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poÉsie - Page 14

  • Les porteurs

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    Un poème de Peter Holvoet-Hanssen

     

     

    Le recueil poeti d’Europa, publié cet été par l’Istituto Italiano di Cultura de Paris, offre à lire deux auteurs d’expression néerlandaise : Nachoem Wijnberg  (le poème Emprunter aux Grecs, traduction française de Kim Andringa) et Les porteurs du Flamand Peter Holvoet-Hanssen. Ce dernier va donner à l’automne un nouveau roman : Zoutkrabber Expedities et publier (en collaboration) Miavoye, un livre en hommage à Paul van Ostaijen. C’est d’ailleurs à ce poète, mort de tuberculose à 32 ans, que sont dédiés les vers qui suivent.

     

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    De dragers

      

    de kist wiegt en de wolken schouderen het licht

    dat in de velden graast, een loden hemelboog

    ‘wie sterft vervloeit als verf,’ klinkt nuchter aan Gods Toog

    ‘een vader die een voorhoofd kust, mijn vergezicht’

     

    de Grote Nar die voor de zwarte toetsen zwicht

    in ʼt Land van Music-Hall, klimop spiraalt omhoog

    en op het kruis een kraai, blikt met een mensenoog

    een moeder vindt haar kind: gedichten schreef het wicht

     

    laat schouwen roken, doof geen vuur in stervensnood

    drie duiven op het puntdak horen feestgeruis

    ‘een woordenschilder tekent met een flinke poot’

     

    diep in het bos het bronwellen en windgesuis

    de oude beuk moet wachten op het bladerrood

    en niemand niemand zingt ‘we gaan nog niet naar huis’

     

    Peter Holvoet-Hanssen, 5 juin 2014

     

     

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    P. Holvoet-Hanssen sur la tombe de Paul van Ostaijen

    (photo : Koen Broucke)

     

     

    Les porteurs

     

    le cercueil bercé et sur l’épaule de ces nuages

    la lumière qui pâture les prés, une voûte gris plomb

    « quiconque meurt se dilue comme peinture », entend-on

    au Zinc de Dieu, « un père qui embrasse un front, mon horizon »

     

    le Grand Bouffon qui cède devant les touches noires

    au Pays du Music-Hall, du lierre s’élève en hélice

    et sur ​​la croix un corbeau ouvre un œil d’homme

    une mère trouve son enfant : le moutard écrit des poèmes

     

    faites fumer les foyers, n’étouffez aucun feu à l’agonie

    trois pigeons sur le toit entendent des flonflons de bastringue

    « un peintre de plume dessine d’une main bien trempée »

     

    au fond du bois jaillissement de source susurrement de vent

    il faut au vieux hêtre attendre la rouge frondaison

    et personne ne chante personne « ne sait quand reviendra »

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    Présentation du recueil, avec, entres autres, Philippe Beck & William Cliff... 

     

    … et, toujours à Paris, Peter Holvoet-Hanssen en compagnie de Laurence Vielle, Vincent Tholomé & Michel Bertier

     

     

  • Mes traducteurs

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    Un poème d’Ewa Lipska

     

     

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    Ewa Lipska (Cracovie, 1945) appartient à la génération de l’après-guerre, née sur les décombres d’un pays mais aussi plus largement sur les décombres d’une civilisation tout entière. Elle a publié à ce jour une vingtaine de recueils de poésie, ainsi que des nouvelles et des pièces de théâtre. Sa poésie, visionnaire et d’inspiration catastrophiste par moments, reste toutefois résolument rationaliste et témoigne de notre temps en optant pour l’ironie et l’humour face au tragique de l’existence. Priorité est ainsi souvent donnée à la réflexion intellectuelle qui se développe en différentes formes d’expression du sujet, tels la lettre, le monologue intérieur, l’essai, la digression philosophique, la narration d’une histoire incluse dans l’Histoire. 

    ewa lipska,isabelle macor-filarska,traduction,poésie,traducteurs,pologneMoi / Ailleurs / L'Écharde (traduction du polonais par Isabelle Macor-Filarska & Irena Gudaniec-Barbier, postface Isabelle Macor-Filarska, Montpellier, Grèges, 2008) réunit trois recueils dans lesquels Ewa Lipska développe, avec une ironie qui tient à distance tout pathos, la possibilité du bonheur et la joie d’exister en dépit de la violence, de la solitude, de la mort, du mal. Dans ces pages, la dérision n’a pas disparu, mais le ton a changé pour laisser plus de place à une forme de bienveillance et d’amour de la vie tout concentré sur l’observation des changements de la société, tels l’om- niprésence de l’ordinateur, l’accélération du rythme de vie, les dérives théologico-politiques, le répondeur téléphonique qui nous parle de sa voix égale, filtrée, à la place de l’interlocuteur que l’on espérait entendre. L’accent est également mis sur l’aspect virtuel de la réalité, du monde dans lequel l’homme contemporain évolue et vit au quotidien. 

     

    Ewa Lipska & Isabelle Macor-Filarska

    (Club des Poètes, 20 juin 2009)

     

     

     

     

    Mes traducteurs

     

     

    Mes traducteurs. Eux. Prolongement de moi-même.

    Ma – Leur

    pile de temps sur la table.

    Confits de dictionnaires.

     

    Une matinée en cyrillique

    dans le nubuck d’un brouillard germanique.

    Une antilope romaine

    à l’orée de mon vers.

     

    Mes – Leurs

    voyages.

    Encore un chemin à rebours

    sans raison.

     

    Une greffe de mots

    de mes chirurgiens. La leur.

    Intraduisible

    pour ce bref poème.

     

    Et moi

    je fais l’amour dans tant de langues à la fois.

    Lettre après lettre j’absorbe l’humidité à Nasjö

    je rencontre dans la forêt mes poèmes bâtards.

     

    Ma – Leurs

    voix. Hésitations derrière les livres.

    Augures de l’abîme des pages.

    Syllabes qui décollent de Heathrow.

     

    Qu’hériteront-ils de moi ?

    Mon angoisse ? Mon appétit

    pour tout ce qui passe ?

    Pour le décolleté de la prairie ? Les champs violets        [d’améthystes ?

     

    Tandis qu’autour de nous

    ma – leur

    réalité perméable. Paradis des pirates

    des commères et des politiciens.

     

     

    Ewa Lipska, poème extrait d’Ailleurs

    traduit du polonais par Isabelle Macor-Filarska

     

     


    Ewa Lipska lit Newton’s Orange: Infinity

     

     

     MOI TŁUMACZE

     

     

    Moi tłumacze. Oni. Mój ciąg dalszy.

    Moja - Ich

    sterta czasu na stole.

    Konfitury słowników.

     

    Poranek w cyrylicy

    w zamszowej germańskiej mgle.

    Romańska antylopa

    na skraju mojego wiersza.

     

    Moje - Ich

    podróże.

    Jeszcze ścieżka á rebours

    bez żadnego powodu.

     

    Transplantacja słów

    moich chirurgów. Ich.

    Nie do przełożenia

    na ten krótki poemat.

     

    A  ja

    kocham się w tylu językach naraz.

    Literka za literką wchłaniam wilgoć w Näsjö

    spotykając w lesie moje nieślubne wiersze.

     

    Moje - Ich

    głosy. Wahania zza książek.

    Przepowiednie z przepaści stron.

    Startujące sylaby z Heathrow.

     

    Coś po mnie odziedziczą?

    Mój lęk? Mój apetyt

    na wszystko co przemija?

    Na dekolt łąki? Fioletowe pola ametystów?

     

    Kiedy wokół

    moja - ich

    nieszczelna rzeczywistość. Raj dla hakerów

    plotkarzy i polityków.

     

     


    Ewa Lipska lit Splinter

     

     

    Le poème « Moi tłumacze » et sa traduction « Mes traducteurs » ont été lus par Isabelle Macor-Filarska au cours de la Table ronde consacrée à la traduction dans le cadre des Présences à Frontenay 2014 (vidéo de Zoé Balthus).

     

     

     

     

     

  • Un poème, un livre – Pierre Jean Jouve

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    Un extrait de poème contre le grand crime (1916)

     

     

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    Belgique

     

     

    … Je suis né à proximité de ces canaux et ces nuages,

    De ces bourgs aux rues parfaitement peintes ;

    Je porte dans mon cœur rues, blés mouvants et dunes.

    J’ai l’esprit conforme à ces plaines sans défaut ;

    - Rien que des toits éclatants, çà et là, un vent fort,

    Une pensée raisonneuse pour la terre infinie.

    J’éprouve le désir des arbres vers la mer,

    J’ai le doute et le scrupule des canaux,

    Mon affection n’a de repos que sur le clair horizon.

    Je suis ton enfant – Flandre étale et grasse.

    Ne m’oublie pas, car désormais je demeure tourné vers toi –

    Et toi, Verhaeren, chanteur et vieil homme,

    Dont la force de Flamand et la pensée d’Européen

    Fraternellement sont blessées jusqu’à la mort,

    Je te fais signe et comme un de tes enfants,

    Je me range à tes côtés sans en dire davantage.

     

    P. J. Jouve 

     


    Pierre Jean Jouve, Jacques Darras, poésie, Arfuyen, Flandre, Verhaeren, Guerre 1914-1918, Suisse, GenèvePierre Jean Jouve
    (Arras 1887 – Paris 1876), a renié la première partie de son œuvre, y compris poème contre le grand crime paru à Genève en 1916 (éditions de la revue Demain) et dont seuls des passages ont été re- produits depuis. L’extrait cité ci-dessus figure, à côté d’autres (publiés avec l
    autorisation de Cathe- rine Jouve), dans la magnifique fresque poético-autobiographique de Jacques Darras, Je sors enfin du Bois de la Gruerie, Arfuyen, 2014, p. 81. 

    Le recueil pacifiste de Jouve contient quatre poèmes : « Au soldat tué », « À la Belgique », « Chant de l’Hôpital », « Tolstoy », et présente sur le titre une grande composition macabre du peintre et verrier  Edmond Bille (1878-1959), reprise en couverture. Retourné en Suisse pour raison de santé – il s’était engagé en 1914 pour servir comme infirmier à l’hôpital de Poitiers où l’on soignait des soldats atteints de maladies infectieuses –, Jouve s’affirme comme pacifiste. Poème contre le grand crime poursuit cet engagement amorcé avec Vous êtes des Hommes (1915). « Jouve s’insère dans la communauté des militants pacifistes installés en Suisse et dont Romain Rolland est considéré comme l’âme. Pendant toute la guerre, Jouve va être très actif, à la fois comme écrivain, comme journaliste et comme militant. Jouve et Romain Rolland deviennent réellement amis. Jouve continue à lire Tolstoï. Comme à Poitiers, il s’engage en tant qu’infirmier volontaire à l’hôpital pierre jean jouve,jacques darras,poésie,arfuyen,flandre,verhaeren,guerre 1914-1918,suisse,genèvemilitaire de Montana. Il est très apprécié des soldats malades pour son dévouement. Mais son activité de militant pacifiste est connue et il est interdit de présence à l’hôpital par la hiérarchie militaire. » (source).  C’est au sein de ces cercles pacifistes qu’il côtoiera le Flamand Frans Masereel, lequel illustrera plusieurs de ses livres.

    P. J. Jouve, portrait gravé par F. Masereel pour Prière, 1924

     

    Dans Romain Rolland vivant 1914-1919 (1920), Pierre Jean Jouve évoque à nouveau la Belgique et Verhaeren : « Il est à peu près établi pour lui [Romain Rolland] que le gouvernement allemand, aux premières heures de la guerre, joua le plus mauvais rôle. Le crime de la Belgique violée par le Haut Commandement et diffamée ensuite par la diplomatie, ne peut se justifier en aucun temps. Il se retourna d’ailleurs contre son auteur ; car il détermina toute une série de réalités et de fictions tendant à désigner l’Allemagne comme l’agresseur unique et le peuple criminel. Mais les crimes les plus certains et les responsabilités effectives de l’Allemagne n’innocentent pas ses adversaires. […] Quand l’Académie Suédoise laisse entrevoir (à la fin de 1915), son intention de décerner le Prix Nobel de Littérature à Romain Rolland, écrivain français, c’est un tollé dans la presse parisienne ; les injures remontent d’un ton ; on ne craint même pas de jouer du noble et bon Verhaeren, qui n’a pas cessé d’aimer et d’estimer Romain Rolland, d’injurier Rolland à l’aide de Verhaeren. On parle de ‘‘Judas et les trente deniers’’. Ce qui était, remarquons-le, aussi infamant à l’endroit de l’Académie Suédoise qu’abject à l’égard d’un des écrivains les plus désintéressés de notre littérature. La distribution du prix est différée. Mais l’année suivante (novembre 1916) le prix est réellement pierre jean jouve,jacques darras,poésie,arfuyen,flandre,verhaeren,guerre 1914-1918,suisse,genève,belgiqueoffert à Romain Rolland, et à la France la meilleure qu’il représente. Il se fait un demi-silence, par ordre ; le système de l’étouffement officiel et du boycottage commercial commence, avec des actions plus souterraines. » (p. 101 et 240-241)

     Jacques Marx, Verhaeren, biographie d’une œuvre, ARLLFB, 1996

     

     

  • Le poète Guillaume van der Graft

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    Parler à l’eau lente

     

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    Guillaume van der Graft (pseudonyme de Willem Barnard, Rotterdam 1920 – Utrecht 2010) est un poète et prosateur néerlandais. Auteur d’une bonne trentaine de recueils, il a réuni, au crépuscule de son existence, environ 300 de ses poèmes dans Praten tegen langzaam water. Gedichten 1942-2007. Een keuze (Parler à l’eau lente. Poèmes 1942-2007. Un choix, éd. de Prom, 2007, avec CD). De même, il a opéré une sélection parmi les milliers de pages de son Journal : Een dubbeltje op zijn kant. Dagboeken 1945-1978 (2005) et Anno Domini. Dagboeken 1978-1992 (2004), puis, en 2009 : Een zon diep in de nacht. De Verzamelde Dagboeken 1945-2005 (Un soleil tout au fond de la nuit. Journaux 1945-2005). Issu d’un milieu modeste, il a fait des études de littérature et de théologie. Pasteur de l’Église réformée néerlandaise (Nederlandse Hervormde Kerk) jusqu’en 1975, il a contribué à l’établissement de l’édition du Liedboek voor de Kerken (1973) et publié des études relevant de son ministère et plus largement de sa soif de saisir l'indicible.

    guillaume van der graft,willem barnard,poésie,pays-bas,néerlandais,protestantisme,hollande,littérature,traductionParallèlement, il n’a cessé d’édifier son œuvre littéraire, collaborant à diverses revues, publiant quelques pièces de théâtre ou encore le compte rendu de ses voyages en Angleterre, pays qu'il ché- rissait particulièrement: Papier als reisgenoot (Papier, compagnon de route, 1975). La théologie et la mythologie occupent une place prépondérante dans sa production poétique de même, d’ailleurs, que la sensualité ou encore le thème de l’écriture. Le volume Verzameld vertoog (1989) rassemble une bonne part de ses études et réflexions. Des ouvrages comme Stille omgang (1992), qui propose une méditation très personnelle sur la Bible, et Orthodox of niks (Orthodoxe ou rien, 2008), ainsi que divers essais sur la poésie, concilient fibre artistique et curiosité de l’homme religieux après que Willem Barnard fut devenu membre de l’Église vieille-catholique.

    Guillaume van der Graft était le père de l’écrivain Benno Barnard.

     

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    Dit schrijf ik onderweg

    gaandeweg onderweg naar een ergens

    zo elders dat het ook wel nergens wordt genoemd

     

    uitersten gaan elkaar vinden,

    zenit en nadir, noord nadert zuid

    en de voorraad wereld vermindert

     

    ik heb niet geschreven wat ik weet

    wat ik niet wist heb ik geschreven.

     

     

    Ceci je l’écris chemin faisant

    peu à peu en chemin vers un quelque part

    tellement autre part qu’on l’appelle parfois nulle part

     

    les extrêmes vont se toucher,

    zénith et nadir, nord et sud

    et la réserve en monde diminue

     

    je n’ai pas écrit ce que je sais

    ce que je ne savais pas je l’ai écrit.

     

     

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    Praten tegen langzaam water

     

    Praten zoals regenwater

    praat tegen langzamer water,

     

    transfiguratie van drift:

    een minnende mond, een beminde,

     

    samenzijn, namen verbinden

    met namen, in spiegelschrift

     

    weten hoe anderen heten,

    gaan tot de wieg van het licht.

      

     

    Parler à l’eau lente

     

    Parler comme l’eau de pluie

    parle à l’eau plus lente

     

    transfiguration de l’instinct :

    une bouche aimante, une bien-aimée,

     

    être ensemble, unir des nommés

    entre eux, savoir en écriture

     

    spéculaire le nom des autres,

    gagner le berceau de la lumière.

     

    (trad. D. Cunin) 

     

     

    Entretien (en néerlandais) avec Guillaume van der Graft

    ICI

    autre entretien vidéo : ICI

     

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     Teruggezongen, in memoriam Guillaume van der Graft, Baarn, Atlanta Pers, 2013 (hommage par 13  poètes)

     

    Dix poèmes de Guillaume van der Graft ont paru en traduction française dans Deshima, n° 7, p. 257-266.

     

     

     

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    André Troost, Dichter bij het Geheim: leven en werk van Willem Barnard/Guillaume van der Graft, 1998 (l'un des ouvrages consacrés au poète)

     

     

     

  • Entre Psaumes et Lucifer

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    « C’est le plus fécond et un des meilleurs poètes de notre terroir, une pittoresque et originale figure, un homme de grand cœur et de caractère magnanime, qui vient de nous être ravi avec Emmanuel Hiel. »

    Georges Eekhoud

     

     

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     Les frères siamois : Peter Benoit & Em. Hiel

     

     

    Emanuel Hiel (1834-1899)

     

     

    Dans Les Écrivains francs-maçons de Belgique (1) – vaste sujet dans ce pays où un Ghelderode s’exclamait : « Ne prononcez pas mon nom, qui terrorise et les Maçons et les Jésuites et les bureaucrates théâtraux du “National” qui n’ose pas alléguer son nom vrai : chiotte, pissoir ou poubelle ! » (2)Paul Delsemme consacre une page au poète et traducteur Em(m)anuel Hiel, célèbre en son temps, aujourd’hui oublié et qui, bien qu’il se soit souvent abandonné « à l’emphase qui sonne creux, à la facilité qui se contente du premier jet », mériterait « que la postérité lui manifestât quelques égards ».

    E. Hiel (coll. AMVC-Letterenhuis)

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraireIssu d’un milieu très modeste, ce flamingant emporté est parvenu à se mêler aux cercles intellectuels de sa contrée, se liant par exemple d’amitié avec le compositeur Peter Benoit. « Obligé, pour survivre, de pratiquer d’obscurs métiers, il se donna, à force de persévérance, la vaste culture qui lui permit de faire œuvre d’écrivain et de traduire en sa langue Goethe et Schiller, Heine et Uhland, Shakespeare et Shelley, Charles d’Orléans et Victor Hugo… Cette irrésistible ascension d’un homme du peuple tenait du conte de fées. Emmanuel Hiel entra vivant dans la légende, une légende que, à dire vrai, son passé exemplaire n’eût pas suffi à créer s’il n’avait été aussi un personnage haut en couleur, un orateur breughélien, un prophète d’estaminet. » À sa production de traducteur, il convient d’ajouter une transposition des Psaumes parue en 1870. Si ses œuvres complètes (6 volumes publiés dans les années 1930) n’attirent plus guère de lecteurs, son nom reste attaché à trois oratorios mis en musique par Peter Benoit : Lucifer, Prometheus, De Schelde. À propos de Lucifer, Charles De Coster, s’enthousiasmait tout en regrettant que ce Lucifer-là ne correspondît point à sa propre conception maçonnique : « Le poème de M. Emmanuel Hiel est écrit dans ce grand style lyrique flamand dont l’harmonie, la sonorité, l’ampleur du rythme, peuvent rivaliser avec ce que l’Allemagne a produit de plus beau sous ce rapport. […] A-t-il oublié que l’homme, avec ses qualités primordiales de virilité, de combinaison, de libre arbitre, d’orgueil même, de curiosité, d’avidité de savoir, de lutte contre le pouvoir qui s’impose et les éléments qu’il veut dompter ; oublie-t-il que cet homme n’est que le symbole vivant de la splendide figure de Lucifer, nommé l’esprit du mal, parce qu’il ne se soumit pas en aveugle, Lucifer qui représente si bien la résistance odieuse aux despotes, Lucifer, l’ange découronné, l’éternel Vaincu, l’infatigable lutteur debout et fier malgré ses blessures, et qui doit finir par triompher du mensonge et de l’hypocrisie agitant en vain leurs antiques épouvantails. » C’est qu’à l’époque, Em. Hiel n’était pas encore Frère : « Initié aux ‘‘Amis Philanthropes’’ en 1868, il fut un bon Maçon. Il écrivit la cantate qui fut chantée, sur une musique du Frère Gustave Huberti, lors de la consécration du temple des ‘‘Amis du Commerce et de la Persévérance réunis’’ à l’Orient d’Anvers, en 1883. Nestor Cuvelliez signale qu’il apporta pareille collaboration à la loge montoise ‘‘La Parfaite Union’’, en 1890. »

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraireGrand champion de la Flandre, Emanuel Hiel a tout de même collaboré à plusieurs périodiques francophones, par exemple L’Art universel ; L’Art libre a de son côté publié certains de ses vers en langue néerlandaise. Des écrivains d’expression française ont pu lui dédier un poème (Henri Liesse) ou le prendre à partie dans leurs vers (poème anonyme ci-contre).

    Défenseur du petit peuple, progressiste inconditionnel, Hiel affichait en même temps, à l’instar d’ailleurs de nombre de ses amis (3), un nationalisme sans faille. Les lignes qui suivent, publiées dans la Revue trimestrielle (1864, n° 3), témoignent des grands axes de sa pensée : « Il est un fait digne de l’attention du philosophe, de l’historien, c’est que partout où le peuple a le sentiment, la conscience de son existence physique et morale, soit qu’il ait la liberté, soit qu’il la désire, partout aussi il lutte pour la réhabilitation, le maintien et le développe­ment de sa langue.

    « Les lois de la philologie, conçues de nos jours dans un sens plus universel, avec un amour plus profond et plus vrai de la vie réelle, démontrent clairement que toutes les langues ont le même droit, que pas une seule ne peut et ne doit être dédaignée. En attaquant la langue d’un peuple, on attaque ce peuple dans sa vie intime, on lui déclare une guerre injuste et cruelle, qui a souvent des conséquences plus terribles que des guerres à coups de canon. C’est, qu’en effet, la langue d’un peuple est la construction esthétique de son esprit, la révélation géné­rique de son génie, l’affirmation de son existence, la sauvegarde la plus sûre, la plus fidèle de son indépendance, de ses droits, de sa liberté, et disons même de la moralité et de la famille.

    « Dès qu’un peuple abdique sa langue, il renie son passé, s’efface dans le présent et s’annihile pour l’avenir. Les despotes et les conquérants ont toujours compris qu’un peuple peut réparer une bataille perdue, sortir triomphant d’une lutte à main armée, mais qu’il se courbe à jamais, qu’il abdique et oublie sa personnalité quand il succombe à l’envahissement d’une langue étran­gère.

    « […] Le pays que l’homme aime par-dessus tout, c’est la patrie. La langue qu’il doit aimer par-dessus tout, c’est sa langue maternelle. Elle seule a été la mère, la nourrice de son esprit, et elle sera tou­jours l’unique lien spirituel qui l’attache à ses parents, à ses concitoyens, à sa patrie.

    L'Art universel, 01/05/1874

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraire« […] Vint le mouvement flamand qui créa un grand nombre de journaux, de revues littéraires et scientifiques, et d’autres écrits périodiques. Des auteurs jeunes et pleins d’enthousiasme apparurent de tous côtés. L’histoire, la poésie, le théâtre, le roman, tous les genres qui composent une littérature complète trouvèrent des représen­tants. Sciences, arts, philosophie, religion, tout fut traité dans la langue maternelle, avec plus ou moins de succès. Et la Belgique, qui, depuis deux siècles, n’avait été citée nulle part pour ses belles-lettres, vit refleurir sur son sol une littérature féconde et puissante, sut conquérir l’admiration de l’Allemagne savante et produisit plusieurs œuvres traduites dans presque toutes les langues de l’Eu­rope. Le mouvement flamand exhuma aussi nos vieux auteurs : Van Maerlant, Jan van Heelu, Jan van Rusbroec, Zevecote, Anna Byns, etc. ; il nous rendit notre Reinaert de Vos et tant d’autres trésors légués par nos pères ; il attira notre attention sur la Goedroensage et les Nibe­lungen, ces grandes épopées nationales d’autrefois. Il nous fit fraterniser de nouveau avec la Hollande, nous en rapporta notre bon Cats, nous fit goûter les beautés imm­ortelles de Hooft, Vondel, Coornhert, Huygens et Spiegel, nous familiarisa avec les modernes : Bilderdijk, Bellamy, Helmers, Feith, Vander Palm, Tollens, da Costa et tant d’autres. En France même, ce mouvement eut de l’écho. Un comité flamand se fonda à Dunkerque et MM. de Coussemaker, de Baecker, l’abbé Carnel et beaucoup d’autres s’y occupent sérieusement de la culture et de l’enseignement de la langue néerlandaise dans la par­tie flamingante de la Flandre française. En 1850, le mouvement flamand réveilla le mouvement littéraire des bas-Allemands. Des poëtes éminents, comme Claus Groth, Fooken, Hoissen Müller, chantèrent dans la langue du peuple. Des savants remarquables, comme Raabe, Kosegarten, Köne, Woeste, Burgwardt, défendirent la langue maternelle par leurs travaux linguistiques et leurs ouvrages élémentaires et populaires. Le mouvement fla­mand fut donc cause que vingt et un millions de Flamands, Hollandais et bas-Allemands parlent encore cette bonne vieille langue, dont Jean Ier, duc de Brabant, et Jacques van Artevelde avaient voulu former le lien politique entre toutes les nations de la race thioise. Oui, cette bonne vieille langue de la Hanse est encore une des trois langues maritimes, elle se parle encore sur les côtes de la mer du Nord à la Baltique, au nord de la Flandre française, dans une grande partie de la Belgique, dans toute la Hollande, dans le Bas-Rhin, sur l’Elbe, sur l’Oder et jusqu’en Livonie. »

    G. Eekhoud

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraireGeorges Eekhoud a rendu un hommage à Em. Hiel, cette figure marquante de la seconde moitié du XIXe siècle flamand, hommage en partie repris dans la nécrologie reproduite ci-dessous, tirée d’un journal d’Ostende. (4)

     

    (1) Bruxelles, Bibliothèques de l’Université libre de Bruxelles, 2004 (p. 459-460).

    (2) Lettre du 2 décembre 1960 au poète français Emmanuel Looten, citée par Roland Beyen, « Michel de Ghelderode entre deux chaises », Romaneske, n° 2, juin 2008.

    (3) Peter Benoit, « possédé du démon du Nationalisme », selon un critique, écrit par exemple : « Sans l’idée absolue de la nationalité, le monde ne doit s’attendre qu’à une dissolution lente et implacable. » (« Réflexion sur l’art national », L’Art universel, 15 juin 1873, p. 85. Dans cet essai, le compositeur cite les propos de son ami publiés en 1864 et que nous reprenons).

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraire(4) L’érudit Léonard Willems a lui aussi consacré des pages en français au défunt : « Emmanuel Hiel », Revue de Belgique, 15 novembre 1899, p. 193-206. Une étude récente revient sur la place que Hiel a occupée en politique, dans la franc-maçonnerie et au sein du flamingantisme : Dempsig Alistair, Emanuel Hiel. Essay over de emancipatie van de Vlamingen te Brussel (Emanuel Hiel. Essai sur l’émancipation des Flamands de Bruxelles), préface de Lydia De Veen-De Pauw, Willemsfonds Schaarbeek-Evere/Liberaal Archief, Bruxelles/Gand, 2011. Elle complète l’ouvrage de référence sur le poète : Emiel Willikens, Emanuel Hiel (1834-1899), dichter en flamingant tussen Dender en Zenne, Willemsfonds Brussels Hoofdstedelijk Gewest, 1984. La même année, une exposition (accompagnée d’un catalogue : Emanuel Hiel 1834-1899: tentoonstelling 13 tot 23 oktober 1984 [in het] stadhuis) lui était consacrée à l’hôtel de ville de Dendermonde.  Relevons encore, à propos de Hiel, que son rôle s’est étendu jusqu’en Allemagne : il y a attiré l’attention de cercles lettrés et éditoriaux sur les lettres néerlandaises, en particulier sur le mouvement littéraire flamand (voir article de 1874 ci-dessus).

     


    De Schelde (L'Escaut, 1867), oratorio de Peter Benoit sur un texte d'E. Hiel

     

     

    Emmanuel Hiel

     

    La mort du poète flamand Emmanuel Hiel creuse un vide dans les rangs déjà clairsemés des littérateurs flamands ou, plutôt, néerlandais de Belgique.

    Emmanuel Hiel était en effet le prototype de la littérature contemporaine flamande du pays.

    Chef du flamingantisme, Emmanuel Hiel en était l'irréductible apôtre et, à toutes occasions, avec la véhémence et la conviction sincère qui étaient chez lui les qualités d'une foi profonde, il exposait et développait les théories de ce parti, de «son» parti, dont la principale faiblesse réside dans l'exagération irraisonnée et voulue de ces théories mêmes.

    Né à St Gilles-lez-Termonde le 30mai 1834, Emmanuel Hiel fut d’abord employé puis contremaître et enfin directeur d’une filature. Il abandonna cette situation pour entrer à l’octroi, puis au ministère de l’Intérieur.

    Emanuel Hiel - Photo.pngEn 1867, il entra au conservatoire royal de Bruxelles en qualité de professeur de déclamation flamande et deux ans après, en 1869, il était nommé bibliothécaire au Musée Royal de l’Industrie, puis à l’École Industrielle de la ville.

    Dans un magistral article qu’il publie dans La Réforme de Bruxelles le prestigieux artiste Georges Eekhoud ajoute : « Lors de la création de l’académie flamande à Gand il fut un des premiers appelés ''dans son sein''. J’ajouterai qu’il était chevalier de l’ordre de Léopold.

    Voilà pour sa carrière d’homme public, sa vie officielle. Mais il mena une vie bien autrement mouvementée et intensive que ne le feraient croire ces quelques points de repère biographiques.

    Tout jeune il s’était déjà mis à rimer. En 1855, donc à vingt et un ans, il compose sous le pseudonyme de G. Hendrikzone une pièce de vers en l’honneur d’un brave ouvrier de la filature dans laquelle il était employé à l’occasion de la décoration que le gouvernement venait d’octroyer à ce travailleur, après vingt années de probe labeur. Le jeune poète lut lui-même son œuvre au vénérable jubilaire et l’embrassa ensuite avec effusion, aux applaudissements de tous leurs camarades d’atelier.

    L’année suivante il publia sa première ode flamingante pour affirmer les droits méconnus de sa race ; ode énergique et virulente qui devait être suivie de tant d’autres !

    Ces deux œuvres de début caractérisent toute l’œuvre d’Emmanuel Hiel : il fut un poète essentiellement flamand et populaire ; il lutta pour les parias politiques comme pour les parias sociaux.

    À partir de ce moment il publia poème sur poème. Le 21 avril 1862 le bourgmestre de Termonde prit l’initiative, en plein Conseil communal, d’une souscription afin de permettre au poète peu fortuné de publier un premier volume de vers illustré par Jan Verhas, le peintre, son concitoyen. Ce livre parut à Bruxelles en 1863.

    P. Benoit par J. van Beers jr

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraireQuelques mois après, Emmanuel Hiel composa le poème d'une cantate, De Wind (le Vent) qui fut couronné et dont M. J. Van den Eeden fit la musique.

    Entretemps il s’était mis aussi à écrire pour la scène. Hedwige, son premier essai dans ce genre, est une comédie imitée de l'allemand.

    Le succès du Wind fit rechercher sa collaboration par les musiciens. En 1865, il fournit des poésies à Émile Mathieu et à Peter Benoit.

    Il devait surtout servir admirablement le génie de celui-ci. Ainsi, en 1866, il écrivit ce fameux Lucifer sur lequel Peter Benoit édifia un de ses oratorios immortels dans le Panthéon flamand. Puis ce fut le Schelde, un autre magnifique oratorio, et Isa, un drame lyrique, auquel collabora Benoit pour la partie musicale. »

    C’est, résumée, toute la vie de ce beau poète. La place nous fait défaut pour analyser son œuvre magistrale suffisamment connue d'ailleurs.

    Abattu depuis deux mois surtout par une maladie d’estomac et par un affaiblissement nerveux qui minaient sa robuste constitution, Emmanuel Hiel s’est éteint doucement dans les bras de son fils Wilhem, après une agonie de plusieurs heures durant laquelle il n’a pas paru souffrir. Il avait reçu le jour même la visite de son ami Peter Benoit le grand musicien flamand auquel il avait dit ses suprêmes paroles «Ik ben niet wel ! » (Je ne suis pas bien).

    Et sans doute cette dernière rencontre des deux artistes de même race et de même envergure dans des domaines différents, a-t-elleadouci pour le moribond les minutes dernières d’une vie qu’il avait de toute son âme et de tout son cœur consacrée à l’art flandrien.

     

    Émile De Linge, Le Carillon, 29 août 1899

     

     

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    Revue encyclopédique, 1899, p. 821

     

     

    De man die Hiel wou zijn

    hommage humoristique au poète, devant et dans sa maison

     

     

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    Ik droomde (Je rêvais), poème de Hiel

    traduit par Louis Jorez, musique de Peter Benoit

    Illustration : Paul Lauters