En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.
Émile Verhaeren a laissé bien des pages sur sa Flandre natale. Dans le recueil Les Héros (1908), qui appartient à la série Toute la Flandre, il en loue la nature et quelques grandes figures, dont les frères Van Eyck. Les lecteurs de La Belgique Artistique & Littéraire avaient pu découvrir ce poème dès juin 1907. L’auteur l’a d’ailleurs repris, en même temps que le poème « Rubens », dans Parmi les Cendres. La Belgique dévastée (1916), livre-hommage à son pays meurtri par la guerre.
LES VAN EYCK
L’or migrateur qui passe où s’exalte la force
Avait choisi jadis, en son vol arrogant,
Pour double colombier glorieux, Bruge et Gand,
Dont les beffrois dressaient, au grand soleil, leurs torses.
Les deux cités dardaient un pouvoir inégal,
Mais un égal orgueil vers l’avenir splendide,
Comme les deux Van Eyck – vastes cerveaux candides –
Dressaient d’un double effort leur art théologal.
Ce dont l’âme rêvait devant les tabernacles,
Ce que la foi montrait de ciel aux yeux humains,
Ils l’ordonnaient, patiemment, avec leurs mains,
Pour que leur œuvre fût comme un calme miracle.
La claire vision des paradis nouveaux,
Ils l’évoquaient en un tranquille paysage ;
Ils le peuplaient de beaux et solennels visages
Tournés vers la splendeur et la paix de l’agneau.
Les douces fleurs poussaient dans le tapis de l’herbe ;
De petits bois montaient, naïfs et recueillis :
C’était la Flandre, avec ses prés et ses taillis,
En un cercle de toits et de clochers superbes.
Au milieu, sur un tertre ornementé, l’autel.
Le Dieu y répandait son sang dans le calice
Et s’entourait des signes noirs de son supplice :
Lance, colonne, croix et l’éponge de fiel.
Et vers ce deuil offert comme un banquet de fête
À la faim de l’extase, à la soif de la foi,
Les martyrs, les héros, les cent vierges, les rois,
Les ermites, les paladins et les prophètes,
Toute l’humanité des temps chrétiens marchait.
Ils arrivaient du fond miraculeux des âges,
Ayant cueilli la palme aux chemins du voyage,
Et sur leurs fronts brillaient les feux du Paraclet,
Et tout en haut, régnaient dans l’or du polyptyque,
Dieu le Père, Marie et Jean le précurseur,
Traçant, dévotement, avec calme et douceur,
De lents gestes sacrés, puissants et didactiques.
Et les anges chantaient dans l’air chaste et pieux,
Tandis qu’Ève et qu’Adam, debout chacun dans l’ombre,
Sentaient peser sur eux leur faute ardente et sombre,
Dont le rachat se célébrait devant leurs yeux.
Ainsi la claire et tendre et divine légende
Avec ses fleurs de sang, d’ardeur et de piété,
Déroulait son humaine et divine beauté
Parmi les prés, les bois, les ravins et les landes.
Comme un grand livre peint et largement ouvert,
Elle enfermait, en ses pages claires ou blondes
Et dans ses textes d’or quatre mille ans du monde :
Tout le rêve de l’homme en proie à l’univers.
L’œuvre dardait dans l’art une clarté suprême,
Comme celle du Dante à Florence, là-bas,
Mais cette fois deux noms flamands brillaient, au bas
G. Eekhoud (col. AMVC-Letterenhuis) Pendant une dizaine d’années, l’écrivain anversois Georges Eekhoud a offert régulièrement une « Chronique de Bruxelles » au Mercure de France. C’est dans ce cadre qu’en juillet 1904 il consacre quelques pages au poète Guido Gezelle (1830-1899). Vers la fin de son propos, Eekhoud insère un apologue qu’il emprunte à un érudit frison, Johan Winkler (1840-1916). Il l’a certainement lu dans la brochure de Gustave Verriest Taal et Opvoeding (1903, p. 7-8) avant de le restituer en français. Cette fable illustre de façon amusante la singularité de la langue employée par Gezelle par rapport au néerlandais des puristes. C’est que le poète a enrichi son flamand occidental de maints vocables et expressions qu’il a pu recueillir – eux qui ont « plus de valeur que les vieilles pierres » –, au fil de ses travaux sur les parlers populaires. Dans l’histoire de Winkler, Jan Jansen incarne la belle langue néerlandaise, ses frères les idiomes régionaux. Gezelle est en quelque sorte l’un de ces frères qui, à un moment donné, refusent de se (laisser) défigurer. Nombreux furent ceux qui ont renâclé devant l’œuvre du curé provincial en raison de cette fidélité à un « dialecte » trop éloigné d’un flamand ou d’un néerlandais « standard ». Aujourd’hui, tout amateur de poésie reconnaît que les créations les plus réussies du Brugeois constituent le plus beau fleuron de la poésie d’expression néerlandaise du XIXe siècle.
Àla fin de sa chronique du Mercure de France reproduite ci-dessous – et dont l’essentiel a d’ailleurs été repris dès septembre 1904 dans Durendal,revue catholique d’art et de littérature (p. 530-534) –, Georges Eekhoud annonce que sa nouvelle « Le Coq rouge » vient de paraître dans Groot Nederland dans une traduction de Stijn Streuvels.
GUIDO GEZELLE
À plusieurs reprises, je vous ai entretenu de Guido Gezelle, peut-être le plus grand poète flamand depuis Joost van den Vondel. De très intéressantes brochures publiées par M. Gustave Verriest, professeur à l’Université de Louvain, nous renseignent sur la vie de Gezelle.
Il naquit à Bruges, le 1er mai 1830. Son père était jardinier et horticulteur pépiniériste, sa mère une simple paysanne.
Anthologie établie par J. Deleu
Avec leurs nombreux enfants les Gezelle habitaient une maison de physionomie rustique, au Rolleweg, près des remparts. Guido, l’aîné, était un enfant débile et maladif qui souffrait presque constamment de violents maux de tête, ce qui ne l’empêchait pourtant point de montrer de rares aptitudes dans ses études primaires Il fut envoyé vers sa douzième année au petit séminaire de Roulers pour y étudier le latin. Son père ayant tracé et planté le jardin de cet établissement, le petit Guido y fut admis sans payer ; toutefois, en dehors de ses heures de classe, il était tenu à remplir l’office de concierge. Un jour, assistant le professeur de chimie dans l’une ou l’autre expérience, il eut les yeux atteints par un acide et il faillit perdre la vue. Il profita de son séjour à l’infirmerie pour rimer une pièce de vers, sans doute une des premières, qu’on publia récemment.
Au petit séminaire de Roulers, il y avait beaucoup d’Anglais ou plutôt d’Irlandais. La plupart de ces jeunes gens passaient leurs vacances au pensionnat, la traversée coûtant encore trop cher à cette époque. Guido, leur moniteur et leur camarade, profita de leur société pour apprendre parfaitement l’anglais. L’un de ces étrangers, un certain Alexandre Douglas Webster, mort depuis en Australie, lui fit cadeau, en 1847, d’un petit volume contenant cinq des chefs-d’œuvre de Shakespeare : Richard III, Roméo et Juliette, Jules César, Othello, Macbeth. Ce livre est aujourd’hui en la possession du professeur Verriest.
En dehors de Shakespeare, Gezelle lut Milton, Longfellow (dont il a traduit et imité plusieurs pièces, entre autres Excelsior et the Song of Hiawatha) et Robert Burns. Celui-ci devait exercer une grande influence sur lui.
M. Verriest nous apprend que Gezelle n’ayant rien d’un fort en thème passa difficilement son examen d’entrée au grand séminaire de Bruges.
En 1854, ayant été ordonné prêtre, il retourne à Roulers comme professeur des classes inférieures (cours de commerce) du pensionnat annexé au petit séminaire. Le professeur Verriest, âgé alors d’une dizaine d’années, et qui, avec son frère Hugo, aujourd’hui poète et prêtre comme l’était Gezelle, se trouvait parmi les internes, se rappelle l’impression que produisit la première apparition du nouveau professeur, avec sa forte tête, son front bosselé et proéminent. Cet homme d’aspect imposant ne tarda pas à se montrer le plus bienveillant des maîtres, le grand favori de ses élèves. Aux heures de récréations, il était toujours entouré d’une dizaine au moins de petits, les uns juchés sur ses épaules, les autres suspendus à ses bras et accrochés à sa soutane.
En 1857, le professeur de littérature flamande étant tombé malade, ce fut Gezelle qui le remplaça. Rompant avec les traditions et les routines pédagogiques, au lieu de lire à ses élèves, dont les deux Verriest, ces classiques rhéteurs et ampoulés dont Tollens est demeuré le type, il leur fait connaître les poètes vivants et primesautiers ; un discours du duc de Brabant, Jean le Victorieux, avant la bataille de Woeringen, les récits carlovingiens, le Reinaert de Vos, des chansons du Moyen Âge, les apologues du père Cats.
En 1858, on lui confie définitivement la chaire de poésie. Mais l’esprit d’initiative et les intelligentes innovations qu’il introduit dans cet enseignement ne tardent pas à le rendre suspect aux autorités académiques. Après un an et demi le professeur reçoit sa démission. Un an encore on le tolère comme simple surveillant du pensionnat, puis on l’arrache définitivement à ses chers élèves ! Les Dichtoefeningen, le premier recueil de Gezelle, date de 1858. Or, trente ans s’écoulèrent entre l’apparition de ces vers et les œuvres suivantes. Le poète, abreuvé de chagrin, découragé par l’inique traitement que lui avaient infligé ses supérieurs, se plongea dans un long silence, ce qui a fait dire éloquemment au professeur Verriest en parlant des persécuteurs de Gezelle : « Dieu leur pardonnera peut-être ; la Flandre, jamais ! »
Cependant si Gezelle ne publia point de vers durant cette série d’années, il ne demeura pas inactif pour cela. Bien au contraire. Il se plongea dans d’opiniâtres travaux de linguistique. Ainsi il recueillit les vieux mots et les anciennes tournures du flamand anémié, appauvri par les classiques et les académiciens néerlandais plus néfastes encore pour leur langue que les derniers classiques français l’avaient été pour la leur. Il fortifia, il retrempa le flamand aux sources populaires ; il créa pour ainsi dire son instrument avant de créer les chefs-d’œuvre qui seront Tijdkrans et Rymsnoer. En attendant le résultat de ces travaux philologiques (plus de cent mille mots et locutions retrouvés) paraissent dans deux revues qu’il dirige : Loquela et Rond den Heerd.
Cependant, après avoir été appelé quelque temps à la direction du séminaire anglais à Bruges, il fut nommé vicaire d’une paroisse dans la même ville ; puis, en 1872, vicaire à Courtrai. Ceux qui l’ont connu et approché durant ces années ne tarissent pas en souvenirs attendris sur la vie simple, vraiment évangélique que menait le digne prêtre. Aussi sa popularité parmi les humbles ouvriers et petits paysans était-elle grande et de nature à le consoler de la méconnaissance, du dédain, voire de l’hostilité qu’il avait rencontrés dans les milieux soi-disant lettrés et intellectuels.
Tijdkrans (1893) et Rymsnoer (1896) interprètent admirablement cette période de la vie de Gezelle, où il était en communion avec les pauvres et la fruste nature. En 1898, Mgr Waffelaert, un ami de Gezelle, ayant été appelé à l’épiscopat, le premier acte du nouvel évêque de Bruges fut de rappeler Gezelle dans la ville diocésaine en qualité de directeur du couvent anglais. C’était en 1898. Gezelle ne jouit pas longtemps de ce bénéfice. Il mourait déjà le 27 novembre 1899.
CD, poèmes de Gezelle chantés
Une étude approfondie de l’œuvre du grand poète m’entraînerait trop loin. Je n’en dirai donc que quelques mots, quitte à revenir un jour sur cette opulente et généreuse matière. Lyrisme, religion, naturisme ; ces trois mots pourraient résumer le caractère de la poésie de Guido Gezelle. Sa religion n’a rien de bigot, de pharisien et de scolastique. Son lyrisme, comme celui de Burns, de La Fontaine et de Heine, joint le sublime à l’intimisme, l’élévation à l’exquise familiarité, le pathétisme à la bonhomie. On pourrait lui appliquer, quant à son amour pour la nature, pour les bêtes et surtout pour les arbres, les pages capitales de Taine au commencement de son livre sur La Fontaine. L’ode célèbre de Ronsard contre les bûcherons de la forêt de Gastine n’est pas plus belle et n’est certes pas aussi émue que les élégies compatissantes de Gezelle, pleurant les trembles et les peupliers abattus par la cognée.
La langue de Gezelle, le flamand de West-Flandre, fut principalement cause de l’opposition qu’il rencontra dans les milieux académiques, chez les professeurs de rhétorique et les pions. Ainsi que je vous l’ai déjà dit, chose tout à fait piquante, ce soi-disant patois, répudié par les beaux esprits et les puristes des Flandres, fut accueilli en Néerlande chez les meilleurs écrivains des Pays-Bas du Nord, comme le véritable verbe néerlandais. À ce propos M. Verriest rapporte cette plaisante anecdote :
Se trouvant un jour à table chez Mgr Van Hove, célèbre professeur de rhétorique à Roulers et vicaire général de l’évêché de Bruges, la conversation vint à rouler sur la langue flamande et notamment sur le flamand de Gezelle.
– Il va tout de même un peu loin ! disait le prélat en parlant du poète. Ainsi figurez-vous que l’autre jour il allait jusqu’à me soutenir que le premier vacher ou palefrenier de Thielt ou de Roulers sait et parle mieux le flamand que – comment dirai-je ? – vous ou moi.
– Monseigneur, répondit Verriest, je m’abstiendrai d’une appréciation en ce qui vous concerne, mais quant à ma propre connaissance de la langue, je trouve que Gezelle a raison.
Manuscrit autographe, Guido Gezellearchief
La question de la « centralisation » et de l’uniformisation de la langue néerlandaise fut d’ailleurs traitée on ne peut plus spirituellement en forme d’apologue par M. Johan Winkler, un linguiste frison, professeur à Haarlem. Il s’agit de l’aventure du Portrait de Jan Jansen.
« Il y avait une fois un particulier du nom de Jan Jansen. Un solide gaillard que ce Jan, ferme de torse et de membres, sain de corps et d’esprit, bref, un Hollandais de la vieille roche. En un jour de malheur il s’avisa de faire faire son portrait. Le peintre n’y réussit guère. À la rigueur il y avait bien moyen de reconnaître Jan, mais les yeux étaient éteints et troubles, les traits grimaçants, la contenance gourmée. Néanmoins, notre homme était très entiché de son portrait et il le proclamait on ne peut plus réussi et ressemblant. Lorsqu’on s’avisait de lui dire : ‘‘Jan, cette peinture ne ressemble à rien du tout ! – Pardon, répondait Jan, elle est excellente au contraire et si je n’y ressemble pas, ce n’est pas de sa faute, mais bien de la mienne : c’est ma figure qui a tort !’’ Et il en était tellement persuadé qu’à partir de ce moment il s’évertua à contracter son visage de manière à reproduire le mieux possible les traits tourmentés de son portrait. Il y parvint à tel point que rencontrant un jour une de ses vieilles connaissances, celle-ci se récria : ‘‘Ah ! ça, mon vieux, est-ce toi, Jan, ou n’est-ce plus toi ?’’ Et Jan de répondre : ‘‘Il me faut pourtant ressembler à mon portrait.’’
Biographie du poète par M. van der Plas
« Jan avait plusieurs frères, savoir Tjalling Sybrens Prissinga, Hamen Sassink qui vivait par-delà Zut- phen, Peerken le Braban- çon, Aernout Allewyns du pays de Goes, Leenaert Vlaemynckx et d’autres encore. Il faut croire que la manie de Jan était conta- gieuse et avait gagné les autres gars, car, l’un après l’autre et à des degrés directs, ils se mirent à faire des grimaces et à se livrer à des contorsions presque aussi extraordinaires que les siennes. ‘‘Il le faut bien, disaient-ils à ceux qui s’étonnaient de leur tic, puisque Jan est notre aîné et qu’il incarne le type de la famille.’’ Toutefois Tjalling et Leenaert revinrent bientôt de leur folie : ‘‘Nous possédons aussi nos portraits, déclarèrent-ils, et ceux-ci sont même bien plus beaux que celui de Jan, cependant il ne nous était jamais venu à l’esprit de nous mettre le visage à la torture afin de mieux ressembler à ces peintures. Et voilà que nous nous donnons ce ridicule pour ressembler à l’image de Jan ! Assez de bêtises ! Notre propre physionomie, telle que Dieu l’a créée, doit nous être mille fois plus précieuse que tous les portraits du monde, fussent-ils signés par un Rubens et par un Rembrandt.’’ »
Tel était aussi l’avis de Gezelle et c’est encore celui de Stijn Streuvels. Et ils ont bien raison.
Dès ses premiers poèmes, sans écrire encore dans une langue aussi personnelle et aussi savoureuse que par la suite, Gezelle s’affirmait par une sensibilité et des trouvailles de véritable poète. Je relisais l’autre jour ses Kerkhofblommen (Fleurs de cimetière) et notamment le récit des funérailles d’un jeune paysan, Edmond van den Bussche, élève du séminaire de Roulers, mort à 18 ans à Staaden. C’est un récit en prose, intercalé de vers, dont chaque épisode se recommande par une intensité d’accent vraiment surprenante. Je n’ai jamais lu « oraison funèbre » plus originale, d’émotion plus spontanée, de sympathie plus vibrante. Gezelle se rendant avec les autres camarades du défunt à la ferme mortuaire constate que c’était « l’heure à laquelle le semeur, se rendant à la besogne, se signe avant de répandre aussi la semence en un geste crucial ». Et il ajoute cette réflexion au tableau : « C’est peut-être en priant et en pleurant que le paysan sème le grain qu’un autre récoltera et engrangera tout joyeux ! » Il nous montre aussi les chevaux attelés au chariot funèbre, la simple charrette affectée d’ordinaire au transport des récoltes. Le domestique qui couche dans l’écurie parle familièrement aux braves bêtes ; il leur fait ses recommandations, il les édifie sur le dernier service qu’ils sont appelés à rendre au jeune baes ; et, pour qu’elles s’acquittent de leur grave mission avec la piété voulue, après avoir trempé sa main dans l’eau bénite, il trace un signe de croix entre leurs bons yeux.
Dans Gedichten, Gezangen en Gebeden (Poèmes, Chansons et Prières), un volume de jeunesse, on rencontre nombre de pièces admirables, entre autres celle consacrée aux Saules, dont je détache ce passage : « Combien de fois ne vous ai-je pas contemplés au point du jour quand une vapeur bleuâtre ceignait votre cime d’argent comme un ruban tressé dans la chevelure d’un ange. Le soleil ne tardait pas à détacher ce ruban et à le faire fondre dans l’azur du ciel. Et alors vous vous dressiez dans la clarté éblouissante, comme s’élança jadis du tombeau Celui qui avait créé le ciel et la terre. Puisses-tu un jour te débarrasser ainsi de tes liens, ô mon âme, et prendre ton essor vers là-haut. » Mais comme je l’ai déjà fait entendre, les plus belles pièces se trouvent dans les derniers livres : Tijdkrans et Rijmsnoer. Celle qui commence par ces mots Hoe riekt gij Bamisbosschen (Senteurs des feuillages de la Saint-Bavon !) suggère les parfums de l’automne, non plus les arômes des fleurs et des fruits, mais les fragrances des feuilles mortes, des écorces humides, des racines découvertes et de la terre retournée, et le poète nous évoque la vie qui s’exhale lentement des arbres et qui monte vers le ciel comme l’encens aux voûtes de l’église. Et après les parfums, il chante la couleur de ces arbres qui attendent leur arrêt de mort dans l’opulente toilette diaprée que leur fait la Saint-Bavon. Jamais ils n’ont été si beaux, si nobles et si touchants. « Seigneur, dit le poète en terminant par une prière, puisse à tes yeux le dernier jour de ton serviteur représenter aussi le plus beau jour de sa vie, comme c’est le cas pour la feuillée de la Saint-Bavon ! » Mais il faudrait reproduire et lire ces poèmes dans l’original.
Né en 1936 en Flandre, Roland Jooris a publié ses premiers poèmes voici plus d’un demi-siècle. Aujourd’hui, il est reconnu comme l’un des poètes majeurs d’expression néerlandaise. Sa poésie se caractérise par une formidable force d’expression et une grande pureté des lignes et du discours. Critique d’art, il a écrit sur l’œuvre des peintres Raoul De Keyser, Gust De Smet, Eugène Leroy, Dan Van Severen et Roger Raveel. Jusqu’en 2005, il était d’ailleurs le conservateur du musée Roger Raveel à Machelen-aan-de-Leie.
À l’occasion de l’exposition Cy Twombly. Photographs 1951-2010 organisée au musée Bozar, il a été invité à écrire un poème à partir d’une photographie de l’artiste américain.
CY TWOMBLY: studio
Samenhang van chaos stug gedrongen aan de kant bijeen
als tussen antieke voetstukken van zuilen het gemompeld monumentale de niet te duiden stilte het wazige dat een opgeveegd vergeten is
in zijn donkere kamer ruimen de dingen voor vermoeden plaats
CY TWOMBLY : atelier
Cohérence du chaos rigide tassée sur le côté tout d’un tenant
comme entre le piédestal antique de colonnes le monumental grommelant l’indéterminable silence le vague qui est un oubli poussé au balai
dans sa chambre noire aux suppositions les choses font une place
traduction D. Cunin
Studio (Lexington, 2009)
De Roland Jooris, on peut lire en français une évocation
de Pierre Reverdy : « Solesmes », in Deshima, n° 4, 2010.
Roland Jooris lit son poème Zelfportret (Autoportrait)
Als een jachthoorn hangt zij in mijn haar te tuiten.
Zij nadert in vouwen en in schicht,
In hitte, in hars, in klatering,
Terwijl in staat van begeerte,
Gestrekt als een geweer en onherroepelijk
In staat van aanval en van moord ik
Omvat, doorploeg en vel,
Gebogen, geknield, het geurend dier
Tussen de lederzachte knieën.
Zij splijt mijn kegel
In de bekende warmte.
De Oostakkerse gedichten (Amsterdam, De Bezige Bij, 1955)
« Si le plus doué des écrivains flamands d’aujourd’hui, Hugo Claus, a reçu tous les dons : ceux du narrateur, du dramaturge, et même du peintre, c’est dans la poésie – par sa poésie – qu’ils trouvent leur ordre, leur source, leur clef. Le naturalisme social d’une pièce comme Sucre, l’écriture objective des récits, l’expres- sionnisme brutal des gouaches, qui éclatent comme vessies de sang sur le mur : ce serait les entendre à contresens qu’omettre de voir jouer dans leur énonciation, leur gesticulation élémentaire (et physique non sans crudité), la lumière d’un excès proprement poétique. L’ombre qui leur donne ce juste dessin vient de ce feu qui brûle ici : le même dans les recueils successifs qui vont de 1953, date des Poèmes d’Oostakker, au « reportage » de 1961 sur New York – feu trop vif, trop simple, trop vrai pour ne pas prêter son incandescence au métal d’une autre langue, quelle que soit la distance du néerlandais au français, et quelque hasardeuse que soit, chacun le sais, toute entreprise de traduction poétique. »
Gaëtan Picon, « Une poésie physique », p. 9.
« En s’éloignant de son point de départ – la vie organique – pour s’aventurer dans les sphères rationnelles, Claus ne fait en somme qu’élargir son domaine : entre l’animal et l’homo sapiens s’établit un va-et-vient ou plutôt une symbiose. À vrai dire, il n’y a plus de dilemmes : esprit ou matière, sujet ou objet. Tout est dans tout. Ce poète peut s’observer avec la froideur du chirurgien et s’identifier au faucon ou à l’argile. Il est partout, moi et non-moi à la fois. Du même coup s’affaissent les barrières entre l’individu et la société. Vis-à-vis de l’Autre, la démarche de Claus est faite d’approches et de replis. Solitaire, il veut parler à son ‘‘frère’’, l’expliquer à lui-même, l’avertir (voyez ses aphorismes, ses impératifs) des périls de l’existence, et tout cela reste dans la lignée moraliste. À l’extroversion correspondent l’emploi du mythe, de l’histoire, de la ratio apollinienne ainsi que le souci croissant de mitiger l’hermétisme du langage. Mais comment aller plus loin ? Le chevalier Tundal se débat en bonne compagnie dans la géhenne ; cependant, chacun y souffre d’abord pour son compte : damnation bien ordonnée commence par soi-même, à huis clos. Étrange mouvement, en vérité, que celui-ci, qui épanouit le moi tout en le pelotonnant sur lui-même, qui paradoxalement est presque au même moment gonflement et tassement, main tendue et refermée, c’est-à-dire : tension. De là le désir de repos, la volonté d’adoucir les déchirements en freinant l’évolution vitale et en épuisant les ressources de l’instant éphémère, à la façon des ‘‘rois fainéants’’. »
* Maddy Buysse (1908-2000). Deuxième épouse de René Buysse, fils de l’écrivain flamand Cyriel Buysse (1959-1932). C’est dans sa maison qu’a été fondée la Cyriel Buysse Genootschap. A traduit un grand nombre d’auteurs flamands et néerlandais au cours de la seconde moitié du XXe siècle.