une fine moustache. Quand on le croise, il détourne les yeux, mal à l’aise. À croire qu’on vient, Gérard et moi, de le prendre en flagrant délit, à moins que ce ne soit lui qui vient de nous prendre en flagrant délit ? Nous, voyeurs au regard blanc, nous dévisageons.

    Gérard voit cette ville comme une suite de diapositives du passé et du présent, qui ne cessent de se superposer. Il se sent fils de paysan dans un paysage tropical, me dit-il. « Je me vois en train de vieillir dans ce cadre, même si je ne change pas. Toutefois, dans ma tête, il y a toujours les anciens bâtiments, les anciens noms des rues, des lieux. Je suis chez moi dans ce pays, mais voilà, le temps m’a dépassé. »

    Gérard a du mal à avancer la jambe gauche. À chaque fois, je le soutiens pour monter sur le trottoir.

     

    Au bord du Fleuve, Gérard et moi buvons une bière sur le toit en terrasse d’une ancienne demeure belge. Assis à d’autres tables, des hommes solitaires boivent la leur, lisant, faisant aller et venir l’index sur l’écran de leur téléphone portable. Des écolières pomponnées marchent sur l’herbe de la rive. Cartables impeccables, manuels scolaires réunis par une ficelle. Les jacinthes dérivent sur l’eau en boules denses. Sur la rive opposée du courant indolent s’étend Brazzaville : des bâtiments blancs et gris, cette autre métropole.

    Gérard me montre des oiseaux, des jaunes et des bleus. Me dit que les moineaux congolais pépient de la même façon que les nôtres. Est-ce que je le savais ?

    Il soupire sans toutefois se plaindre : la promenade s’avère plus pénible que prévu. Il revient à la charge : il veut savoir pourquoi j’écris.

    Apprends-moi à nager (nouvelle, 2020)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninAlors que nous longeons le fleuve Congo, j’expose les choses, pressentant, dès les premiers mots, l’effort que cela va exiger de ma part. Il existe deux genres d’écrivains, j’argumente, ceux qui inventent et ceux qui témoignent. « Je me compte parmi ces derniers, lui dis-je sur un ton plutôt assertif. À mes yeux, ce qu’on invente, ça n’engage pas à grand-chose ; de toute façon, je n’ai guère d’imagination. Ce qui m’anime, c’est la curiosité, vivre de nouvelles expériences. Une vision particulière des choses s’impose à moi ou, au contraire, pas la moindre ; parfois je me sens indigné. Tout cela doit trouver sa forme dans une nouvelle, un récit ou un roman. Et sur un mode assez pathétique, j’ajoute : Tout ou presque dans mes romans est vrai, j’invente tout au plus les détails. »

    Il toussote. Puis ferme les yeux. « Continuez, dit-il.

    - La lecture, je poursuis, est une petite forme de méditation, du moins je l’espère. Le regard calme du lecteur, fixé sur le blanc des pages, qui fait que tout ce qui l’entoure disparaît comme dans une hypnose. Par une fenêtre qui nous aspire, nous contemplons un monde qui nous réfléchit, dans lequel nous faisons connaissance avec nous-mêmes, avec tous nos moi possibles sous la forme de personnages. Le lecteur s’absorbe en lui-même. »

    Gérard trouve ça dingue. « En lisant votre histoire, je vais me retrouver absorbé en moi-même ? C’est surtout ce que vous allez faire de moi qui va retenir mon attention, je crois. »

    Je ne sais quoi lui répondre sur le moment. C’est enquiquinant quand un de vos personnages se fait lecteur.

    « Venez, on rentre, dit-il. Je suis fatigué. Puis il me demande : Vous me la donnerez à lire au préalable, votre histoire ?

    - Oui, bien entendu. »

    En réalité, pour être honnête, je pressens que ma réponse ne va pas de soi. Ça se termine ainsi avec les hommes âgés : ils disparaissent avant qu’on ait pu crier ouf.

    « Je suis votre futur lecteur, reprend-t-il. Faites-moi ce plaisir, trouvez quelqu’un pour la traduire, comme ça, mes confrères congolais pourront eux aussi la lire. »

    Je lui en fait la promesse.

    Gérard tient encore à faire un petit tour sur le terrain de l’école de Boboto. L’établissement a porté différents noms : Collège Saint-Albert, Collège Albert-Ier, plus tard Boboto. Ce qui signifie « Paix ». Il a été édifié dans le pur style entre-deux-guerres des années trente. De grands palais en béton, aux petites fenêtres rondes semblables à des hublots. Autant de bastions de la civilisation belge. À l’origine, l’école a été construite pour les enfants des colons.

    Le facteur (roman, 1993)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninNous passons devant les fenêtres des classes, regardons à l’intérieur. Un instituteur assis à son bureau. Tous les élèves travaillent en silence.

    « Un instituteur ne doit jamais s’asseoir dans sa classe, me chuchote Gérard. Combien de fois j’ai pu le marteler ! »

    Des garçons de l’internat, presque des adultes, jouent au basket. La balle claque sur le sol, s’envole vers le cerceau. La sueur dégouline sur les corps noirs des athlètes. Certains d’entre eux viennent saluer respectueusement Gérard, des membres du personnel ou, pour la plupart, des jeunes qu’il a eu comme élèves. Gérard se montre agréablement surpris. Il regrette de ne pas avoir appris à l’époque le lingala.

    Pourquoi ?

    « En tant que surveillant, me répond Gérard, j’ai toujours mis un point d’honneur à ce qu’ils parlent français. Donc, je n’avais pas besoin du lingala. J’en connais quelques mots, quelques expressions. Par exemple, quand on raconte une histoire au Congo, on commence toujours par ‘‘il y avait une fois’’, ce à quoi l’assistance répond Bu wakoonda ukala : il n’a jamais été ici. Autrement dit, dès le début, on annonce que l’histoire n’est pas vraie, que les personnages sont fictifs. À la fin, le narrateur conclut en disant Yitsimbwa kisukaa ko : l’histoire qui ne s’est jamais arrêtée. Ce à quoi l’assistance répond : Kisukidi. Ce qui signifie : l’histoire s’arrête ici. »

    Je comprends ce qu’il veut dire : une histoire et tout l’imaginaire qu’elle suppose ne sauraient se prolonger sans fin, la fiction a ses limites.

    Il me remercie pour la promenade. Il souhaite cirer ses chaussures avant le dîner, me confie-t-il, mais tient d’abord à me montrer les arbres qu’il a plantés sur le terrain de l’école. Le vaste jardin se révèle être une petite encyclopédie des essences forestières et fruitières. Il me les montre : le bananier, l’oranger, le mangoustanier, on dirait un poème.

    Une chambre à Ostende

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninJuste derrière l’établissement se dressent plusieurs palmiers, plus grands qu’il n’eût pu jamais se les figurer. Il y a aussi un arbre de parfum aux fleurs jaunes en forme d’étoile ainsi qu’un arbre imposant de Kikwit, peuplé de perroquets. Le quercus congolensis ou chêne congolais, différentes euphorbes, et, au milieu de la cour, les vestiges d’une jungle tropicale. Gérard les caresse tous avec amour. Le tronc, les branches, les feuilles. Il se rappelle l’année exacte à laquelle il a planté chacun d’eux. Il en mentionne le nom : comme s’il s’agissait de ses anciens élèves, peut-être même d’amis proches.

    « Kisukidi », dit-il.

     

    L’histoire s’arrête ici.

    Je tiens à tout prix à ajouter ceci : j’ai effectué une promenade à Kinshasa avec Gérard Verbraeken le 29 janvier 2015. Il était prêtre, membre de la Province jésuite d’Afrique centrale. Né à Beveren-Waas le 10 juillet 1933, décédé à Louvain le 24 octobre 2015. Peu avant de quitter pour la dernière fois Servico pour se rendre en Belgique, quatre semaines avant sa mort, Gérard a fait creuser quelques trous dans le jardin de la communauté. Il a planté lui-même des avocatiers qu’il avait pris soin de sélectionner.

    Qui peut dire, dès lors, que ce que j’écris n’est pas vrai ?

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

     


    L'auteur s'entretient avec léditeur Harold Polis au sujet du roman Mille collines

     

     

     

  • Gide et la NRF, voici un siècle

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    Un Hollandais à Paris en 1921

     

     

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    P. Bernard, Max Jacob, Géo London, André Salmon 

     

     

    Lettre de Max Jacob à André Salmon, le 13 mai 1921 :

     

    Le bibliothécaire de la Reine

    le bibliothécaire de la Reine de Hollande et de toute la Hollande, le conservateur des Rembrandt et de toutes les peintures de la Hollande, ainsi que de plusieurs ordres et grades nationaux hollandais

    M. Byvanck

    de passage à Paris pour étudier l’art le plus moderne et qui, par l’entremise de notre ami Lucien Daudet, m’a interrogé sur les origines de la France contemporaine voudrait te voir.

    Nous nous sommes permis de lui donner ton adresse et je suis sûr que tu le recevras comme tu sais quand tu veux être gentil…

    … et crois à ma granitique fidélité.

     

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareCommentaire d’André Salmon, dans ses Souvenirs sans fin. 1903-1940 : « Max Jacob, qui badine, a beaucoup perdu en se débarrassant du savoureux M. Bijvanck. » Qui était donc ce savoureux Hollandais de passage à Paris ?

    Avant de côtoyer des écrivains à Paris au printemps 1921, W.G.C. Byvanck (1848-1925), avait rendu visite, trente ans plus tôt, à son ami Marcel Schwob, un séjour qu’il lui avait permis de nouer d’autres lien, par exemple avec Paul Claudel, Léon Daudet ou encore Jules Renard, un épisode de la vie de cet érudit dont on peut lire le compte rendu dans Un Hollandais à Paris en 1891. Homme de lettres tout aussi précoce que Schwob – alors qu’il entame ses études universitaires à l’âge de 16 ans, Goethe et Shakespeare n’ont déjà plus guère de secrets pour lui –, il montre à maintes reprises un réel talent à sonder la singularité d’une œuvre, ce que peu de ses compatriotes surent reconnaître : « Jamais un homme possédant un tel savoir et autant de qualités n’aura exercé une aussi faible influence sur son peuple » (Frans Drion).

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareL’ouvrage Claudel et la Hollande (textes réunis par Marie-Victoire Nantet, Poussière d’Or, 2009) rend un hommage plus que mérité au critique qu’il a été : dès 1892, le Hollandais a, chez « le génie effervescent » de l’auteur de Tête d’or, « saisit l’esprit de son œuvre, prêtant l’oreille à ce qu’elle veut dire et apportant une réponse qui ne réside ‘‘pas tant peut-être dans l’âme de celui qui parle que dans celle de celui qui écoute’’ ».

    Malgré sa boulimie de lecture et de savoir, le premier commentateur de l’œuvre de l’illustre inconnu qu’était encore Paul Claudel ne passait cependant pas tout son temps dans les livres. Une vision plus prosaïque de ce père de famille épicurien nous est par exemple donnée par le polytechnicien et romancier Édouard Estaunié, dans ses Souvenirs : « C’est un gros homme bon vivant, déclarant qu’au-delà d’un rayon de 150 kilomètres, la fidélité conjugale est une convention dénuée de sens, buvant sec, parlant haut, la dent souvent cruelle, mais au demeurant sympathique et fort agréable. […] Et je revois tout à coup cette soirée extraordinaire [les deux auteurs se retrouvent rue Vanneau devant des ortolans] avec un Byvanck plus éloquent que jamais, ivre délicieusement grâce au Bourgogne et poursuivant jusqu’à 2h. ½ du matin son discours dont les idées allaient s’épaississant ».

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareEn 1921, peu avant de quitter ses fonctions à la tête de la Bibliothèque Royale des Pays-Bas, qui, de son propre aveu, lui ont coûté maints efforts sans pour autant le combler, Byvanck séjourne plusieurs mois à Paris en vue, confie-t-il à quelques-uns de ses interlocuteurs, de rédiger Trente ans après, un nouveau livre sur les hommes de lettres. Comme ses occupations et la guerre l’ont tenu éloigné de la capitale française, il entend prendre le pouls de la jeune génération. Il retrouve quelques survivants de l’ancien temps et recueille les propos de plus ou moins jeunes comme Max Jacob, Henri Massis, Albert Thibaudet, André Salmon… Le volume envisagé ne verra jamais le jour. Cependant, le préretraité en a élaboré au moins une partie afin d’en faire paraître des pages dans sa chronique « Les contemporains » de l’Amsterdammer, hebdomadaire politico-culturel hollandais de premier plan alors ouvert aux plumes les plus antagonistes. Ce sont deux des volets en question (publiés respectivement les mardis 28 février et 7 mars 1922) qui suivent en traduction : une visite à André Gide et une autre à la rédaction de la NRF, voici, à quelques semaines près, un siècle. Dans une lettre du vendredi 20 mai 1921 adressée à Max Jacob, A. Salmon raconte qu’il vient d’accompagner Byvanck à la NRF (voir Max Jacob - André Salmon. Correspondance 1905-1944, p. 94).

    Le 25 mars 1922, W.G.C. Byvanck invita ses lecteurs à revivre, sous le titre « Guillaume Apollinaire », un peu des heures qu’il a passées avec André Salmon et Max Jacob dans l’évocation de l’auteur de L’Hérésiarque & Cie et de la nouvelle école de poésie ; Salmon se souvient de la mort de son grand ami poète, mais aussi de leur première rencontre. Le 8 avril 1922, Byvanck donna la première partie d’une étude sur ce même Salmon avec lequel il avait passé beaucoup de temps l’année précédente à parler, rire et flâner. Le courant était tout de suite passé entre les deux hommes…

     

     

     

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    W.G.C. Byvanck, par Jan Toorop (coll. KB Den Haag)

     

     

    W.G.C. Byvanck 

    La nouvelle école

    Visite à André Gide et à la rédaction de la NRF (1921)

     

     

    Aucune parole inconvenante ne pourrait m’échapper à propos d’une revue parisienne, quelle qu’elle soit. À l’instar de mes parents, je vénère la Revue des Deux Mondes ; je vénère la Revue de Paris et la nouvelle Revue de France en tant que rejetonnes de la première. J’ai assisté à l’émergence du Mercure de France que j’admire maintenant qu’il s’est affirmé, qu’il est confirmé, tout autant que je l’aimais à l’époque de son intéressante maigreur. Pour la Revue Universelle, je suis prêt à me battre et à sacrifier ma vie, et je pourrais toutes les énumérer en leur témoignant mon affection et en leur souhaitant un bonheur durable. Cependant, il en est une à laquelle j’ai donné mon cœur : La Nouvelle Revue Française, d’un aspect tellement soigné sous son habit à la teinte discrète – on sait d’où il vient –, si sensée et d’une gaie dignité quand elle se met à parler.

    En tant que telle, La Revue a son cap et sa mesure propres. Pas une seule tonalité pour chercher à en dominer une autre. La publication vit une période harmonieuse de son existence. Ainsi m’apparaît-elle. Elle dégage une force qui résulte du concours d’éléments variés.

     

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareJe rends visite à l’un de ses piliers, André Gide. Il séjourne en dehors de Paris ; une allée de verdure me conduit à son calme et grand cabinet de travail où il me reçoit. La pièce donne sur un paysage d’arbres.

    « Vous connaissez ça ? » me demande-t-il.

    Il me montre quelques volumes de Robert Curtius, des conférences sur le plus récent mouvement littéraire de France, que le jeune Alsacien a données au sein de différentes universités allemandes, certaines avant même la guerre.

    « C’est excellemment documenté, poursuit Gide. Le savoir étendu de cet auteur nous laisse interdit ; grâce à sa familiarité du climat qui règne chez nous et de la nature de ses compatriotes, il dissuade ces derniers d’aborder le sujet d’une façon par trop bienveillante. Bien entendu, le temps des rapprochements est de toutes les époques ; même si d’aucuns voudraient s’y opposer, on rétablit progressivement des relations entre ce qui a été séparé : mais avant d’en arriver à l’être ensemble, il faudra que bien des années s’écoulent. Les internationalistes qui font de la fraternisation un système en cherchant à l’imposer entravent leur dessein bien plutôt qu’ils ne le favorisent.

    » J’ai du mal à supporter ces gens qui, aspirant à faire aboutir leur volonté, se proclament ‘‘istes’’, m’avise mon interlocuteur. Je ne reconnais pas plus les internationalistes que les nationalistes. Pourquoi ne pourrait-on pas se dire tout simplement national ? cela nous conférerait une force dès lors qu’on se sent international dans notre époque et à notre tour.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» C’est ainsi que je comprends la vocation de l’esprit français, continue-t-il sur un ton grave. Voyez-vous, je suis loin de défendre le point de vue qui veut que nous nous serions enfermés par le passé ou que nous nous enfermerions dans la direction que nous indique ce même passé. Nous ne nous sommes jamais livrés à ce travers. Nous avons gardé les fenêtres ouvertes pour faire entrer l’air frais qui venait de l’extérieur. Où les brumes d’Ossian ont-elles pénétré plus avant et plus rapidement que dans la France du XVIIIe siècle ?

    - En effet, je crois bon de remarquer, Ossian est même devenu une mode qui s’est répandue dans le reste de l’Europe. Et la République n’a-t-elle pas, en une époque d’exaltation nationale, conféré la nationalité française à Schiller eu égard à ses « brigands » ? n’a-t-elle pas fait honneur aux théories esthétiques de Lessing ?

    - L’enthousiasme, relève Gide, c’est ne pas garder la tête froide. Il stimule et permet des découvertes. Nous avons envoyé Mme de Staël à la recherche de l’Allemagne. Par la suite, dans un cas pareil, on fait l’inventaire des découvertes. Je sais les efforts que cela coûte, mais je connais tout autant les fruits qui en résultent dès lors que l’on fait de son mieux pour intégrer en tout l’authentique étranger dans notre littérature. C’est ce que je me suis moi-même appliqué à réaliser pour Shakespeare ; non sans succès, je présume. Justement, vous me trouvez en train de travailler à une transposition de ses sonnets. »

    De la main, il me montre, épars sur son bureau, quelques feuillets à moitié couverts de son écriture. Sans doute tendons-nous l’un et l’autre, durant quelques secondes, à nous cramponner à ce beau sujet qu’est Shakespeare, lequel nous tient à cœur à tous les deux ; cependant, Gide ne souhaite pas rompre le fil de son argumentation. Il lui reste à tirer une conclusion à propos de la vocation de la France.

    « Pourquoi, au fond, ne pas penser en premier lieu au national ? s’interroge-t-il. Il n’y a vraiment aucune raison de moins l’estimer, il convient au contraire de le placer à la hauteur de ce qu’il exige de nous.

    » En France, on assiste encore et toujours à une lutte entre les classiques et les romantiques ; oui, cette vieille bataille perdure. Est-ce la raison qui doit triompher dans le domaine de la vie de l’esprit ? Est-ce à l’ordre de prévaloir et d’agencer les rapports mutuels en un ensemble harmonieux ? Ou est-ce à l’imagination, aux sentiments inconscients, de prédominer et de nous révéler de nouveaux possibles ?

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» Je ne saurais me ranger sous la bannière de l’un ou de l’autre des partis tant qu’ils formulent leur programme de manière aussi stricte. Le classicisme revêt de fait quelque chose de froid et de mort, le romantisme quelque chose de capricieux et de peu fiable. Mais il me faut reconnaître que mon esprit a une prédilection pour le classicisme, et je crois que le véritable national français rejoint la pensée classique.

    » Permettez-moi de préciser ma thèse. Ces jours-ci, je n’ai cessé de réfléchir à ce problème, et je pense être à même de tirer une conclusion. La question se résume à ceci : que devons-nous considérer comme plus substantiel, plus énergique ? l’image qui émerge soudain et nous surprend par sa nouveauté, qui attire le regard par son éclat, ou bien l’idée équilibrée qui se met à nous fasciner à partir du moment où nous apprenons à la considérer comme un tout ? À supposer que ce soit le mode d’expression qui nous frappe, il y a dès lors un danger de voir la forme primer sur le sentiment, de voir la préciosité nous aveugler, la parure primer sur la force incarnée.

    » Pour ma part, je ne peux que donner la préférence à l’impression décantée que laisse le sentiment – un sentiment maîtrisé de sorte à ce qu’il ne nous écarte aucunement, par le pathétique, de la vérité de l’image. En conséquence, la première impression va souvent nous rester sans le moindre risque que l’image ne nous affecte. Comparons une scène religieuse de Rubens avec un tableau de Poussin. Dans un premier temps, on ne va peut-être penser qu’à la contradiction entre effervescence d’un côté et circonspection de l’autre, toutes deux déployées pour affronter la réalité de la vie passionnée ; dans un second temps, on va déceler la force des œuvres, chacune nous parlant à travers l’ordonnancement de la composition, force contenue d’une représentation qui a cherché à éviter le singulier pour mettre en avant la dimension universelle de l’homme.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» Voilà, j’en arrive là où je voulais être ! s’exclame Gide non sans satisfaction. Devenue proverbiale, cette dimension universelle n’est pas sans rappeler une pièce de monnaie, usée par l’usage, dont on accepte la valeur sans même prêter attention à l’effigie ni aux chiffres. Cependant, celui qui a des yeux pour voir et un esprit pour enregistrer ce qui est écrit, ressent l’incandescence de vie singulière qui anime les alexandrins des grands classiques, l’inspiration qui emplit les formes majestueuses.

    » En l’espèce, on acquiert de la grandeur par le sacrifice de sa propre manière, une nouvelle vie en propre en renonçant à son individualité. Doit-on appeler cela le fruit de l’esprit classique ou parler tout simplement de l’humain au sens propre qui rayonne dans l’œuvre de notre grand siècle ? L’humanité ! Le national et l’international ne se trouvent-ils pas là heureusement réunis ?

    » Quel peuple a pu faire sien le principe du classicisme de façon naturelle, grâce à une stricte discipline de l’esprit, si ce n’est le peuple français ? En matière d’art, nous sommes les héritiers des Anciens. Et ne croyez pas que je cherche à exclure complètement l’Allemagne. Avez-vous entendu ne serait-ce que l’un des mots de respect que nous avons pu exprimer à l’égard de Goethe ? C’est ainsi. Car lui aussi est l’un des représentants du classicisme. Il en porte la grande marque. Ne croyez pas que la France manque aujourd’hui de représentants du principe classique. Bien entendu, vous connaissez Marcel Proust et son style incomparable ainsi que sa vision des choses, qui est parmi les plus singulières tout en étant parfaitement universelle. Mais connaissez-vous aussi Paul Valéry, le poète ?

    » Puis-je vous retenir, du moins si vous n’êtes pas pressé ? J’ai du temps. Si nous nous remettions à parler de Shakespeare ? »

     

     

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    Le boulevard Saint-Germain et ses environs – ce n’est pas Paris dans tout son éclat, mais Paris dans tout son sérieux. À l’une de ses extrémités, la vieille distinction, l’autre étant à l’ombre de la désuète et imposante piété de Saint-Sulpice. Dois-je aussi mentionner l’Odéon, l’intérieur comme l’extérieur de l’édifice aux délectations artistiques un rien glacées ?

    Je les aime bien, ces coins de la métropole qui ne s’imposent pas à grands bruits, ces ruelles qui nous emportent du sage boulevard, artère principale, à de mystérieux lointains, la rue du Bac et ses souvenirs, la rue de Bellechasse au nom aristocratique, aux appartements auxquels on n’accède qu’après avoir franchi une cour et un perron, la rue des Saints-Pères où l’on se met à parler spontanément à voix feutrée…

    Parmi tous ces témoignages d’un passé qui nous chuchote à l’oreille, peu à peu émerge tout de même une nouvelle vie dans un monde qui prend celle-ci au sérieux et dont l’intérêt fondamental est d’en accroître la valeur.

    toile de J. Cluseau-La Nauve (1934)

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareVoyez là, pas très loin de l’Odéon, dans cette petite rue au nom provincial, la rue du Vieux-Colombier, l’entrée, sans le moindre clinquant, du théâtre éponyme, et ici, dans la calme rue Madame, la porte de l’humble librairie de la Nouvelle Revue française !

    Me voici arrivé à destination. Le vendredi après-midi, l’endroit accueille la rédaction de la revue. Traversant une boutique exiguë – murs couverts de rayonnages de livres, comptoir, chaises, sol pavé de petits volumes virginaux caractéristiques de la maison –, on approche de l’âme des lieux, de l’irradiant sanctuaire, du siège de l’autorité. On frappe à la porte, on entre (oh ! quelle pièce simple et vieillotte, petite-bourgeoise avec son canapé et ses chaises placées autour de la table en acajou) ; si nécessaire, on se présente, puis on cherche une place et, de manière informelle, on participe bientôt à la conversation. Tout cela sans observer le moindre protocole.

    Les Français éprouvent le besoin de se voir souvent. On passe en revue ce qu’il convient de faire. On prend des repères et échange des informations ; on attend de l’étranger qu’il fasse de même. Je suis assis à côté de M. Gallimard, le simple et aimable patron de la maison ; en face de moi, Jacques Rivière qui, d’une physionomie jeune, dégage un certain amour propre ainsi qu’une touche d’autorité.

    Nous sommes à l’époque des négociations entre Paris et Londres, on espère qu’Aristide Briand saura porter haut la cause de la France face à Lloyd George et affirmer la position de son pays relativement aux atermoiements de l’Allemagne.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare« Je ne peux imaginer, dit Rivière, qu’ils soient totalement inflexibles de l’autre côté du Rhin. Certes, nous ne nous comprenons pas, nous sommes deux peuples de nature totalement différente. Par sa longue histoire, la France a acquis une personnalité bien à elle, elle entend la conserver intacte, elle est au fond d’elle-même conservatrice, elle veille à d’abord préserver son honneur, elle tient au droit qu’elle a acquis : si une part venait à lui être retirée, elle estimerait son honneur entaché.

    » Quand, sous le coup du destin, elle a dû céder l’Alsace-Lorraine, il ne s’est pas seulement agi d’une blessure, mais d’une humiliation profondément ressentie ; les hommes portaient tellement ces contrées dans leur cœur qu’ils ont tenu à combattre jusqu’au bout, au risque de voir le pays aller à sa perte, d’avoir à le défendre au pied des Pyrénées, ainsi qu’on a pu le dire lors de la dernière guerre.

    » Prêtez attention à cette question de mental, voyez combien nous avons ressenti la paix de Versailles comme la réhabilitation de la France. L’Allemagne, en revanche, a fait preuve d’une conception totalement autre du patriotisme. Dès qu’elle a pressenti qu’il lui faudrait renoncer à sa volonté de conquête, elle n’a pas tardé à déposer les armes et s’est jetée aux pieds du président Wilson, de même que, peu après, en raison des difficultés qu’elle rencontrait, à ceux du président Harding tout juste élu – non sans avoir agoni Wilson puisqu’elle n’avait pas atteint son but.

    » Point n’est besoin de dresser une liste de toutes les actions des Allemands. Malgré les sommes qu’ils consacrent à la propagande, ils n’ont aucune conscience de l’image qu’ils renvoient au reste du monde ; ils ont tout simplement oublié ce qui s’est passé. Leur mémoire est une feuille de papier vierge…

    » Ce serait certainement une injustice de considérer, à partir de notre point de vue, par exemple le peuple allemand, comme étant sans défense dans sa totalité, lui qui a un rôle particulier à remplir dans le monde. Pour notre part, nous avons peut-être trop voulu montrer que nous étions les vainqueurs. Notre générosité – j’espère que personne ne niera la générosité de la nation française –, aurait pu, je ne dis pas combler le fossé entre les deux nations, mais le réduire et en adoucir les abrupts. »

    Jacques Rivière

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareÀ ce moment-là, je me crois obligé de remarquer qu’en France, tout étranger peut se sentir rapidement chez soi. De la manière la plus inattendue, dans ce pays, telle ou telle chose nous rappelle l’universalité qui unit tous les hommes.

    « Lors de l’un de mes premiers voyages en France, c’était à bord d’une diligence, dans le Dauphiné si je me souviens bien – ainsi j’entame mon histoire –, j’ai fait la connaissance d’un gendarme très volubile ; il s’est montré très curieux dès qu’il a compris qu’il était en présence d’un étranger. Il m’a prié de le suivre chez lui pour y goûter son vin. Il a commencé à me poser des questions et m’a demandé si j’avais des papiers sur moi. Je n’avais rien d’autre qu’un passeport national. Il a déplié solennellement le document, rivé ses yeux dessus, mais déchiffrer un papyrus eût été moins compliqué que de décrypter les mentions hollandaises. Il m’a considéré, a réfléchi puis m’a gratifié de cette conclusion : ‘‘C’est bien drôle, Monsieur, quand je vous entends, je vous comprends parfaitement, mais quand je vous lis, je n’y vois plus rien. Voilà bien une preuve que tous les hommes sont frères.’’ Et je vous assure, le bonhomme avait des manières prévenantes.

    - Il est flatteur d’apprendre que nos gendarmes tiennent des propos agréables, commente M. Rivière. C’est toujours ça de pris. Quand je pense à ce qui nous sépare de nos voisins allemands, cela me peine tout de bon. Cette séparation est ancrée dans la nature des deux peuples. Le fait que les Allemands ne se sentent pas coupables et ramènent tout à eux, c’est là une caractéristique que tout le monde n’est pas à même de leur pardonner. Or, je pense qu’ils nous adressent les mêmes reproches. Cela aussi, c’est universel. Mais chacun voit et entend les choses à sa façon.

    - Un Français se fie à son œil. Il se fait, sans intermédiaire, une impression de l’environnement dans lequel il se trouve. Elle ne peut être trompeuse. En tout cas, il s’y raccroche, et c’est à partir d’elle qu’il se forge un avis. Ce qu’il a vu une fois, ça reste en lui, ça se grave dans sa mémoire. Il n’oublie pas et il ne pardonne pas. En tout cas, il ne pardonne pas à la légère.

    - Ce que l’œil est au Français, l’oreille l’est à l’Allemand. Ce dernier recueille des impressions flottantes. Il n’est pas l’homme du réel, mais celui des sentiments. Voulez-vous que je me résume en un mot ? Ce n’est pas l’homme de l’être, mais l’homme du devenir. L’opportuniste-né ! Il guette sa chance, il est inventif ; pour se tirer d’une situation, il sait changer radicalement de cap. Voilà pourquoi il ne nous paraît pas fiable. Je dis bien : paraît, parce que c’est effectivement sa nature, et parce qu’on est obligé d’en tenir compte. C’est pourquoi il est bon que le traité avec l’Allemagne prévoie des sanctions. Mais il nous faudra les appliquer avec prudence.

    W.G.C. Byvanck

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare- Pour la France et l’Allemagne, apprendre à se comprendre représente un grand défi. Les deux peuples vont devoir faire des concessions et chercher à se compléter sur bien des points. Si la France a la bonne idée de ne pas en rester à sa première impression, et donc de faire une place au devenir, alors sa reconquête du territoire ne restera certainement pas infructueuse. En l’espèce, on ne peut parler de Sachlichkeit ni d’un côté ni de l’autre du Rhin. »

    J’estime l’heure venue de prendre congé de la compagnie. Traversant le vaste et vieillot jardin du Luxembourg bien aéré, je regagne mon logement.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    des images de Gaston Gallimard et de Jean Schlumberger