Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

traduction - Page 3

  • Ricaner dans la nuit infinie

    Pin it!

     

     

     

     

    Roderik Six

    à propos de La Chambre noire de Damoclès

     

     

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardNé en 1979, le Flamand Roderik Six est, à ce jour, l’auteur de quatre romans aux éditions Prometheus : les « trois V » ou la trilogie du mal : Vloed (2012), qualifié de premier roman « climatique », Val (2015) et Volt (2019). En ce début d’année vient de paraître Monster. Dans De boekendokter (2014), l’écrivain a rendu hommage à un confrère et ami disparu à l’âge de 35 ans, Thomas Blondeau.

    Récemment, Roderik Six a consacré un essai au plus célèbre roman du Néerlandais Willem Frederik Hermans, à savoir De donkere kamer van Damokles (1958) paru en traduction aux éditions Gallimard : La Chambre noire de Damoclès (2006).

    C’est la version française de cet essai – laquelle a fait l’objet d’un atelier de traduction zoomiste avec des étudiant(e)s de l’Université Radboud de Nimègue – que nous donnons ci-dessous.

     


     

     

     

    Ricaner dans la nuit infinie

     

    Tout le monde rêve d’être un héros.

    Aussi, pour Henri Osewoudt, la Seconde Guerre mondiale arrive à point nommé. Alors qu’il n’a que 19 ans, il a l’impression que sa vie s’est immobilisée dans un grincement. À Voorschoten, bourg arriéré, il tient un petit tabac ; chaque soir, il lui faut partager le lit avec Ria, sa laide épouse qui est aussi sa cousine germaine. On est en 1939. À l’horizon point une promesse d’aventure : pour stopper l’avance allemande, on appelle les hommes jeunes sous les drapeaux. Malheureusement pour lui, le petit Osewoudt est réformé – il lui manque un demi-centimètre ; en manière de consolation, on l’autorise à monter la garde, armé d’un fusil hors d’âge, devant le bureau de poste.

    On ne saurait appeler vie ce qui ne renferme rien de plus qu’un ennui incarné. Or, ne voilà-t-il pas qu’un mystérieux inconnu vient changer cet état de choses. Comme si de rien n’était, l’officier Dorbeck entre dans la boutique d’Osewoudt – on dirait deux parfaits sosies, à ceci près que le premier est plus beau et plus courageux que le second. Alors que le débitant de cigares dépérit dans un quotidien tout rabougri, Dorbeck opte pour une vocation pleine de risques : la résistance et la clandestinité. Il tend la main à Osewoudt : ensemble, ils combattront l’occupant.

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardPendant les missions qu’il accomplit la nuit venue, ce dernier reprend vie. Du jour au lendemain, le voilà qui exécute des gens ; du jour au lendemain, le voilà qui se coule dans des villes plongées dans l’obscurité, porteur des messages codés ; du jour au lendemain, le voilà qui se glisse entre des draps avec une belle espionne. Le fait qu’il ne revoit jamais son mentor Dorbeck ne l’inquiète pas : il reçoit les instructions de ce dernier par téléphone et éprouve un plaisir sans mélange à mener, dans l’ombre, une existence de héros. Une fois la guerre terminée, une médaille lui échoira à coup sûr.

    L’amateur familier de l’univers sadique de W.F. Hermans sait que les espoirs d’Osewoudt seront réduits à néant. À la Libération succède la désillusion : les Alliés arrêtent le jeune homme, on l’accuse de haute trahison – beaucoup trop de ses connaissances ont été dénoncées et déportées pour que cela ne paraisse pas suspect. Le seul à même de le disculper, l’illustre chef Dorbeck, demeurant introuvable, le boutiquier est dans l’incapacité de prouver qu’il se trouve du bon côté de l’Histoire. L’épée de Damoclès pendille au-dessus de sa tête. À la dernière page du roman, Hermans tranche le fil ténu et scelle ainsi le sort d’Osewoudt.

    La question centrale à laquelle le lecteur de La Chambre noire de Damoclès doit répondre correspond à une énigme qui taraude Osewoudt lui-même : Dorbeck a-t-il existé ? Osewoudt aurait-il créé un double pour échapper à son existence mesquine ? Compte tenu de ses antécédents psychiatriques – une mère déclarée folle après qu’elle a eu tué son mari –, on ne peut exclure, en ce qui le concerne, un cas de dédoublement de la personnalité, ce en quoi lui-même ne semble pas croire. N’a-t-il pas pris trop plaisir à son existence héroïque pour en reporter tout le poids sur un alter ego ?

    Le thème d’un double meilleur (ou pire) que soi est un classique du canon littéraire. On pense spontanément à L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert L. Stevenson, au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ou à un roman plus récent :  Fight Club de Chuck Palahniuk. Cependant, mener à bien pareille entreprise ne va pas de soi. Il revient à l’auteur de disséminer assez de points de ressemblance pour semer le doute tout en gardant les (deux ?) protagonistes suffisamment séparés l’un de l’autre afin d’entretenir une tension entre eux. Chose que réussit W.F. Hermans avec virtuosité : à la fin du roman, le lecteur hérite du dilemme – il existe autant d’arguments en faveur de l’une des interprétations que de l’autre.

    Mais est-ce important ? Sous le thème du double se propage un nihilisme qui dévore tout. Alors que le détenu Osewoudt entame une conversation avec un SS, le romancier déploie sa vision du monde. Le jeune Allemand nie toute moralité : « Celui qui sait qu’il mourra un jour ne peut concevoir une morale absolue ; pour lui, la bonté et la miséricorde, c’est de l’angoisse déguisée et rien d’autre. Pourquoi adopter un comportement moral alors qu’on est de toute façon condamné à mort ? Tout le monde se retrouve un jour ou l’autre condamné à mort. »

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardL’inévitable mort décharge chaque être humain de toute moralité – dans l’univers absurde de Willem Frederik Hermans, des termes tels que « bien » et « mal » ne sont que creux bêlements. Que nous importe qu’Osewoudt soit un aliéné ou une pauvre andouille tombée dans le piège d’une conspiration ? La réponse du SS, sa devise, est on ne peut plus simple : Désespérer et mourir !

    Heureusement, dans l’univers cruel de Hermans, une place revient aussi au rire. La Chambre noire de Damoclès regorge de clins d’œil sardoniques. Ainsi, la trame du roman d’espionnage forme l’antipode maladroit de ce que l’on trouve en principe chez un Ian Fleming. Pas d’action rationnelle, pas de dîners dans des casinos où l’on rivalise d’élégance à côté de triples scélérats, pas de femmes fatales en robe du soir. Hermans détaille le nombre de trams et trains qu’Osewoudt doit prendre pour atteindre ses destinations « aventureuses » ; les réunions clandestines se déroulent dans des arrière-salles miteuses ; les ébats sexuels tournent à une pathétique gymnastique.

    Il faut dire que la base d’opérations du boutiquier est, non une métropole à la mode, mais un bourg de rien du tout, le trou du cul du monde pourrait-on dire en exagérant un peu. Son tabac porte comme enseigne le nom Eurêka, mais sous l’effet de la rouille, les lettres « E » et « K » se sont estompées si bien qu’on lit « urea », autrement dit le latin d’urée, ce résidu physique qu’on appelle couramment « pisse ». De surcroît, dans un cadre nihiliste, il est assez drôle de voir Osewoudt aller au-devant de son destin… en pyjama. N’avez-vous jamais fait ce honteux cauchemar : vous vous présentez à la plus importante réunion de votre vie... en peignoir ?

    Chacune des pages de La Chambre noire de Damoclès manifeste la maîtrise de W.F. Hermans. Chaque moyen littéraire est au service du matérialisme profondément ancré dans l’esprit de l’auteur, sans que le lecteur n’ait jamais l’impression d’être en train de lire un pamphlet philosophique. Tout le monde rêve d’être un héros, tout le monde finit en lâche. L’homme est une créature insignifiante qui trébuche, nue, dans le noir, incapable de changer son destin. À chaque fois que cet empoté d’homoncule se cogne la tête, on entend Hermans ricaner entre les lignes. Et le lecteur de ricaner avec lui.

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimard

    Roderik Six       © Johan Jacobs

     

     

  • TRIBUNE LIBRE

    Pin it!

     

     

     

    Chantons avec ces gens-là

    ou la traduction

    comme l’une des voix / voies de l’exotisme

     


    Marieke Lucas Rijneveld, poésie à la ferme 

     

     

    Traducteur de poèmes de Marieke Lucas Rijneveld et de son tout premier roman – Qui sème le vent, éditions Buchet/Chastel, dont la version anglaise The Discomfort of Evening a remporté en 2020 l’International Booker Prize –, je prends la plume en raison du tohu-bohu auquel on assiste depuis que d’aucuns ont dénoncé le fait que la Néerlandaise avait été choisie, par les éditions amstellodamoises Meulenhoff – naguère prestigieuses –, pour traduire des vers de la jeune Américaine Amanda Gorman, autrement dit un recueil devant être préfacé, semble-t-il, par Oprah Winfrey.

    Depuis, Marieke Lucas Rijneveld a renoncé à ce projet. Je me sens d’autant plus poussé à jeter mon grain de sel dans la cohue que la plupart des médias francophones parlent à son égard de « poste de traductrice » sans être à même de citer correctement le titre de son roman récompensé.

    Traduisant le titre anglais, ils nous parlent d’Inconfort du soir, d’Inconfort nocturne ou encore du Déconfort du soir alors qu’une recherche primaire et élémentaire sur internet leur aurait permis de trouver les mots justes, et tout simplement l’édition française sur le site de l’éditeur*. Bien que vieilli, le mot « déconfort » existe certes, mais il signifie : état d’une personne qui a perdu courage, faute de secours. Peut-être est-ce, après tout, le cas de Parka, le personnage central du livre de Rijneveld. Dans ma grande générosité, je viens cependant un peu au secours de ces innombrables déconfortés ainsi que des démineurs éditoriaux.

    couv MLR.jpgJe ne m’offusquerai pas du fait que les agences de presse, et, dans leur foulée, la quasi-totalité des perroquetants médias francophones, mentionnent – à propos de cette affaire qui concerne deux dames sous le feu des projecteurs –, la traductrice noire d’une poète noire tandis qu’aucun, pour ainsi dire, ne nomme le traducteur blanc – naguère filasse – d’une poète et romancière blanche et blonde comme les blés. L’information transmise par ces personnes touche au ridicule quand on sait qu’il existe déjà, depuis des semaines, deux traductions néerlandaises du poème The Hill we climb d’Amanda Gorman. L’une, que l’on doit à Katelijne De Vuyst, est en ligne sur le site du quotidien flamand De Standaard. Cette traductrice blanche – qui a, comble de l’horreur, traduit une kyrielle d’auteurs mâles africains –, va-t-elle devoir poser rétroactivement un genou à terre devant Mme Deul ? Et que dire de l’autre traduction, celle de la main du blêmo-batave poète Menno van der Beek**, laquelle a paru dans un quotidien d’obédience… chrétienne, autrement dit, en hollandais courant, protestante. La Noire universelle (καθολικός) traduite par un Blanc schismatique ! Mme Deul & Cie ont-elles un tant soit peu connaissance de l’universalité de la personne de Mlle Gorman et de son poème ? Étonnant de voir les médias européens anticatholiques par confession et profession porter aux nues le catholique Biden et son coryphée féminin…

    Voici donc ma transposition franco-brelienne de cet inepte méli-mélo que Reiser eût intitulé, non pas, Un soir d’inconfort lamentable, mais On vit une époque formidable !

     

    Chez ces gens-là, on estime que Marieke Lucas Rijneveld, jeune et blonde poète blanche et romancière blond et blanc*** des Pays-Bas est trop pâlotte ou pas assez noiraud – du moins dans ses fibres et neurones – pour traduire des vers de la poète ou du poétesse Amanda Gorman à qui il aura suffi de prendre la parole durant quelques minutes lors de l’investiture du pâlichon Joe Biden pour devenir mondialement connu.e… en Chine, au Qatar, aux Philippines, en Birmanie, en Namibie, en J’en-Oublie. Il lui aura suffi de prendre quelques minutes la parole pour que des maisons d’édition, sises sur cette face-ci du globe, se jettent sur son œuvre à peine écrite afin d’en acheter les droits. Histoire de ne pas gaiement tailler dans le lard, je laisse de côté les considérations trébuchonnantes qui président à pareille décision. De même, je laisse de côté l’inexpérience de Marieke Lucas Rijneveld en tant que traducteur.trice soulignée par la presse néerlandophone. Tout ceci a bien peu de rapport avec la littérature et encore moins avec l’acceptation de l’autre en soi qui commence par l’acceptation de soi-même au cœur de soi, réalité première que quelques esprits, qui se sont autrefois exprimés sur le parchemin ou le sable, nous ont transmise… sans le secours de Meulenhoff ni d’ailleurs de la moindre maison d’édition.

    Ces gens-là n’pensent pas, Mademoiselle, ces gens-là crient.

     

    MLR - Plats Pays 3.jpgChez ces gens-là, on ne lit pas grand-chose, on n’a jamais lu De avond is ongemak, ni The Discomfort of Evening, ni Nelagoda večeri, ni Was man sät, non plus qu’Il disagio della sera, autrement dit, le premier roman de Marieke Lucas Rijneveld publié en français sous le titre Qui sème le vent. Ces gens-là qui se plaisent à interdire à tout-va omettent de relever que la censure a commencé son travail avant même la parution anglaise de ce livre, version couronnée, comme on le sait, par l’International Booker Prize : à l’initiative de quelque rédacteur ou éditeur londonien bégueule, et non pas de la traductrice Michele Hutchison, la version en langue anglaise a en effet caviardé plusieurs passages, autant d’allusions drôles, grinçantes et cyniques, soit à la sexualité, soit à Hitler.

    Ces gens-là n’lisent pas, Mademoiselle, ces gens-là trichent.

     

    Chez ces gens-là, Mademoiselle, on intime aux Africains et aux Surinamiens de ne jamais chanter le moindre air de Monteverdi ou de Purcell : selon eux, ils seraient incapables de se déplacer dans l’âme et dans la chair des compositeurs et des librettistes tout aussi blancs que des cachets d’azithromycine. Chez ces gens-là, on m’intime de ne plus traduire d’écrivains qui, à l’instar de Marieke Lucas Rijneveld, sont d’éducation calviniste, d’un autre sexe que moi ou d’une absence ou duplicité de sexe, ou bien qui ont une connaissance avérée des bovidés. Ayant grandi dans une ferme, Marieke Lucas Rijneveld continue, entre deux poèmes, deux chapitres d’un livre ou deux pages d’une traduction en chantier, de prendre soin de quelques vaches. Or, je ne suis pas censé – guère plus, sans doute, que les traducteur.rices de langue albanaise, arabe, bosniaque, azéri, bulgare, chinoise, japonaise, danoise, estonienne, géorgienne, grecque, hongroise, coréenne, croate, lituanienne ou macédonienne (autant d’idiomes dans lesquels une traduction du roman couronné est annoncée) – être familier du non-binarisme, des arcanes de la Bible non plus que des pis et autres bouses encore fumantes et odorantes. Il se trouve qu’avant même la naissance de Marieke Lucas Rijneveld, j’apprenais à traire les vaches de mes petits doigts de gamin puisque, dans ma famille, à défaut de Bible, de théories quelconques alors insoupçonnées, et du moindre livre, on « possédait » en tout et pour tout une poignée de vaches, quelques poules et lapins ainsi que, tout au plus, un ou deux cochons. Ces gens-là, Mademoiselle, vont m’accuser de zoophilie pour avoir, à six ou sept ans, manipulé et caressé des trayons, m’accuser de maltraitance animale pour avoir, vers le même âge, tenu un seau ou une grosse poêle sous le cou du cochon qu’on égorgeait, ou encore, à dix ou douze ans, aidé, à renfort d’un bout de bois et de cordelettes, une vache à vêler au milieu de la nuit… Être étranger.ère, pendant l’enfance, aux théories universitaires, à la Bible des États, à la littérature, condamne ainsi, selon ces gens-là, toute personne à ne pouvoir jamais traduire la moindre phrase ataviquement batave, à ne jamais pouvoir se glisser dans la peau d’une personne qui écrit dans une quelconque autre langue que la sienne.

    Ces gens-là n’causent pas, Mad’moiselle, ils décrètent.

     

    MLR Kalf.jpgChez ces gens-là, on dit qu’elles sont bien trop belles pour moi – pour que je sois admis à les transposer dans ma langue maternelle, langue que j’ai apprise dans les livres, en particulier dans le meilleur dictionnaire qui soit, Le Dictionnaire des idées reçues, et plus encore dans son liminaire, Bouvard et Pécuchet, puisqu’on parlait, dans mes enneigées montagnes natales, un français très approximatif et assez patoisant –, qu’elles sont mille fois trop belles pour moi les œuvres de tel écrivain d’expression néerlandaise d’origine maghrébine qui n’aime guère l’islam ; celles de tel autre, lui aussi d’origine sémite, qui apprécie peu ses cousins juifs ; celles d’un chrétien qui goûte la tradition hébraïque mais un poil moins l’islam ; celles d’un romancier, pour sa part juif, qui écrit ses livres dans le bureau où Marilyn venait s’allonger pour confier ses secrets à son psy ; celles d’un poète converti au catholicisme vilipendé par la plupart de ses pairs ; celles d’une femme devenue, entre le début et la fin de la traduction de l’un de ses essais à laquelle je me consacrais, homme ; celles de cette fière Brabançonne ayant décliné d’un grand sourire l’invitation de Brodsky à passer une nuit avec lui ; celles de cet incomparable romancier blanc qui ne s’endort jamais dans sa chambre noire avec sa femme aussi noire qu’Obama ; celles d’une dame, bien éduquée sous tous rapports, qui voyage vers l’enfant ; celle d’un poète assassin ; celles d’insulaires athées couleur ébène ou de continentales agnostiques couleur cuivre – ou je ne sais en réalité celles de qui, de que, de quoi au juste, celles de ces êtres humains qui ont, plus ou moins, à un moment donné, à l’instar d’un Segalen, plongé leur plume dans l’encre de l’exotisme, altérité la plus radicale…

    En attendant que je comprenne ces gens-là, Mad’moisel’, y’a celle qui est belle comme un poème, et qui m’aimait pareil que moi je l’aime, et que j’ai pas le droit, selon ces gens-là, de traduire, parce qu’elle est noire, d’un noir d’encre jusqu’au bout des ongles, jusqu’au tréfonds de la moelle et des entrailles – si ce n’est qu’elle pose de sa plume, de sa langue, de tout son corps, de ses gémissements, un point blanc tout au bout de son poème, Mad’moisel’, tout à l’extrémité jouissive et jouissante du poème de sa vie, du dernier vers de sa vie… un p’tit point blanc, tout p’tit, tout blanc, son point blanc : son clitoris excisé.

     

    Mais i’ se fait tard, Mad’moisel’, faut que j’rentre chez moi au milieu des vaches, des dicos, des dildos et des cochons. Comme vous devez vous en douter, i’ m’reste quelques chats à…

     

    Daniel Cunin

     

     

    MLR avond.jpg* On peut regretter que l’une des rares voix qui aurait pu corriger le tir et redorer le blason journalistique ne soit plus correspondant d’un quotidien français, Libération pour ne pas le nommer. Sylvain Ephimenco, qui a adopté le néerlandais comme langue d’expression, est depuis une trentaine d’années chroniqueur du quotidien national hollandais issu de la Résistance Trouw : au sujet de cette affaire, il est l’une des voix à oser nommer, aux Pays-Bas, les choses par leur nom. Je souligne que je n’ai jamais rencontré ni échangé le moindre mot avec ce compatriote. Quant à Anthony Bellanger, que je ne connais pas non plus, il nous mène en bateau, sur franceinter.fr, donc avec l’argent du contribuable, en faisant son petit savant, mélangeant des pans d’histoire batave, sous un titre burlesque, et avec des anachronismes dignes d’un élève de maternelle : « Pour ma part je voudrais que nos auditeurs comprennent qu’il s’agit, de la part de Marieke Lucas Rijneveld, d’une renonciation douloureuse mais généreuse et très néerlandaise et certainement pas d’une défaite : au fond, elle renonce pour laisser au ‘‘pilier’’ noir néerlandais une chance de s’exprimer et donc de s’intégrer plus vite. » Ce qui revient, selon l’un des écrivains hollandais encore capable de lire le français, à « expliquer que l’élite parisienne agresse sexuellement des mineurs parce qu’il existe une tradition française de pénétration anale à grand renfort de baguettes ».

    ** Heureusement pour lui, cet auteur s’appelle Menno van der Beek (Menno du Ruisseau) et non pas Menno van der Bleek (Menno de la Pâleur / de la Blêmitude).

    *** Je tiens à préciser que je découvre, tout en écrivant ces lignes, que mon logiciel s’est semble-t-il mis à l’air du temps puisqu’il ne corrige pas les accords féminins/masculins, par exemple dans : « jeune et blonde poète blanche et romancière blond et blanc », « est trop pâlotte ou pas assez noiraud », « de la poète ou du poétesse ». Dans le même temps, il continue de refuser l’écriture inclusive. Cela dit, ce sont là des questions qui ne se posent guère en néerlandais, les accords et différences en question ne se faisant pas. De là, la difficulté, par exemple, de traduire un.e auteur.trice qui ne se définit pas sexuellement ou qui tend à l’hermaphrodisme, un défi littéraire bien supérieur à toute question de couleur de peau, de passé colonial ou esclavagiste… Notons qu’aux Pays-Bas, une directrice est encore et toujours un directeur, une enculeuse de mouches toujours un enculeur de mouches (kommaneuker = enculeur de virgules), le féminin ayant, quant aux professions, plus de mal, dans la langue que dans les hôpitaux, à changer de sexe - ceci pour des raisons tout à fait autres que celles d’ordre idéologique.

     

    Pour le reste, je renvoie à un entretien publié dans Le Point : Valérie Marin La Meslée interroge René de Ceccaty ou encore à un billet d’humeur de deux autres de mes renommés confrères, à savoir André Markowicz : « Les affaires hollandaises, notes d'un traducteur » et Jean-Yves Masson (en bas de cette page). Et bien entendu à la réponse formulée par Marieke Lucas Rijneveld sous la forme du poème « Tout habitable ».

    Ce billet d’humeur a paru à l’origine

    sur le site profession-spectacle.com.

     

    MLR - 4EME.jpg

     

     

  • Cible Eisenhower

    Pin it!

     

     

     

    UN THRILLER DE MICHIEL JANZEN

     

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzeny

     

    Né en 1967 aux Pays-Bas, Michiel Janzen est un auteur de thrillers qui portent sur la Seconde Guerre mondiale. Ses romans appartiennent à la « faction », un genre qui mélange faits et fiction. En 2012, il a signé le livre de management Denken als een Generaal (Penser comme un général). Son premier thriller a paru aux éditions Lannoo sous le titre De aanslag die moest gebeuren (L’Attentat qui devait avoir lieu, 2018). Les deux suivants ont été publiés par la même maison : Hitlers Geheime Ardennencommando (Ardennes 1944 : le commando secret d’Hitler, 2019) et De jacht op de Führer (La Chasse au Führer, 2020). Ils mettent en scène Otto Skorzeny, le para qui avait les faveurs d’Hitler. Michiel Janzen vit et travaille à La Haye.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyRebaptisant le roman de 2019 Cible Eisenhower, nous en proposons ci-dessous les 3 premiers chapitres traduits en français : le livre décrit en particulier l’ultime tentative des nazis pour renverser le cours de la guerre à l’occasion de la bataille des Ardennes fin 1944-début 1945. 

    Décembre 1944, les Ardennes belges. Günther Schmidhuber, un para allemand, s’engage dans une mission des plus secrètes et des plus dangereuses. Soutenu par un commando, il va s’infiltrer, revêtu de l’uniforme yankee, dans les lignes ennemies. Si jamais les Américains découvrent sa véritable identité, ils l’exécuteront en tant qu’espion. Otto Skorzeny, le commandant SS préféré d’Hitler, dirige cette opération baptisée Greif. Skorzeny confie à Günther, son meilleur élément, une mission supplémentaire. Mission qui doit changer radicalement le cours de la guerre en Europe occidentale. Un thriller basé sur des événements réels. 


    le trailer du roman 

     

     

     

    Cible Eisenhower 

     

    L’heure de vérité a sonné. Face aux Alliés se dressent de puissantes unités offensives allemandes. On joue à présent le tout pour le tout. On attend de vous tous des actes immortels en tant que devoir sacré envers la patrie.

    Message du Generalfeldmarschall Gerd von Rundstedt

    aux unités de l’armée allemande, 16 décembre 1944, 0 h 01 min

     

     

    Chapitre 1

     

    Jeudi 14 décembre 1944 –

    Eifel allemand

     

    Il fait un temps aigre dans le nord de l’Eifel. Une Willys MB, jeep américaine qui transporte des GI à son bord, roule vers l’ouest, vers la frontière belge. À cause de la froideur de l’air, ses quatre occupants plissent les yeux. Les mâchoires chiquent du chewing-gum. Le chauffeur fume une cigarette. L’un des deux soldats assis à l’arrière se penche vers lui et lui tape sur l’épaule :

    - Hé Günther, wie lange noch bis zur Grenze ? C’est encore loin la frontière ?

    Aucun de ces militaires ne porte de casque. Non qu’ils abhorrent le M1 américain, habitués qu’ils sont au Stahlhelm allemand, mais parce qu’ils tiennent à éviter que leurs troupes leur tirent dessus. Rester tête nue à bord d’un véhicule qui roule en territoire allemand, telle est l’une des choses dont ils ont convenu avec leurs supérieurs. De même que le port d’une écharpe bleue ou encore le triangle jaune peint à l’arrière de la jeep.

    Pour réduire davantage le risque d’être pris sous le feu de leurs camarades, ils se font précéder d’un Volkswagen Kübelwagen. Cigarette entre les lèvres, mains sur le volant, Günther répond :

    - Moins d’un quart d’heure.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyÀ sa droite, il y a Heinrich et à l’arrière Dieter et Bastian. Günther est le plus expérimenté du groupe. Pendant que les trois autres blaguent à propos de leur tenue américaine en s’efforçant de paraître aussi détendus que possible, il repense à leur départ le matin même. Un départ plutôt chaotique. Le capitaine Erich Stielau tournait en rond en poussant des jurons. On lui avait promis que ses équipes recevraient le meilleur équipement : les meilleurs uniformes, les meilleures armes, les meilleures jeeps. Il avait sélectionné ses hommes en fonction de leur connaissance de l’anglais, de leur condition physique et de leur expérience. Or, tout au long de leur formation, il lui avait fallu biaiser avec toujours plus de difficultés. Günther s’était laissé dire que les militaires expérimentés ne parlaient pas plus de deux mots d’anglais. De ses propres yeux, il avait vu que les soldats de la Kriegsmarine qui parlaient anglais ne savaient pas du tout manier les armes et échouaient dans le combat au corps à corps.

    Günther, l’un des hommes de confiance de Stielau, fait partie des 44 commandos envoyés en mission à bord de jeeps. Autrement dit, il est membre de l’opération Greif. Les premières équipes de trois ou quatre hommes sont parties le 12 décembre. En montant ce matin dans le véhicule qu’on leur avait attribué, lui et Bastian ont pu constater que la boîte de vitesses était défectueuse. On leur en a avancé un deuxième, mais celui-ci les a lâchés au bout de cinquante mètres. Pour la troisième fois, il leur a fallu transbahuter leur paquetage. Stielau était furieux. Il fulminait contre les mécanos allemands chargés d’inspecter les jeeps. À défaut d’une autre solution, Günther et Bastian sont montés dans celle de Heinrich et Dieter. Ils formaient dès lors l’équipe 5. Ayant le plus haut grade, Günther a revendiqué le volant. Le capitaine Stielau leur a souhaité « Merde ! ». Plusieurs Sieg Heil ! ont retenti, ils ont démarré.

    Suivant toujours le Kübelwagen, ils passent à hauteur du panneau « Schleiden ». Dans cette commune, les troupes nazies ont postés des chars et des canons de 88mm. Les soldats qui se tiennent là sont étonnamment jeunes ou âgés. Ils posent un regard interdit sur la jeep et ses quatre occupants américains. Heinrich les salue, bras tendu en l’air.

    - Volkssturm, fait-il à voix haute. Le dernier espoir de la patrie.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyUn peu plus loin, de chaque côté de la route, se dressent des rangées de dents de dragon. Ces obstacles en béton, qui font partie de la ligne Siegfried, revêtent la forme de pyramides étêtées ; ils sont destinés à empêcher la progression des tanks ennemis. Le poste de contrôle, fait de sacs de sable et de barbelés, est le dernier sur le sol allemand. Les soldats stationnés à cet endroit ne se retournent qu’au moment où le conducteur du véhicule « baquet » se déporte sur l’accotement. Il freine et fait un geste de la main. La jeep dépasse le Kübelwagen et poursuit sa route. Un coup de klaxon en guise d’adieu.

    Günther s’adresse à ses compagnons :

    - Kameraden, à partir de maintenant, on parle anglais. Understood ?

    - Yes sir, font en chœur trois voix.

    Comme ils n’ont plus de voiture leur servant de guide, l’ambiance change. Le front ennemi se rapproche. Bien qu’aucun canon ne tonne, qu’aucune explosion ne se répercute dans l’air, une menace plane. Aucun des quatre hommes ne sait exactement ce qui les attend. Va-t-on leur tirer dessus ? va-t-on les arrêter ? les laissera-t-on poursuivre leur chemin ?

    Günther scrute l’horizon. Devant eux s’étend à présent un paysage vallonné. Çà et là des fermes, certaines endommagées par des impacts d’artillerie ou un bombardement. Au loin se forment des nuages sombres. La jeep progresse sur une route étroite bordée de grands conifères. Deux gamins en culotte courte viennent dans leur direction. À l’approche du véhicule, ils lèvent, non sans hésiter, le bras droit en l’air, mais dès qu’ils constatent qu’il ne s’agit pas d’un engin allemand, ils le rabaissent. Le village suivant que le quatuor traverse s’appelle Harperscheid. Hormis quelques poules, il semble désert. La route serpente en direction de la frontière. Il règne un silence surprenant.

    - No man’s land, fait Günther.

    Les autres restent muets. La tension se lit sur les visages. La route décrit une légère courbe.

    - Was istCheck that out !

    Ahuri, Heinrich tend le doigt pour attirer l’attention des autres sur une jeep qui, plus loin, barre la chaussée. Günther freine et rétrograde.

    - Fais gaffe au fil ! hurle Bastian depuis la banquette.

    À son tour, Günther voit l’obstacle devant eux. Son attention a été détournée par un billot luisant sur sa gauche. Dans l’instant, il écrase le frein. La jeep s’immobilise en dérapant. Moins de deux mètres les séparent d’un filin en acier. Tendu en travers de la route comme une corde de violon.

    - Holy shit ! Putain ! s’exclame Heinrich.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyDans la jeep au loin, un homme est penché en avant. On ne voit pas sa tête. Tous les quatre comprennent ce qui s’est passé. Le type a été décapité quand son véhicule est passé sous le filin, qu’à l’œil nu, on distingue à peine. Et moins encore quand on roule à soixante kilomètres à l’heure. Ils descendent, passent dessous en baissant le buste et se dirigent vers le cadavre. Qui sait s’il ne s’agit pas d’un piège ? Le corps sans vie est effondré de biais sur le volant, cou tranché sans bavure comme par le couperet d’une guillotine. Le décapité porte un pantalon de combat brun délavé et un trench gris. Ses chaussures mi-hautes ont l’air de facture allemande. Un drôle de mariage. Qui sait si la jeep n’a pas été volée ? Les officiers allemands raffolent de ce véhicule car il est bien plus rapide et bien plus pratique que le Kübelwagen. Cet homme sans tête, est-ce un Américain ? est-ce un Allemand ? ou pourquoi pas un déserteur ayant bifurqué au mauvais endroit ?

    Heinrich se tient devant le véhicule.

    - Du coup, je comprends pourquoi certaines jeeps américaines ont une barre verticale montée sur le pare-chocs.

    - C’est ce qu’on appelle un wire cutter, fait Günther. La nôtre n’est pas équipée d’un tel coupe-fil.

    Aussi horrible que soit la vue de ce torse affalé, elle leur offre une opportunité. Heinrich et Dieter tirent la dépouille du siège et la déposent sur le bord de la route. Bastian fait ce qui lui semble bon : il ramasse la tête qui gît côté gauche de la route et la place près du cadavre.

    - C’est le moins que je puisse faire…

    Günther monte dans la jeep, tire légèrement le starter puis appuie sur le bouton de démarrage. Le moteur répond tout de suite.

    - Les Ricains ont du matériel comme ça, ricane-t-il tout en dressant le pouce.

    Les quatre militaires décident de former deux équipes.

    - Ça augmentera nos chances de réussite, ajoute Günther.

    Lui et Bastian vont franchir la frontière à Küchelscheid. Heinrich et Dieter à Montjoie. Ainsi, chaque duo se débrouillera seul si jamais il vient à être arrêté. C’est d’abord Heinrich et Dieter qui partent.

    - Les premiers qui atteignent la Meuse ! lance Heinrich.

    Ils démarrent. Plein gaz.

     

    La bataille des Ardennes

     

     

    Chapitre 2

     

    Vendredi 15 décembre 1944 –

    36, quai des Orfèvres, Paris

     

     

    Le lieutenant-colonel Moore arpente la pièce en lâchant des jurons. Il tapote les poches de son pantalon et celles de sa veste. Où a-t-il laissé ces putains de clopes ? Ses yeux scrutent les deux bureaux, collés l’un à l’autre. L’un est encombré de dossiers, de papiers épars, du holster qui contient le pistolet M1911 ainsi que d’une moitié de sandwich au brie. Encore un peu et la pâte du fromage va dégoutter de l’assiette sur laquelle on a servi cette moitié de baguette à l’officier. L’autre, chaise poussée contre le plateau, est nu si ce n’est qu’un téléphone en bakélite et un porte-timbres en fer trônent dessus. Le désordre, sur le bureau de Moore, tente de gagner peu à peu du terrain sur son voisin.

    - Où ai-je laissé traîner ces fichues cigarettes ? Ah !

    Ses yeux tombent sur le paquet de Lucky Strike. Échoué sous le bureau. Sans doute tombé là au moment où il s’est levé dans l’idée d’aller aux toilettes. Normalement, il opte pour le cabinet le plus proche, dans le couloir, mais cette fois, il ne tient pas à être dérangé. Un Stars and Stripes sous le bras, il monte au troisième étage qui abrite les archives. Là, moins fréquentées, les toilettes sont plus propres que partout ailleurs dans le bâtiment. Il peut y lire en toute tranquillité le journal qui rapporte les derniers développements ayant trait à l’Europe et au Pacifique.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyDe retour dans son bureau, il allume une énième cigarette et se demande de quel bois est fait son nouvel assistant censé arriver le jour même. Pourvu que ce soit un gars débrouillard, à la fois intelligent et doué d’un réel sens de l’humour. Moore ne cracherait pas sur un type capable de mettre un peu d’entrain au travail. Ce bâtiment du 36, quai des Orfèvres, est un bastion masculin où le chauvinisme français règne en maître. Depuis la Libération de Paris, voici quelques mois, la préfecture de police fait à nouveau des heures supplémentaires. Au 36, c’est un défilé de collaborateurs, de receleurs, de prostituées et de sympathisants du régime de Vichy. Il s’agit de tous les interroger, d’établir un rapport sur chacun d’eux, de les incarcérer sur place ou de les transférer ailleurs. Quand on croit en avoir fini, une nouvelle flopée arrive. Le lieutenant-colonel, ce n’est certes pas son boulot, mais en attendant, quel cirque ! Pareille agitation, en tant que chef du CIC – le Corps de contre-espionnage de l’armée américaine en Europe –, il s’en passerait très facilement. C’est le SHAEF – le quartier général des forces alliées en Europe nord-occidentale –, qui a affecté le CIC dans ces bâtiments. Deux bureaux ont été attribués à ses services, un qu’il partage avec son assistant, un deuxième pour son secrétariat. Lequel se compose de Virgenie, une dame âgée parfaitement bilingue, mais aussi raide qu’une baguette vieille de deux jours. Si elle tape à la machine, archive les documents et répond au téléphone mieux que quiconque, il ne faut pas espérer d’elle le moindre sourire. Apparemment, ce dernier point ne figure pas dans les compétences requises pour le poste. Quand le CIC s’est installé dans ces locaux, Moore a hérité, en guise d’assistant, d’un jeune originaire de l’Oregon. Timothy, un garçon plus bleu que le ciel d’été en Italie, néanmoins vif et éveillé. Voici deux jours, il s’est cassé la cheville à trois endroits en glissant dans l’escalier de la station de métro Abbesses. Par conséquent, il est à l’hôpital militaire. Ce que l’officier voudrait, c’est un second n’ayant pas froid aux yeux. Qui saurait, à l’occasion, remettre ces arrogants Franchies à leur place. À coups de gueule ou, à défaut, à coups de poings. Un cow-boy costaud du Texas par exemple. Bref, un gars qui ne craint pas d’avoir un peu de sang sur les mains.

    Moore fume sa cigarette en regardant par la fenêtre. Quel panorama offre l’île de la Cité ! De ce côté-ci, le 36 donne sur la Seine et les façades qui s’élèvent sur la rive opposée. Et quel miracle que la capitale soit sortie intacte de la guerre ! Il a lu que Hitler avait donné l’ordre de la brûler, mais le général Von Choltitz, gouverneur militaire du « Grand Paris », a refusé d’obtempérer.

    - Bloody hell !

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyCe n’est que maintenant qu’il se rend compte qu’il a égaré le crayon à papier qu’on lui a remis. Ce minuscule moignon jaune, qui mérite à peine le nom de crayon, est une preuve potentielle dans l’affaire qui court contre un GI soupçonné d’être un espion. Ce militaire a laissé ses empreintes dessus. Probablement les mêmes que celles relevées sur la lettre contenant des informations détaillées sur les forces américaines stationnées en Alsace, qu’il s’apprêtait à envoyer à une cousine de Berlin. Une lettre anonyme interceptée, après quoi on a procédé à la fouille des affaires du GI en question. On a trouvé le crayon dans son sac de marin. Le système de classification Henry permettra de démontrer qu’il y a une correspondance entre les deux objets. Moore suppose qu’il suffira d’exercer une légère pression psychologique sur le soldat pour qu’il se mette à table. Du gâteau, en principe. Si seulement il n’avait pas perdu ce misérable bout de crayon ! Il s’en veut terriblement. Il passe ses journées à chercher ce qu’il égare. Poussant un soupir, il se dit : il est temps que j’aie un assistant costaud et méthodique.

    On frappe à la porte. Moore se retourne. Dans l’embrasure apparaît un officier américain svelte. Un capitaine, si l’on se fie aux galons. À sa coupe de cheveux, on jurerait qu’il sort tout droit de chez le coiffeur ; les plis de son pantalon semblent taillés dans du granit ; ses chaussures brillent à croire qu’elles sont vernies. Le capitaine salue Moore. Ce qui est surprenant, c’est qu’il porte des gants noirs et non pas blancs.

    - Lieutenant-colonel Moore… ?

    Moore lui retourne son salut.

    - En personne.

    - Capitaine Darren Cameron. J’ai été désigné pour vous assister.

    Moore tend la main. L’autre ne lui tend pas la sienne.

    - Je ne serre la main de personne, sir. Non par manque de politesse. Vous avez déjà entendu parler de la mysophobie ?

    - La mysoquoi ?

    Moore tire une nouvelle Lucky Strike de son paquet. Il en offre une au capitaine.

    - Merci, mais je ne fume pas, sir.

    Il ne serre pas la main, il ne fume pas, je parie qu’il n’aime pas non plus la bagarre, pense à part soi le lieutenant-colonel.

    - La mysophobie, c’est une affection qui…

    - Mister Moore ! s’exclame un officier de la gendarmerie française qui entre en ouragan. Mister Moore ! Ça peut pas continuer comme ça ! Votre jeep occupe la moitié de ma place de stationnement. Je vous ai déjà demandé de…

    Le lieutenant-colonel prie Cameron de s’écarter. Ce dernier obéit. L’index sur la bouche, Moore enjoint au Français de se taire avant de lui claquer la porte au nez.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzeny- Voyons… où en étions-nous ? Ah oui, bienvenue au CIC. Voici votre bureau, ajoute-t-il en tendant la main.

    Cameron aurait pu deviner tout seul duquel il s’agit. Cependant, la vue du bureau voisin ne manque pas de l’inquiéter.

    - Vous n’avez personne pour vous assister en ce moment ?

    - Mais si, mais si. Il y a aussi…

    On frappe de nouveau. Moore prend une profonde respiration et se dirige d’un pas décidé vers la porte. Prêt à porter le coup de grâce au gendarme. Il ouvre la porte et…

    - Virgenie ! Entrez donc, vous êtes radieuse aujourd’hui !

    Il adresse un geste courtois à sa secrétaire pour l’inviter à avancer. La dame aux cheveux gris relevés ne sourcille pas. Elle lui tend un télex puis se tourne vers Darren Cameron.

    - Qui c’est ? demande-t-elle d’une voix qui craque comme l’aiguille d’un pick-up.

    - Virgenie, permettez-moi de vous présenter le capitaine Cameron, mon nouvel assistant.

    De derrière ses lunettes, elle jette un regard critique sur le jeune homme. Elle souffle bruyamment et tourne les talons.

    Moore décoche un clin d’œil à Cameron.

    - C’est un trésor, il plaisante.

    Il lit le télex et jure entre ses dents.

    - Je dois m’absenter. Installez-vous. Je reviens sans tarder.

    Une demi-heure plus tard, Moore est de retour. Pendant quelques instants, il se tient sous le chambranle de la porte. Cette fois, c’est lui qui est décontenancé. Son bureau a subi une métamorphose. Les dossiers sont rangés, les papiers empilés, le holster est accroché au porte-manteau, l’assiette et le reste de brie ont disparu. Assis à son bureau, Cameron taille des crayons.

    - Quoi… comment… ? bégaye Moore.

    Il s’avance, s’assied sur sa chaise, contemple l’ordre qui s’est substitué au chaos. Puis acquiesce, l’air satisfait. De sa poche de poitrine, il sort un paquet de cigarettes. Vide. Il le froisse et le laisse tomber sur le bureau en soupirant. Ce à quoi Cameron répond par un soupir un peu trop bruyant. Moore regarde son second et relève que ce dernier hausse subtilement les sourcils pour lui faire comprendre que les corbeilles à papier, ça existe.

    - Vous trouverez vos paquets de Lucky Strike entamés dans le tiroir du haut.

    Le lieutenant-colonel l’ouvre et en découvre en effet quatre.

    - Oh !... parfait.

    Satisfait, il allume une cigarette et constate que, comme d’autres objets, le cendrier émaillé a été nettoyé.

    Cameron sourit. Il tourne toujours la manivelle du taille-crayon.

    - Où avez-vous trouvé cet appareil ?

    - En haut de l’armoire, répond l’autre en levant le menton en direction du meuble de classement en acier dressé contre le mur. Je vais vous décevoir. Mais je n’ai pas encore eu le temps de ranger ce qu’il y a là-dedans.

    - Haha, vous avez marqué un point. Bravo ! Vous êtes embauché.

    - Merci, sir.

    - Bloody hell ! Mon crayon !

    - Ne vous inquiétez pas. J’en ai trouvé plein.

    - C’est pas ça ! Je veux parler d’un moignon de crayon à papier jaune. Je l’avais encore ce matin. Mais je ne le retrouve pas. Or, il porte les empreintes digitales d’un suspect.

    - Beurk, grimace Cameron. Un moignon de crayon à papier jaune…

    - Vous l’avez vu ? Vous ne l’avez quand même pas jeté, hein ?

    - Non, je l’ai pas vu.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzeny

    Le 36

     

    Pendant le reste de la journée, Moore montre à son assistant les dossiers sur lesquels il travaille et lui explique la façon dont se déroulent les procédures. Cameron opine du chef, prend des notes et analyse les faits et gestes de son supérieur. Il en conclut que celui-ci est un foutoir ambulant, mais qu’il maîtrise bien ses sujets.

    Virgenie vient souhaiter une bonne soirée à ces messieurs puis elle quitte les lieux.

    Il est six heures du soir quand Moore propose d’aller boire un verre.

    - À moins que vous ne buviez pas ?

    - Jamais d’alcool, fait Cameron en secouant la tête de droite à gauche, mais de l’eau minérale. Ça ira ?

    - Il faudra bien, bougonne Moore, une cigarette entre les lèvres. Pourquoi ne portez-vous pas d’arme ?

    - Par principe, je suis contre.

    - Contre les armes ? Haha, mais vous êtes tout de même conscient de faire partie de l’US Army ?

    - Yes, sir. J’ai une arme, en effet. Un Colt M1911, comme vous. Le mien est dans ma chambre, sous mon lit.

    - Sous votre lit ? Mais il vous arrive de l’utiliser ?

    - Plus depuis ma formation militaire.

    - Et quand l’avez-vous suivie ?

    - En 1938, sir.

    Le lieutenant-colonel regarde au-delà de Cameron, par la fenêtre. À voix basse, il murmure :

    - Incroyable ! Rester six ans sans toucher une arme à feu.

    - Avant que nous allions prendre un verre, fait le capitaine, je m’absente deux minutes aux toilettes.

    - Allez au troisième, elles sont plus propres.

    - Merci. J’apprécie, fait-il et il quitte la pièce.

    - Un drôle de coco, marmonne Moore.

    Cinq minutes plus tard, son subalterne est de retour. Un journal à la main.

    - C’est à vous ?

    Dans son gant noir, il tient The Stars and Stripes plié en deux.

    - Oui, vous l’avez trouvé où ?

    - À côté de ce petit bout de crayon.

    Il ouvre le journal. Posé dans le pli, un moignon de crayon à papier jaune.

    - Thanks God ! Dieu merci ! soupire Moore. Vous n’avez pas posé les doigts dessus, j’espère ?

    - Si, rayonne Cameron. Il a bien fallu que je le ramasse. Mais je ne crois pas que ce soit préjudiciable, ajoute-t-il en lui montrant sa main gantée.

    Quelques minutes plus tard, tous deux descendent les larges escaliers qui les rapprochent des bords de la Seine. Le capitaine reconnaît l’air que fredonne son supérieur : les Andrew Sisters.

     

    Otto Skorzeny interrogé en Allemagne par les Américains

     

     

    Chapitre 3

     

    Vendredi 15 décembre 1944 –

    Cantons de l’Est, Belgique

     

     

    Venant de franchir la frontière belge à Küchelscheid, Günther et Bastian s’attendent à tomber sur une ligne ennemie parsemée de trous de combat et de postes de contrôle. Or, rien de tel. Sur cette partie du front règne une atmosphère plutôt détendue. C’est seulement à l’approche du village d’Ovifat que des MP les arrêtent. À ces policiers militaires, ils montrent leurs laissez-passer ; les Américains les autorisent à poursuivre leur route. Celle-ci est encore parsemée de panneaux et de signaux de direction allemands. Les Yankees se sont contentés de placer les leurs à côté. Le crépuscule tombe de bonne heure. Les deux hommes garent la jeep près d’une ferme abandonnée des environs de Malmedy.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyLe lendemain, force leur est de constater qu’ils ne peuvent guère rouler vite. En raison de l’état déplorable de la chaussée, de la courte durée des jours et du brouillard. S’orienter se révèle difficile. Par deux fois, ils se trompent de direction. Les panneaux les envoient du mauvais côté. Les murs des maisons et les murets en moellon se ressemblent tous. Les deux soldats n’ont pas de boussole américaine ; ils ont délibérément choisi de ne pas en emporter une allemande. Bien entendu, rien ne les empêche de demander leur chemin, mais ils préfèrent s’en dispenser, histoire de se faire remarquer le moins possible. Une personne douée d’une bonne mémoire, à qui ils s’adresseraient, pourrait signaler leur passage. La nuit suivante, ils bivouaquent un peu plus au sud, du côté de Vielsalm. Une écurie abandonnée leur sert de gîte. Il fait froid, tout est silencieux. La température descend pratiquement sous 0 °C. Les Ardennes s’étendent dans la nuit, paisibles. Bastian dort sous une couverture de cheval crasseuse. Günther fixe la brume blanche. La visibilité est inférieure à vingt mètres. Un phénomène naturel qui avantage sans aucun doute les intrus. Il songe aux premiers hommes qui se sont établis dans ces contrées. Plus de 2500 ans plus tôt, des Celtes vivaient ici dans des conditions presque identiques à celles que Bastian et lui connaissent en ce moment. Le soir, dans leurs huttes de terre, ils se blottissaient les uns contre les autres autour d’un feu. Leur chaleur corporelle formait une barrière contre le froid régnant dehors.

    Günther sent ses paupières s’affaisser. Il jette un pan de la couverture sur son corps. Quelques secondes plus tard, il dort. Les Celtes partaient combattre les Romains. Torse nu rehaussé de couleurs belliqueuses, poussant des cris furieux… Les Romains s’approchaient en formations serrées. Un Celte roux, les cheveux dressés, enduits de chaux et de glaise, posait sur lui un regard menaçant. La poitrine et le ventre du guerrier luisaient sous l’excitation des muscles. Le sol se mettait à vibrer. Les Romains engageaient leurs catapultes. Les Celtes lançaient un hurlement primitif et se ruaient sur l’ennemi. Les coups assourdissants des féroces combattants et l’impact des boulets arrachent Günther au sommeil. Le sol vibre toujours. Un sifflement aigu et un violent tonnerre retentissent.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyIl file une bourrade à Bastian, se lève et sort de l’écurie. Bientôt suivit par son camarade. Devant eux, ils découvrent un spectacle angoissant. À l’Est, l’horizon se révèle anormalement clair ; dans les prairies brumeuses devant eux, le sol explose, soulevant des nuées de sable, de cailloux, d’éclats métalliques. Éclairs de feu, éruptions et cratères déchiquètent la nuit. Les sifflements au-dessus de leur tête proviennent de missiles V1 et V2.

    - L’offensive a commencé ! crie Günther pour couvrir la véhémence sonore. Tirons-nous !

    Ils s’emparent de leur havresac et de leur arme, les balancent dans la jeep et démarrent en trombe.

    Sans cesse, ça tonne, un fracas assourdissant. Un cocktail mortel de mastodontes d’acier et de lance-missiles hurlants. On pourrait croire à un orage, si n’est que le brouillard masque la vue. Au bout d’une petite heure, les tirs de barrage cessent et le silence revient. Peu à peu, l’obscurité fait place aux premières lueurs du jour. La ligne de front n’est éloignée que de quelques kilomètres.

    Günther et Bastian ne peuvent que constater que le trafic militaire s’est subitement intensifié. Les routes forment un lent flux de camions surchargés et de fantassins qui battent en retraite. Personne ne sait quand les Allemands vont arriver. Dans l’Eifel belge, ainsi qu’on appelle cette zone frontalière, le « brouillard de guerre » règne. D’abord fuir, ensuite réfléchir, telle est la devise des Américains.

    Les routes des environs de Bastogne sont encombrées. À présent qu’il est clair que la Wehrmacht est passée à l’offensive, bien des troupes inexpérimentées fuient vers l’Ouest. Entre tous les véhicules militaires vert olive, une jeep progresse à contre-courant. Bastian crie aux hommes à pied qui arrivent en face d’eux :

    - Make away ! Attention ! Écartez-vous !

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyÀ l’approche du véhicule, les soldats se réfugient au dernier moment sur les côtés. Günther et Bastian gardent les yeux fixés droit devant eux. Le premier fait son possible pour éviter de frôler les fantassins. Cependant, il ne peut détourner leurs regards pleins de reproches. À la vue de la jeep, chaque Yankee en fuite se demande une seule chose : qui peut donc en avoir marre de la vie au point de vouloir aller à Bastogne ? La ville est le plus grand carrefour des Ardennes. Tant les Américains que les Allemands savent que celui qui l’occupe contrôle les routes donnant accès à l’Ouest de la Belgique.

    Ils arrivent à l’entrée de Noville, un hameau situé à huit kilomètres de Bastogne. Des troupes américaines improvisent des barrages. Günther et Bastian les voient positionner un canon antichar derrière des sacs de sable. Un militaire, le visage noirci, lève la main. Il ordonne au conducteur de s’arrêter.

    - Vous appartenez à quelle unité ?

    - The 106th Infantery Division, répond Günther. Et vous ?

    - La 10e blindée, fait le soldat que la question prend au dépourvu, puis il se reprend : Vous allez où ?

    - À Bastogne. On a un message pour le commandant local.

    - Vous ne pouvez pas le transmettre par radio ?

    Le chauffeur fait un geste à son camarade qui lui tend une enveloppe blanche.

    - C’est une lettre manuscrite du général Hodges. Comment voudriez-vous qu’on la lui fasse parvenir ?

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzeny

    Noville, U.S. Army War College Edition

     

    Le soldat bougonne, leur fait signe de la tête de poursuivre leur chemin. Noville a manifestement beaucoup souffert des premiers bombardements de l’offensive. Çà et là, une façade s’est effondrée ; de la fumée s’échappe encore des maisons endommagées. On évacue les habitants. Un MP voit la jeep qui s’avance ; il fait signe au conducteur de reprendre la route principale. Günther manœuvre pour contourner une grange effondrée. Des décombres gisent sur la chaussée. Parmi les gravats, des cadavres de vaches. Il garde les yeux dessus un peu trop longtemps.

    - Watch out ! Attention ! crie un medic.

    Günther écrase le frein. Lui et Bastian sont projetés en avant. Le toubib est à l’arrière d’un Dodge à l’enseigne de la Croix-Rouge. Son cri a permis d’éviter au tout dernier moment la collision. Le camion fait marche arrière, s’immobilise puis se réengage en cahotant sur la route. La jeep embraye et se met à suivre ce grand frère. C’est ainsi que le duo quitte Noville. Hors du village, la route se fait de nouveau plus large. Günther donne un coup de volant et dépasse le Dodge. Pour les saluer, le toubib tape de l’index contre son casque. Dès qu’ils ont repris la voie de droite, Bastian regarde sur le côté.

    - Ça a failli mal tourner, soupire-t-il.

    Günther secoue la tête :

    - C’est le bordel. Comment ils appellent ça déjà ?

    - TARFU ! Things are really fucked up !

    - Haha, génial ! « Ça déconne à plein tube. » Quelle imagination !

    - TARFU. « Alles grosse Scheisse. » Une grosse, grosse merde, murmure Bastian.

    Tout en fixant la route, Günther lui demande :

    - T’as appris ça à Grafenwöhr ?

    - Non, je tiens ça d’un Amerikaner du camp de Limbourg-sur-la-Lahn.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyMalgré la brume, ils distinguent le contour d’une église et de quelques maisons. Ils parviennent au village suivant. À droite de la route, un panneau sur lequel figure « Foy » et, en dessous, en lettres un peu plus petites « Bastogne ».

    - Mieux vaut contourner ce bled.

    Günther braque d’un coup et s’engage à droite sur un chemin de terre. Au bout de cinq minutes, ils s’arrêtent à l’abri d’une forêt de pins.

    - L’anglais, tu le maîtrises bien ? demande Bastian.

    Günther sort un paquet de Lucky Strike de sa poche de poitrine :

    - J’ai vécu six ans à New York.

    - Vraiment ? Tu parles donc couramment…

    De ses dents, Günther tire une cigarette du paquet :

    - You bet !

    - Grâce à ton anglais et à mon français, soupire Bastian, on va aller loin.

    - On en aura bien besoin.

    - On va où ?

    Günther relève le devant de son casque américain.

    - À Paris.

    - Paris ? Si loin que ça ? demande Bastian en faisant la moue. Qu’est-ce qu’on va foutre là-bas ?

    Günther se retourne et sort une carte Michelin.

    - Je te dirai ça plus tard.

    Ils fument et étudient la carte touristique. La frontière française est à une heure de route. À cause de la nervosité des GI et des MP aux points de contrôle, ça leur prendra plus de temps. Ils se rendent compte qu’à présent, les choses deviennent sérieuses.

    - Let’s go, fait Günther.

    Les mégots disparaissent dans une flaque de boue au bord du chemin. Günther passe la première. Au bout de quelques centaines de mètres, ils reprennent la route. Ils s’approchent d’une zone de brouillard bas. Alors qu’ils la traversent, ils reniflent une forte odeur de brûlé. Elle provient d’arbres en feu, un peu plus loin. Un incendie probablement causé par un projectile.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyLe choc arrive de nulle part. Un cri bref tout de suite suivi d’une chute sourde sur l’asphalte. Dans la lueur des phares se dégage peu à peu le visage effaré d’un paysan. Planté juste à côté de la jeep, le type tend les mains devant lui, comme pour se protéger, de peur d’être renversé. Günther descend du véhicule et découvre, sur la chaussée, l’animal. L’œil brillant de la chèvre le fixe. Dès qu’il se penche, elle écarte craintivement la tête. Incapable de se relever. Une ou deux pattes cassées, sans doute. Bastian rejoint le vieux paysan. Il le contient pour éviter qu’il ne se jette, de rage, sur Günther.

    - Ma pauvre chèvre…, se lamente l’homme.

    - Elle vit encore, dit Günther à Bastian.

    - Qu’est-ce tu veux faire ? lui demande ce dernier.

    Günther évalue la situation. Un lieu improbable, un moment improbable – une histoire problématique. Leur mission ne peut en aucun cas capoter à cause d’un stupide coup de malchance. Il palpe le corps chaud de la chèvre. De ses mains, il lui soulève un peu la tête. L’innocence rayonne dans les yeux de la bête. Vulnérable, elle gît là sur l’asphalte froid. D’une façon ou d’une autre, elle lui fait confiance. À croire qu’elle considère l’homme qui lui tient la tête comme son sauveur. Günther soupire, resserre sa prise et lui tord le cou.

    - On y va ! lance-t-il tout en se redressant.

    Le paysan reste planté sur place, pétrifié. Il n’en croit pas ses yeux. Bastian comprend ce que son camarade attend de lui. Il prend son M1-Garand dans la jeep et tire à bout portant sur le vieux. Celui-ci s’effondre sur le sol. Bastian tire encore une fois. Après le deuxième coup de feu, il rabaisse son arme, la repose dans la jeep et monte à côté de Günther. Lequel fait marche arrière avant de contourner les deux cadavres.

     

    traduction : Daniel Cunin

     

     


    Opération Greif (en anglais)

     

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzeny

     

     

  • Les chevaux d’Hitler

    Pin it!

     

     

     

    Les chevaux d’Hitler

    L'incroyable traque du dernier trésor

    du Troisième Reich

     

    Arthur Brand, traduction, pays-bas, hitler, seconde guerre mondiale, daniel cumin, Armand Colin, histoire, art, enquête

    traduction Daniel Cunin, Armand Colin, 2021 

     

     

    Surnommé l’Indiana Jones du monde de l’art, Arthur Brand est un détective qui part à la recherche d’œuvres volées ou disparues. Ces dernières années, il a ainsi mis la main sur un buste de Zadkine figurant Van Gogh, deux créations de Jan Schoonhoven, un Dalí, une toile de Tamara de Lempicka (La Musicienne, photo ci-dessous), une mosaïque byzantine du Ve siècle, un portrait de Dora Maar signé Picasso, une bague en or d’Oscar Wilde, mais aussi des sculptures emblématiques du régime nazi. Cette dernière enquête fait l’objet de son livre à présent disponible en langue française. Livre dont les droits viennent d’être acquis par la Metro-Goldwyn-Mayer. Les aventures de ce limier pas comme les autres ont déjà donné lieu à plusieurs documentaires diffusés ces dernières années en Hollande.

     

    Arthur Brand, traduction, pays-bas, hitler, seconde guerre mondiale, daniel cumin, Armand Colin, histoire, art, enquêteBerlin, 1945. Dans les jardins bombardés de la Chancellerie d’Hitler, les deux chevaux de bronze réalisés par Josef Thorak,  l’un des sculpteurs officiels du Reich, ont disparu. On les pense détruits. Aucune trace nulle part.
    Amsterdam, 2013. Mandaté pour retrouver ces sculptures qui,  selon un courtier d’art, existeraient encore, Arthur Brand commence  une longue enquête à travers l’Italie, l’Allemagne et la Belgique. Au cours de ses recherches, il rencontre dirigeants d’organisations louches, anciens nazis, anciens membres du KGB et de la Stasi, néo-nazis, etc. Tous semblent impliqués dans le trafic d’art nazi.
    Ce livre raconte quel stratagème il a imaginé pour faire interpeller  des collectionneurs et marchands plus ou moins véreux et pour retrouver, quasiment intactes, plusieurs sculptures majeures  du Reich censées détruites à jamais…

     

    Une autre découverte d’Arthur Brand

     

     

    Prologue

    Bunker du Führer, Berlin,
    22 avril 1945

     

    Cela fait un mois qu’Adolf Hitler n’a plus vu la lumière du jour. Retranché dans son Führerbunker, il ordonne à ses troupes de tenir bon jusqu’au dernier homme. L’Armée rouge a lancé son offensive contre Berlin en engageant dans la bataille 2,5 millions de soldats, 6 250 véhicules blindés et 7 500 avions. La capitale du Troisième Reich est encerclée.

    Dans une tentative désespérée de fuir Berlin, quelques-uns des plus proches collaborateurs du Führer quittent la vie souterraine du bunker. Cependant, en ce même jour, ses plus fidèles disciples, le ministre de la Propagande Joseph Goebbels et son épouse Magda, le rejoignent.

    Dans le bunker coupé pour ainsi dire du monde extérieur règne une atmosphère apocalyptique. Une ou deux lignes de téléphone fonctionnent encore. Avec force boissons, on noie les pensées qui ramènent à ce qui ne va pas manquer de survenir. Seul Hitler croit encore à la victoire finale. Tandis qu’il déplace sur une carte des divisions qui n’existent que dans sa tête, l’un de ses généraux entre.

    « Mein Führer, notre contre-attaque au nord de Berlin n’a pu prendre forme. Eberswalde a été prise par les Russes. »

    Eberswalde, petite localité située à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de Berlin, ne devait en réalité être conquise par les Soviétiques que quatre jours plus tard, le 26 avril. Il n’en reste pas moins que, pour Hitler, ce message, qui illustre de patents problèmes de communication, constitue le coup de grâce. Sujet à l’une de ses légendaires crises de colère, il maudit ses généraux : « Ils m’ont trahi ! C’est fini ! La guerre est perdue ! Il ne me reste qu’une seule chose, le suicide. »

    Soixante-dix ans plus tard, Eberswalde fait la une de l’actualité dans le monde entier en raison de l’un des secrets les plus longtemps gardés de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide…

     

    Entretien en anglais à propos des chevaux d’Hitler et d’autres découvertes

    Le même doublé en français

     

     

    Un extrait

     

    « Arthur ? Ici, Steven. Désolé de ne pas vous avoir rappelé plus tôt. Je ne vous dérange pas ?

    – Non, pas du tout, je réponds en me levant, les cheveux pleins de shampooing, pour gagner l’arrière-salle du salon de coiffure turc.

    – Vous vous souvenez ?, j’ai peut-être quelque chose qui va intéresser votre meilleur client.

    – Euh, oui, il me semble m’en souvenir.

    – Eh bien, voilà. J’étais en négociation avec un cheikh, mais il ne m’inspire pas confiance. Il s’agit à vrai dire de quelque chose qui doit rester couvert par le sceau du plus grand secret. L’acheteur potentiel doit promettre de ne jamais rien rendre public. Alors même qu’on sait que les collectionneurs aiment montrer leurs collections. Vous saisissez le problème ?

    – Oui, très bien. Mon client collectionne des pièces uniques qui revêtent une grande valeur historique, le plus souvent tout juste exhumées par des chasseurs de trésors. Le tout dans la plus totale illégalité. Si on venait à les découvrir en sa possession, on les lui confisquerait. Il se trouve que c’est un homme connu et d’une réputation irréprochable. Il ne peut se permettre le risque d’un scandale.

    – Votre client, fait Steven après deux secondes de réflexion, me semble être l’homme idéal pour ce qui nous intéresse. On le dirait fait pour ça. Je vous adresse un courriel ce soir. Tout ça, nous sommes d’accord, est extra-confidentiel. »

     

    Dora Maar chez Arthur Brand

    arthur brand,traduction,pays-bas,hitler,seconde guerre mondiale,daniel cumin,armand colin,histoire,art,enquête

     

     

  • Plus jamais d’après la Nature

    Pin it!

     

     

    Un essai de Paul Demets

      

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolis

    Paul Demets (photo : HLN)

     

    « Plus jamais d’après la Nature » est un texte écrit par le poète belge Paul Demets à la demande de Passa Porta, maison internationale des littératures à Bruxelles, dans le cadre d’Ecopolis 2020

    (18 octobre, Kaaitheater).

     

    Le poème « Le temps qu’il fait » figure en langue originale dans

    l’anthologie Zwemlessen voor later publiée fin octobre 2020

    aux éditions Vrijdag à l’initiative du collectif www.klimaatdichters.org.

     

     

    PD1.jpg

     

     

     

    Plus jamais d’après la Nature 

     

    « Ça suffit ! s’exclame-t-on en cette ère covidienne. On est enfermés depuis trop longtemps. Allons faire une balade dans la nature. » Mais existe-t-elle bien, la Nature ? Si je la gratifie d’une majuscule, c’est parce que, j’en ai bien peur, nous l’absolutisons, parce que nous voyons en elle un sanctuaire, un refuge, un abri, un salon de massage tant pour le corps que pour l’esprit.

    Des romantiques tels que le philosophe franco-suisse Jean-Jacques Rousseau et le poète britannique William Wordsworth ont tenté de jeter un pont entre elle et l’homme. Mais était-ce vraiment nécessaire ? Nous arrive-t-il de ne pas être reliés à la nature ? Pour l’être, nous faut-il impérativement courir les bois et les champs, gravir des collines ? Sommes-nous tous des promeneurs qui, à l’instar du Voyageur contemplant une mer de nuages (vers 1817-1818) – le tableau emblématique de Caspar David Friedrich –, s’aventurent dans la nature ?

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisSommes-nous ce solitaire perché sur un sommet, face à une mer de brume et des chaînes de rochers, dominant un paysage qui revêt un caractère sublime de par son immensité écrasante ? Contemplons-nous quelque chose qui existe en dehors de nous-mêmes ? Est-ce vraiment le cas ? Ne vivons-nous pas plutôt en permanence au milieu de l’environnement qui est le nôtre ? La nature ne saurait être l’Autre, une personne à qui nous rendons visite quand nous en éprouvons l’envie. On dirait bien un canevas sur lequel nous projetons nos humeurs. Une personne censée nous sauver de notre solitude, censée nous guérir. Donnez-moi la nature bien plutôt que la Nature ! À mes yeux, le plantain lancéolé sur le bord des routes fait lui aussi partie de la nature. Ne nous aide-t-il pas, au reste, à combattre certaines affections cutanées ?

    Pourquoi, d’ailleurs, toujours en revenir à la dichotomie entre ville et campagne, entre culture et nature ? Faut-il se tenir en haut d’un rocher pour voir cette dernière ? N’est-elle présente que dans les régions rurales ? Désigné « poète rural de la Flandre orientale » pour la période 2016- 2019, je suis parti à la recherche de la nature dans les campagnes en question. J’ai vu beaucoup de prés où paissaient naguère des vaches. Ce sont à présent des parcelles bien délimitées où les chevaux attendent leurs cavaliers du dimanche. J’ai visité des fermes industrielles. Elles ressemblent à des usines. J’ai vu tourner les pales géantes des éoliennes. J’ai emprunté les sentiers de randonnée d’espaces protégés, bien signalisés. Les panneaux offrent des informations sur l’histoire de ces paysages en grande partie disparus. J’ai appris qu’on y a réintroduit certains arbres et arbustes menacés. Là, je n’ai pas trouvé la Nature. Ne l’ai plus retrouvée. Mais nombre d’éléments de la nature, si. Heureusement d’ailleurs.

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisJe crois en la Dark Ecology telle que la conçoit le philosophe britannique Timothy Morton dans son livre éponyme : si nous tenons à conserver une planète habitable, il convient de revisiter la notion de « nature ». De renoncer à la distinction entre « le naturel » et « le non naturel ». Sans doute serions-nous mieux lotis si nous évaluions l’interaction entre l’organique, le biologique et le technologique, chacun ayant une valeur en propre. En l’espèce, je renvoie à l’ontologie orientée vers l’objet de Graham Harman. Selon cet auteur, tous les objets, humains comme non humains, se valent.

    À juste titre, Timothy Morton avance qu’il nous faut dépasser le « corrélationnisme », cette conception selon laquelle tout tire son droit à exister d’un rapport à l’intelligence humaine ou au langage. Ceci alors même que tant de choses nous échappent. Et n’est-ce pas beau d’ailleurs ? Il s’agit de la beauté du déclin, de la déchéance, de la laideur. Toujours selon Morton, nous sommes reliés à tout ce qui nous entoure. Cesser de regarder la nature en la tenant systématiquement à distance nous permettra de prendre conscience que nous avons perdu tout véritable contact avec elle. Nous nous sommes élevés au-dessus d’elle.

    En conséquence, il convient de renoncer à opérer une distinction entre les formes de vie humaines et celles non humaines. Il me semble qu’il s’agit là de la meilleure façon de se défaire de l’anthropocentrisme. Parler de la différence entre la nature et ce qui ne relève plus d’elle ne fait désormais plus sens, pour la simple raison que la nature cesse peu à peu d’exister. Ne la détruisons-nous pas par notre mode de vie, en toute conscience des conséquences désastreuses qu’il implique ? Les rapports climatologiques en disent long sur la situation. Or, tout le monde sait ce qu’il faut faire. Mais on traîne, on nie les choses, on détourne le regard. D’ici quelques décennies, il ne restera plus rien de la Nature. Apparemment, c’est ce que nous voulons.

    De hazenklager, récent recueil de P. Demets

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisMalgré tout, il existera encore de la nature. Nous vivons toujours plus sur un terrain postindustriel pollué, nous dorant la pilule au milieu d’un bric-à-brac qui traîne partout, ceci parmi une magnifique végétation exubérante et envahissante de joncs des bois, de souchets tubéreux, de grands hochets jaunes, de berces du Caucase, de crételles des prés, de robiniers, de peupliers de Hollande… C’est ce que je voudrais appeler la re-nature : un nouveau type de nature qui naît sur nos détritus et au milieu d’eux. Des cellules qui prolifèrent dans un incubateur. Plus sensuel, tu meurs. Un écosystème est en train de germer, de se disséminer et de se réinventer, un scénario catastrophe annonçant la fin de la Terre. Un environnement voit le jour, au sein duquel nous vivons et dont nous ne sommes plus le centre, quand bien même nous persisterions à penser le contraire. Ceci pendant que les mousses envahissent joliment les murs, que les herbes poussent dans les fissures de l’asphalte, que les branches soulèvent les tuiles et que le lierre colonise le béton… Qu’y a-t-il de mal à ce qu’un arbre pourrisse à l’endroit même où il s’est affaissé ? Il constitue un riche apport nutritif. Ou comment croître sur l’humus du déclin, de la déchéance…

    J’aime la végétation qui pousse sans retenue là où elle n’a pas sa place. Voilà pourquoi l’œuvre de Lois Weinberger, décédé le 21 avril dernier, me tient tant à cœur. Prenez sa création Brennen und gehen (1992). À Salzbourg, dans la rue, il a ôté des dalles pour faire pousser des plantes qui font référence à la brûlure et à la marche : l’ortie et le chénopode (littéralement patte-d’oie). Restait aux piétons à s’écarter du trottoir. Force leur était de porter un regard neuf sur cette végétation qui se substituait à la pierre, au béton. Cet artiste autrichien montrait une prédilection pour les « plantes rudérales », celles qui poussent dans un milieu modifié par l’activité ou la présence de l’homme : terre-plein central, ballast (photo ci-dessous), friches… celles qui, dans leur entêtement, symbolisent la liberté de l’imaginaire. Elles sont un « non » à l’ordre que nous voulons instaurer partout, y compris dans la nature. Ainsi que le formule Weinberger : « Étant indomptée, la végétation sauvage qui fleurit sur des terres incultes post-industrielles et à la périphérie des villes, est plus ‘‘naturelle’’ que les zones étroitement contrôlées de la ‘‘naturalité’’ de la société actuelle. Les plantes rudérales sont la sous-classe omniprésente du monde végétal, la ‘‘masse’’ prête à percer à la surface de la ville en toute occasion et à briser le contreplaqué de la stabilité et de l’ordre humains. »

    L’Autrichien plaide en faveur d’un trop peu d’attention à la nature. En effet, laissons la nature faire à sa guise. Il ne faut pas, me semble-t-il, forcer dans une direction donnée ce qu’elle a en propre.

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisUne telle démarche suppose de se débarrasser du séculaire sentiment de supériorité que nous cultivons à son égard, plus encore depuis le siècle passé. Il est devenu impossible d’écrire ou de peindre « d’après la Nature », de créer des œuvres qui la restituent fidèlement, puisque la Nature existe dans de moins en moins d’endroits. On l’a soit complètement bridée, soit polluée. Mais il ne s’agit pas moins de nature. Dès lors, que pouvons-nous encore faire ? Hausser les épaules avec résignation si jamais nous renonçons malgré tout à révolutionner radicalement nos vies, si nous continuons à soutenir l’industrie polluante et l’énergie nucléaire, à gagner mille destinations en avion, à épuiser les sols, à assécher la terre pour nous procurer gazole et essence ? Chercher à comprendre, à mettre des mots sur les choses de la nature ? Nombre d’entre elles échappent en réalité à notre capacité intellectuelle et à nos tentatives de les cerner par le moyen du langage.

    Que nous reste-t-il alors ? Raconter. Reraconter. Re-narration de la re-nature. Tout en étant des témoins oculaires engagés qui s’identifient aux multiples objets qui nous entourent – plantes, animaux, personnes, murs en béton, acier rouillé, fûts de pétrole vides… Dans son livre Les Trois écologies (1989), le psychanalyste et philosophe français Félix Guattari nous dit que l’« écosophie » est nécessaire : un art de penser, une manière d’agir et d’agencer qui offrent une façon alternative d’expérimenter notre environnement, laquelle nous donne d’établir un nouveau rapport avec lui. C’est ce que je voudrais moi aussi défendre à travers ces lignes.

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisRien ni personne ne vaut plus que telle autre chose ou telle autre personne. Chaque cellule vivante, qu’il s’agisse de celle d’un être humain, d’un animal ou d’une plante, mieux vaut la considérer comme un agent de même valeur que les autres, un agent qui crée son propre monde vivant. Tout recèle une intelligence spécifique. Laisser la nature opérer à sa guise, c’est se donner d’observer et de décrire ce qu’elle gagne en rudesse, mais aussi la beauté de cette rudesse, la façon dont les agents se réinventent organiquement, germent, prolifèrent tout en en parasitant d’autres. Se donner d’observer et de décrire combien tout est inventif à travers les pulsions de reproduction et de destruction. De la sorte, notre environnement devient un espace de dialogue avec tout ce qui vit dans la nature. Un véritable espace de discussion où toute hiérarchie est abolie.

    Où glorifier le grouillement des scarabées.

     

     

     

    Le temps qu’il fait

     

    Un beau jour des scarabées dans leur chambre nuptiale vert brunâtre

    une opinion emmoussée une remarque étouffée. L’orchidée

    se dissout dans le sol, la puccinellie s’étiole vert chaux. La fougère

     

    préserve à peine ses nervures. Les moucherons se saoulent

    de la blettissure. On gratte des cratères. S’accouple un cri

    de délivrance. Devient scarabées. Pour les pins, ça ne change plus

     

    rien gris vert. Seuls les papillons noirs survivent.

    Dans l’obscurité, on attend que les saisons se déshabituent.

    On agrippe, trame de tout et rien sous la carapace,

     

    refusant d’être plus longtemps couchés dos à dos.

    Oh ! je pourrais te croquer ! Entre-temps, le temps qu’il fait

    une fois de plus nous perturbe. On en sue. Frottement d’ailes :

     

    une sorte de chant. Chitine.

    Les choses empoissent le réel.

     

                                          Paul Demets

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

    merci à Piet Joostens

     


    Le même poème lu en néerlandais par Paul Demets